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Théâtre de Carouge
Entretien : Hervé Loichemol

Le metteur en scène Hervé Loichemol parle de l’adaptation de Candide dont il signe la mise en scène.

Article mis en ligne le février 2009
dernière modification le 19 mars 2009

par Jeremy ERGAS

Le metteur en scène Hervé Loichemol ne parle pas : il s’exclame avec emphase, il s’indigne avec passion. Pour présenter son Candide en
l’occurrence, une adaptation jouée au Théâtre de Carouge du 16 janvier au 8 février. Entretien avec un homme à la voix grave et au sang chaud.

En 2008, Candide a fêté son 250ème anniversaire. En quoi cette œuvre reste-t-elle actuelle ? Quelle est sa relation avec le monde d’aujourd’hui ?
Tous les grands textes sont nos contemporains : ils ont cette souplesse qui leur permet de traverser les époques sans rien perdre de leur pertinence. Je n’ai donc pas eu d’efforts à faire pour chercher en quoi Candide nous concernait encore. Les parallèles sont nombreux entre notre monde et celui cruel et absurde du conte de Voltaire. Nous avons aussi nos Pangloss qui nous assurent que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, que malgré quelques légers problèmes les bienfaits du capitalisme nous élèveront au comble du bonheur. Arrêtons de nous leurrer : notre monde est malade, malade à cause de docteurs fous qui prétendent maintenant pouvoir le soigner. Voilà les Pangloss de notre époque, sauf que Pangloss croit à ce qu’il dit, alors qu’eux ne croient qu’au profit cynique et aux logiques d’appropriation. Bon, mais à côté de ça, que nous offre-t-on ? Des théories complètement déprimantes comme celles de Martin dans le conte de Voltaire. Ce balancement entre optimisme et pessimisme est commun à notre monde et à celui de Candide. Nous n’avons plus d’alternative crédible. A partir du moment où le « communisme réel » s’est effondré, on ne sait plus quoi proposer en lieu et place du capitalisme. Il n’y a donc aucun besoin de forcer le trait pour établir des correspondances entre le conte de Voltaire et ce qui se passe aujourd’hui.

L’écrivain Yves Laplace et vous-même vous êtes chargés de l’adaptation de Candide. Quels sont les changements majeurs que vous avez opérés ? A quel genre de version peut-on s’attendre ?

Hervé Loichemol
Photo Marc Vanappelghem

Par rapport au conte, on a fait deux choses contradictoires qui me paraissent relever d’une adaptation honnête. D’une part, on est vraiment partis du texte de Voltaire, et de l’hypothèse que Candide cachait une pièce de théâtre. Pourquoi ? Parce que Voltaire vivait d’abord pour le théâtre. On a tendance à l’oublier parce que Marivaux, Beaumarchais et d’autres l’ont surpassé depuis, mais Voltaire était l’homme de théâtre le plus célèbre de son temps, un modèle pour toute l’Europe.
D’autre part je voulais, tout en restant proche de Candide, m’en affranchir. C’est là que l’écrivain Yves Laplace est intervenu. Le texte de l’adaptation est donc le fruit d’un dialogue entre deux écrivains. Ce dialogue est très important. Je voulais éviter de façonner un « matériau Candide » en ne prenant que le titre et en inventant tout le reste. Pour moi, cette pratique – qui est de plus en plus répandue – confine à l’escroquerie. Et puis à quoi ça sert ? Notre monde n’est plus celui de Voltaire, mais son Candide a encore beaucoup de choses à nous dire.

En gagnant de l’expérience, Candide perd sa naïveté et découvre le côté sordide et injuste de la vie. Ça l’affecte terriblement. Qu’est-ce qui lui permet ensuite de vivre avec ce fardeau ?
Le texte ne le dit pas, mais le parcours de Voltaire peut nous aider à donner une interprétation valable. En 1758, quand Voltaire écrit Candide, il traverse une crise personnelle importante. Il vient de passer trois ans et demi chez Frédéric II qui se terminent en eau de boudin. Quelques années plus tôt, Émilie du Châtelet, qu’il aime passionnément, meurt en couches. Ajoutez à cela le tremblement de terre de Lisbonne et cette boucherie épouvantable qu’est la Guerre de Sept ans et le tableau n’est pas franchement rose. Tous ces désastres qui s’abattent sur Voltaire mettent à mal la philosophie optimiste des Lumières qui fut longtemps la sienne : il pensait que la raison de l’homme le guiderait hors de l’obscurité vers un monde meilleur, mais il voit bien que ce n’est pas le cas. Il regarde alors le monde dans les yeux et écrit Candide. Cette lucidité, certains la considèrent déprimante, pas moi. Chercher à y voir clair, c’est refuser de croire aveuglément que tout va pour le mieux, et se donner les moyens de faire que tout n’aille pas plus mal. La lucidité est donc une garantie pour ne pas sombrer dans le renoncement : il teinte notre désespoir d’optimisme.

