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A Lausanne et Meyrin
Entretien : Gogol selon Nivat

Georges Nivat nous fait profiter de ses connaissances en commentant deux comédies de Gogol, à savoir Le Révizor et Le Mariage.

Article mis en ligne le novembre 2006
dernière modification le 5 août 2007

par Julien LAMBERT

Deux comédies de Nicolas Gogol seront jouées ce mois en Suisse romande. Dans Le Mariage, cinq prétendants bouffons se disputent une jeune fille nigaude, tandis que Le Révizor met en scène le désarroi des personnes influentes d’une bourgade à l’arrivée d’un étranger
roublard qu’ils prennent pour un inspecteur envoyé par l’Etat. La plume du dramaturge russe tourne au ridicule les bassesses humaines de ces individus stéréotypés,
représentatifs de la société dans son ensemble.

Professeur émérite à l’Université de Genève où il a enseigné la littérature russe de 1992 à 2000, Président des Rencontres internationales de Genève et Recteur de l’Université russe de Genève, Georges Nivat a publié plusieurs livres et études sur la Russie, sur Soljenitsyne et sur de nombreux auteurs russes qu’il a connus dans ses recherches et, souvent, personnellement. Il nous permet d’aller plus profondément dans la compréhension de Gogol, mais en toute simplicité.

Professeur Nivat, qui est pour vous Gogol ?
C’est le fondateur de la prose russe, Pouchkine ayant créé la poésie. Ce sont Les Âmes mortes qui ont donné cette étrange itinérance de la phrase russe, qui ont créé une tradition de la prose russe en tant qu’écriture fantastique, nomade. La langue de Gogol est succulente, talmudique en ceci qu’elle prend des détours, ses phrases font des concrétions, des sédimentations.

Georges Nivat

Doit-on retenir son imagination débridée, qui vire au fantastique parfois…
Gogol a dit dans Les Confessions d’un auteur qu’il ne sait pas imaginer, mais développer ce qui a été imaginé. Il entend par là que son récit progresse grâce au mécanisme de son imagination, mais qu’il n’a généralement pas une imagination d’envol, d’invention. D’ailleurs les sujets du Révizor et des Âmes mortes ont été trouvés par Pouchkine.

Ou alors le qualifier de réaliste, comme beaucoup l’ont fait, pour sa justesse dans l’observation des travers humains, qui vire à la satire sociale dans Le Révizor ?
Qu’est-ce que le réalisme ? On pourrait dire que Les Carnets d’un fou sont réalistes en ce sens que le monde d’un fou y est bien illustré ! Gogol a cru à une cabale suite au Révizor, il a donc écrit des compléments pour expliquer qu’il ne voulait pas salir la Russie, mais en fait il avait de fortes tendances parano. Le Révizor est une fantaisie, les gens y ont peut-être reconnu leur voisin, mais pas eux-mêmes : qui peut se sentir visé par ce grotesque gouverneur ? Quand Nicolas Ier a assisté au Révizor, il a dit : « nous en avons tous pris pour notre grade », il a pris le parti d’en rire, comme Louis XIV avec Molière ou Staline avec Boulgakov. D’ailleurs c’est sous Nicolas Ier, un grand tyran, qu’a eu lieu l’Âge d’or de la poésie russe, et c’est justement quand il a voulu être plus royaliste que le roi que Gogol a eu des problèmes avec la censure, de même que les prorévolutionnaires ont été réprimés par Staline. L’idée que la démocratie engendre de la bonne littérature est fausse. La censure donne son goût à la littérature comme la mort donne son goût à la vie.
De manière générale, on a régulièrement mal interprété Gogol en Occident, comme Tchekhov, en qui on a vu une quintessence de l’âme russe, le théâtre du silence ou une protestation sociale. Or tout dit le contraire : Tchekhov était un homme sceptique, même vis-à-vis des utopies sociales qui fleurissaient alors. Mais il était doux, meilleur que tous les utopistes rassemblés quand il regardait la petite fourmi humaine. Gogol aussi observe ces fourmis, mais il ne donne pas l’impression d’avoir beaucoup de pitié pour elles.

Justement, pourquoi ne trouve-t-on pas de personnages positifs chez lui, ne serait-ce que pour faire contrepoids, pour mettre en évidence les défauts des autres ?
Une comédie avec des personnage positifs, ça n’existe pas. Qui est positif chez Molière ? Chez Gogol, c’est le rire qui est le meilleur des contrepoids. Il disait justement qu’il voulait purifier l’âme par le rire, qu’on n’allait pas au théâtre uniquement pour rigoler et pour manger à la sortie. Quand il est sérieux, il n’est pas drôle Gogol, même si dans sa vie, c’était souvent un amuseur incroyable…

Son théâtre est-il typiquement russe ?
Il est plutôt universel, comme tout théâtre comique : de Plaute à Boulgakov, ce sont les mêmes grands mécanismes du rire qui fonctionnent, car ils sont inscrits dans la nature humaine. Gogol connaît tous les trucs comiques par le biais du théâtre ukrainien de marionnettes que pratiquait son père. Bien qu’on en ait fait des lectures très cérébrales, je suis partisan de toujours revenir au poète comique.

Malgré la complexité apparente du scénario comme des répliques, quelle construction sous-jacente discerne-t-on dans une pièce comme Le Révizor ?
Le Révizor est une grande pièce avec beaucoup de rôles, mais son canevas n’est pas si complexe : arrivée de l’imposteur, croissance de l’imposture, réaction des différents personnages, départ de l’imposteur puis consternation de ceux qui ont été bernés. La montée en puissance de Khlestakov s’explique : il n’est d’abord qu’un velléitaire imaginatif un peu poltron, mais quand il s’est exercé au mensonge et qu’il a constaté que ça passait, il en rajoute jusqu’à devenir le roi des affabulateurs. Dans son texte aussi, Gogol procède par amplification. Ses grands monologues font penser à un chanteur qui se chauffe la voix et qui progressivement divague.

Et Le Mariage, est-ce une simple farce ? D’où viennent ces personnages abracadabrants ?
C’est une farce, mais elle évoque aussi la trivialité du monde. Podkoliossine est un trouillard, un homme inconsistant, mais il est inquiétant dans sa vulgarité. Son incapacité à se décider pour ou contre le mariage correspond à un manque de volonté chronique de Gogol lui-même, qui demandait l’avis de tout le monde tout en prenant une décision et son contraire. C’est certain qu’il a nourri ses personnages de lui-même, de son côté Tartuffe aussi si l’on pense aux imposteurs, Khlestakov puis Tchitchikov : lui-même a servi de mari de substitution à sa mère veuve, lui donnant par courrier des instructions particulièrement osées pour un fils !

Propos recueillis par Julien Lambert


 Le Mariage dans une mise en scène de Philippe Mentha au Théâtre Kléber-Méleau (Renens-Malley), avec Fabienne Guelpa, Virginie Meisterhans, Lise Ramu, Isabelle Renaut, Samy Benjamin, Jean Bruno, Michel Fidanza, Thierry Jorand, Philippe Mentha, Nicolas Rinuy, François Silvant, jusqu’au 19 novembre, ma, me, je à 19h, ve, sa à 20h30, di à 17h30. (Loc. 021 625 84 29)

 Le Révizor dans une mise en scène de Christophe Rauck au ForuMeyrin, les 21 et 22 novembre à 20h30. (Loc. 022 989 34 34).