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Théâtre de Carouge : rencontre avec Arnolphe
Entretien : Gilles Privat

Gilles Privat incarne un magnifique Arnolphe dans l’Ecole des femmes mise en scène par Jean Liermier.

Article mis en ligne le mai 2010
dernière modification le 29 mai 2010

par Jérôme ZANETTA

Pour le spectateur distrait qui n’aurait pas encore vu la mise en scène subtile et malicieuse, intelligente en diable de l’Ecole des femmes par Jean Liermier, il est encore temps, jusqu’au 8 mai prochain. Sans quoi, il manquerait un spectacle remarquable qui fera date et qui doit beaucoup au jeu talentueux de l’essentiel Gilles Privat qui incarne et nuance l’Arnolphe de Molière comme un don qu’il fait au public.

Quel privilège d’assister à la représentation d’un classique du répertoire et d’avoir la sensation que son protagoniste, Arnolphe, mille fois interprété déjà, se révèle à vous, « à nouveau », grâce au génial talent d’un comédien extra-ordinaire qui éclaire le rôle d’une lumière légère et intense à la fois, et entraîne dans son sillage le reste de la troupe, portée par tant de générosité et de justesse. Gilles Privat, le comédien franco-suisse né à Genève, ne manque de goût lorsque l’on sait les metteurs en scène qui on fait appel à lui ; parmi eux, Benno Besson, la référence, Matthias Langhoff, Alain Françon, Dan Jemmet, Didier Bezace, et plus récemment Claude Buchwald ou Jean-François Sivadier.
A chaque fois, il marque de son empreinte singulière le personnage qu’il endosse et en révèle des facettes jusqu’alors méconnues. En outre, qualité supérieure pour un comédien de théâtre, Gilles Privat a le don de transmettre le texte au public avec une immédiateté et une justesse qui le rend plus intelligible et nous rend plus intelligent. C’est que l’homme est d’une humilité sage et sensible, comme un enfant dans l’émerveillement jamais feint de vivre au cœur de ces rôles des expériences intérieures qu’il n’omet jamais de partager avec un public et dont il tente de nous parler, toujours à la recherche du mot juste et infiniment reconnaissant du parcours accompli. Entretien.

Que représente le théâtre de Molière dans votre parcours de comédien ?
En 1986 et 1987, j’ai joué respectivement dans deux spectacles de Benno Besson ; d’abord, le rôle de la Nourrice dans le Médecin malgré lui (rire) et les personnages de Don Carlos et de Monsieur Dimanche dans Dom Juan. A vrai dire, j’avais eu une première expérience moliéresque en jouant dans le Malade imaginaire au collège...! Or, curieusement, je me suis toujours un peu méfié de Molière, je lui ai toujours préféré d’autres auteurs comme Shakespeare, par exemple et il me semblait trop « français » dans sa façon de traiter des thèmes sociaux pourtant importants. Eh bien je l’avoue sans détours, grâce à mon travail sur Arnolphe, j’ai pris une belle leçon, tardive, mais salutaire et je suis parfaitement conquis par la richesse de ce personnage écrit avec une sensibilité remarquable par Molière.

Et en quoi L’Ecole des femmes vous a-t-elle séduit ?
Voilà maintenant quelques jours que je joue cette pièce et je suis chaque jour un peu plus fasciné par la diversité des styles qui cohabitent dans ce théâtre. Toutes les scènes avec Agnès sont ciselées avec une finesse psychologique et une précision extraordinaire dans l’écriture. On est à la fois dans un théâtre très réaliste et servi par des vers très élégants, d’une rare fluidité. Arnolphe monopolise beaucoup la parole, s’adresse beaucoup au public pour lui faire part de ses états d’âme, presque comme un acteur de stand-up qui occupe toujours le centre de la scène, mais sort pour ainsi dire du cadre pour venir se confier au public. Il y a aussi les scènes écrites dans la plus pure tradition du comique farcesque italien, façon Commedia, avec les valets d’Arnolphe. Il y a des scènes assez burlesques lors des échanges avec le jeune Horace, qui font presque penser à du Feydeau. Et puis, l’ami Chrysalde, avec une parole plus posée, mais jamais moralisatrice, toujours très sensée et subtile.

« L’Ecole des femmes »
© Marc Vanappelghem

Par conséquent, à travers tous ces personnages, Arnolphe est sans cesse stoppé dans son élan, mais il continue à se battre, il en devient souvent assez touchant et au fond très humain. C’est d’ailleurs bien là l’image que Liermier veut donner de cet homme que l’on a souvent voulu réduire à un personnage rigide et irascible. Or, il est bien d’autres choses. Je sais l’avoir trouver méchant et détestable de prime abord, mais plus j’apprenais mon texte et plus Arnolphe m’est apparu aimable. Je m’en suis alors confié à Jean Liermier pour lui dire que cet homme qu’il m’avait présenté comme étant si dur et si froid, devenait pour moi chaque jour un peu plus humain, touchant, probablement parce qu’il se découvrait amoureux ! Finalement, Jean lui-même aujourd’hui aime à dire que derrière cette intrigue entre Arnolphe et Agnès, il y a une grande déclaration d’amour de Molière à Armande Béjart !

On comprend donc que le personnage d’Arnolphe pouvait à priori faire partie de la galerie de ces méchants du théâtre que vous affectionnez particulièrement, mais qu’il s’est totalement révélé à vous au fil du travail sur le rôle. Agréable surprise ?
Absolument. Vous avez raison de dire que selon moi les « méchants » sont plus savoureux à interpréter, mais c’est aussi parce qu’ils cachent presque toujours une dimension humaine, une capacité à aimer aussi forte que celle qui les pousse à haïr. C’est un peu comme le célèbre mot de Genet lorsqu’il dit ne réserver sa haine qu’à ceux qu’il aime !