Le théâtre pour vous, est-ce un moyen de cultiver son jardin, de se détacher des horreurs de la vie pour retrouver de la joie et de la sérénité ? Ou est-ce un lieu où l’on s’engage contre les maux de l’existence ? Ou les deux à la fois ?
Un artiste peut-il s’isoler dans sa tour d’ivoire ? Doit-il entrer dans la marche du monde ? Beaucoup d’artistes actuels disent ne pas faire « d’art engagé », alors qu’ils se soumettant aux lois du marché et qu’ils sont très engagés…dans l’art commercial. Non le théâtre ne peut pas se dégager des choses du monde, mais il se doit de les réorganiser. Quand les gens viennent au théâtre, ils ont envie qu’on reformule le monde, qu’on leur permette de regarder autrement. Le théâtre permet donc tout à la fois une prise en compte des réalités de la vie et un retrait du monde, puisque tant que je suis au théâtre je ne suis pas en train de manifester dans la rue ou je ne sais quoi d’autre…
Et puis le retrait du monde peut représenter une forme radicale de contestation : les moines ne me font pas rire, je ne suis pas croyant mais je ne les trouve pas ridicules, loin de là. Voltaire aussi a fait le choix de l’isolement : il est parti de Paris pour aller habiter à Ferney. On ne s’en rend sans doute pas compte, mais Ferney, à l’époque, n’était qu’une cambrousse perdue. En l’espace de vingt ans, Voltaire en a fait quelque chose de formidable. Voilà une démarche d’artiste : Voltaire s’est retiré du monde pour le reformuler et nous faire partager son incroyable utopie.

« Candide ».
Photo Marc Van Appelghem

Comment comprenez-vous la fin de Candide et ces fameux mots : « il faut cultiver notre jardin » ? Beaucoup d’interprétations sont possibles…
Des bibliothèques entières ont été écrites sur cette fin. Ce jardin que nous devons cultiver renvoie au paysan turc qui héberge un temps Candide et sa bande, après leur installation dans une métairie près de Constantinople. On est chez les ennemis, en Orient, et pourtant le paysan turc accueille ces étrangers avec gentillesse, leur offre à boire et à manger. C’est quelque chose de simple, mais beau : ça s’appelle l’hospitalité. Aidons notre prochain, même s’il est différent : c’est la leçon finale de Candide selon moi. Une leçon que Voltaire tentera de mettre en œuvre à Ferney.

Voltaire se méfie-t-il de l’amour ? Dans Candide, il est souvent une source de mal, ce que confirme le héros éponyme du conte en disant de son amour pour Cunégonde qu’il ne lui a « jamais valu qu’un baiser et vingt coups de pied au cul »…
Il dit ça au début, mais c’est en grande partie le désir de retrouver Cunégonde qui meut Candide. Quand il la retrouve à la fin, il l’épouse malgré son altération. C’est une belle preuve d’amour. On retrouve des sentiments similaires tout au long de Candide, non seulement entre Cunégonde et Candide, mais aussi entre Cunégonde et la Vieille, entre Jacques et Candide ou entre le groupe de Candide et le paysan turc. Par rapport au déluge de mal qui s’abat sur le groupe, c’est quantitativement peu, mais c’est essentiel. Voltaire aimait la vie, les gens, les femmes. Il était loin d’être parfait, mais il voulait que les hommes s’aiment au lieu de s’entretuer ou de s’exploiter. Nous sommes de passage sur Terre, rien ne nous appartient, alors pourquoi cette folie de l’appropriation, de la privatisation ? Chacun a sa personnalité, son ego, voire son égoïsme, mais nous partageons un même milieu. C’est un fait dont il faut tirer les conséquences logiques.

Propos recueillis par Jeremy Ergas

La pièce d’Yves Laplace paraît aux Éditions Théâtrales (Paris) sous le titre « Candide, théâtre ». Disponible durant les représentations, ce livre comprend des textes de réflexion de l’auteur et du metteur en scène, ainsi qu’une présentation de l’équipe artistique.
Un documentaire de Benjamin Kraatz sur la mise en scène d’Hervé Loichemol est en cours de réalisation. On peut en suivre l’élaboration sur le site fortheatre.fr.