L’omniprésence d’Arnolphe durant toute la pièce, qui occupe tant du point vue de la parole que du corps une place très importante, cela demande-t-il au comédien qui l’incarne des qualités scéniques particulièrement exigeantes ?
Sans aucun doute, il faut avoir du coffre, comme on dit ; mais, même si Arnolphe est présent sur scène de façon continue, la diversité de ses interventions est si riche que pour le comédien c’est avant tout un plaisir, rendu possible bien entendu par un solide travail en amont. D’autre part, la pièce n’est pas très longue et la progression du personnage d’Arnolphe va vers toujours moins de paroles, au fur et à mesure que son horizon s’obscurcit, pour aboutir à ce « oh ! » final, expression de son incapacité à ajouter quoi que ce soit au dénouement parfaitement improbable, à l’encontre de ses prévisions.

Par ailleurs, la parole même d’Arnolphe est constitutive de son mode d’action ?
En effet, et il faut vraiment observer de quelle façon la pensée d’Arnolphe n’est jamais immobile, elle est toujours en mouvement, se construit même dans l’instant présent. Or, pour un comédien, c’est sans doute la chose la plus difficile à rendre sur scène, à savoir parvenir à montrer la pensée en action ou l’action de la pensée. Mais ce devrait toujours être au coeur du métier d’acteur et, à travers le rôle d’Arnolphe, j’ai véritablement ressenti cela comme un cadeau inestimable qui m’était fait.

Comment expliquez-vous cette capacité que vous avez à transmettre la langue de Molière à un public contemporain, sans jamais qu’il ait la sensation d’avoir affaire avec une langue trop apprêtée, mais qu’il soit au contraire touché par sa proximité ?
Difficile de vous répondre, mais je dois beaucoup encore à Benno Besson qui nous disait toujours de nous efforcer de travailler dans le concret de la langue pour être au plus prêt de la trame dramaturgique. Ne pas se laisser prendre par le style et la forme. D’autre part, Jean nous a demandé de travailler aussi dans ce sens-là. De ne pas faire comme si nous parlions de façon réaliste en gommant le vers de Molière, et de ne pas non plus considérer la récitation du vers comme une forme figée dans le temps de l’auteur, dans une espèce de musée dramatique immuable. Bien évidemment, il faut parvenir à trouver le juste milieu, afin de raconter exactement ce que ça dit. La présence de François Regnault nous a aussi guidé et nous nous sommes efforcés de ne pas céder à une certaine préciosité, qui peut vite tendre à l’abstraction, tout en respectant certains aspects formels, comme les liaisons ou les diérèses. Mais, je crois aussi que la façon d’avoir très tôt travaillé le texte et me l’être mis en bouche, m’a beaucoup servi pour le modeler et le rythmer ensuite. C’était la volonté de Jean Liermier qui souhaite que ses comédiens arrivent avec un texte bien en place.

« L’Ecole des femmes » avec Gilles Privat (Arnolphe) et Lola Riccaboni (Agnès)
© Marc Vanappelghem

Pourriez-vous dire que tous les personnages, les rôles précédemment interprétés dans votre carrière, profitent aujourd’hui à votre interprétation d’Arnolphe ?
Sans doute, même si cela a lieu de façon inconsciente, je crois qu’il existe tout au long du parcours d’un comédien une certaine porosité, une espèce de solidarité entre tous ses rôles, ses personnages, puisqu’ils ont en commun d’être tous joués par moi...(rire).
Vous savez, quand on est jeune, on croit que l’on peut tout jouer et tout composer. Or, j’ai appris plus tard que l’on peut tout jouer du moment que l’on part de soi et que l’on trouve une profonde sincérité dans le personnage que l’on incarne. Il ne faut pas aller le chercher à l’extérieur de soi, il ne viendra pas vers vous, mais il faut aller à lui. Et là, l’importance d’un bon directeur d’acteur est déterminante ; c’est lui qui va vous inciter à croire en votre capacité à jouer des personnages très différents et souvent très éloignés de vous-même. Or, j’ai eu cette chance de croiser sur mon chemin des metteurs en scène qui ont ce talent. C’est eux qui ont confectionné cette étoffe rapiécée, cette chemise en patchwork que je porte aujourd’hui !

Quelle importance accordez-vous à l’espace scénique qu’un metteur en scène vous propose ?
La scénographie est un élément très important du théâtre et le comédien que je suis envisage chaque proposition scénographique comme un problème spatial passionnant que je dois résoudre durant le temps des répétitions. Dans le cas de l’Ecole des femmes, Liermier, dans une scénographie qui va à l’essentiel, permet aux corps de se détacher avec élégance et aux comédiens de se parler véritablement pour toucher à la vérité du texte sans éléments parasites. Mais, en même temps, je dois dire que c’est sans doute la première fois que je ne peux pas avoir un authentique regard sur l’ensemble de la scénographie, car Arnolphe étant présent dans toutes les scènes à l’exception d’une seule, je n’ai jamais pu prendre le recul nécessaire. Je suis constamment sur scène et je ne m’en plains pas, je suis totalement fasciné par mon personnage, par la manière dont il s’est immiscé en moi. C’est aussi ça la magie du théâtre pour un comédien.

Propos recueillis par Jérôme Zanetta

Jusqu’au 9 mai au Théâtre de Carouge (location 022/343.43.43), puis :
 Les 11 et 12 mai à l’Espace Nuithonie, Villars-sur-Glâne (location 026/350.11.00)
 Le 19 mai au Théâtre Benno Besson, Yverdon-les-Bains (location 024/423.65.84)
 Le 21 mai au Théâtre de Vevey (location 021/925.94.94)