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“Oedipe à Colonne“ au Théâtre de Carouge
Entretien : François Rochaix

Le metteur en scène nous parle de sa vision de “Oedipe à Colonne“ de Sophocle.

Article mis en ligne le février 2007
dernière modification le 18 octobre 2007

par Jérôme ZANETTA

Du 20 février au 18 mars, François Rochaix nous invite à redécouvrir une œuvre décisive et essentielle de Sophocle, “Œdipe à Colone“. Tragédie montée après la mort de son auteur au seuil du IVe siècle avant notre ère, elle irradie encore, et plus que jamais, notre époque en proie à des violences qui nous dépassent et en quête d’une définition sereine de la liberté individuelle.
À voir sans complexe ! Entretien.

Quel rapport entretenez-vous avec la tragédie grecque et avec Sophocle que vous connaissez bien ?
F.R. : J’ai la sensation que je pourrais ne monter que les auteurs grecs et me sentir parfaitement heureux en faisant le théâtre le plus contemporain et le plus épanoui. Nous sommes aujourd’hui encore si souvent renvoyés à des archétypes, des mythes et des symboles qui émanent de la culture grecque classique. Et puis, ce qui doit nous faire réfléchir, c’est la volonté des Grecs de ne pas séparer le privé et le public dans la vie quotidienne, ce qui en réalité est le cas aussi aujourd’hui, même si l’on cherche à nous persuader du contraire. Suivez mon regard : les rubriques people, la télévision voyeuse, les shows politiques ; on peut dire que les Grecs ont eu comme une intuition géniale de ces phénomènes qui viennent presque naturellement résonner en nous encore actuellement. Ce d’autant plus que, dans le cas du théâtre classique comme dans celui de la télévision spectaculaire, il n’y a pas de quatrième mur pour le public. Chez Sophocle, les confrontations successives entre les protagonistes ne sont pas fermées sur elles-mêmes, elles fonctionnent toujours par ricochet pour éprouver soit le chœur, soit le public. On est donc toujours dans des scènes publiques, même si elles sont plus intimes, comme si la présence de caméras témoins était constante et que les héros n’en soient jamais dupes. Ceci pour montrer à quel point ce théâtre est moderne et peut parfaitement nous interpeller au XXIe siècle lorsqu’il évoque les problèmes de vie privée que les gens feignent de pouvoir résoudre sur un plateau de télévision.

François Rochaix

Vous faites donc pleinement confiance au propos de Sophocle qui saura toucher le public actuel sans coup férir ?
Oui, dans la mesure où nous nous efforcerons de rendre l’accès à ce texte le plus immédiat possible. Pour ce faire, il ne faut surtout pas négliger le chœur, formidable « je » collectif qui dans sa diversité individuelle sait penser ensemble. J’ai donc voulu pour le chœur quatre acteurs et un percussionniste qui parlent rarement ensemble, mais pensent ensemble.
En outre, ce qui est étonnant à l’âge auquel Sophocle écrit cette pièce, peu avant sa mort, c’est qu’on trouve dans cette écriture une grande fluidité, une parfaite aisance dans la maîtrise du chœur qui passe de l’action au commentaire qu’il fait de l’action en allant sans cesse d’un pôle à l’autre.

Lorsqu’on aborde le texte de Sophocle comme metteur en scène, dans quelle mesure se sent-on libre ou contraint ?
Il y a une première liberté qui est que le texte original n’est pas en français ! Une liberté supplémentaire vient du fait qu’il n’y a pas de manuscrit original. Et même, il y a de nombreux trous dans le texte, qui m’ont toujours donné l’impression de me promener dans les ruines d’un monument antique dont certains éléments de décor sont invisibles car exposés dans trois musées différents aux quatre coins du monde. De fait, ce matériau brut qu’est “Œdipe à Colone” est si ancien que l’on ne rencontre pas d’éléments historiques contraignants, comme s’il s’agissait de la vie de Molière.
À partir de là, j’ai pour la première fois adapté moi-même la pièce en travaillant sur une dizaine de traductions, mais en revenant souvent à Sophocle. Je tiens à dire que je ne prétends pas faire le métier d’écrivain et que je veux seulement servir au mieux le texte que je monte.
Enfin, je me suis obligé à toujours être explicite, pour éviter de recourir à des noms, des termes ou des actes qui supposeraient une très bonne connaissance du sujet. Je veux rendre le texte intelligible, tout en lui gardant son étrangeté qui est très belle et sans jamais le rendre banal. Et comme pour Sophocle, il n’y a pas de droits d’auteur, je peux adapter certains passages pour les mettre en évidence, mais toujours en respectant l’esprit de Sophocle. En France, il y a une tradition très stricte qui tend au respect presque figé de l’auteur et de son texte. En Allemagne, par exemple, quand Manfred Karge travaille sur Schiller ou sur Goethe, le texte est souvent modifié, ce qu’on n’ose pas imaginer chez nous avec Molière ! Nous nous permettons souvent de le faire avec les Grecs ou avec Shakespeare, parce qu’ils ne sont pas français, alors que l’on oublie que le texte théâtral est aussi un matériau formidable à travailler, à modeler. Il l’est d’ailleurs souvent malgré lui, puisque chacun sait que dans le théâtre tragique grec, certains passages sont reconstitués à l’aide des parodies d’Aristophane ! Mais je le répète, je me sens à la fois libre et respectueux ; lorsque je cherche l’adjectif le plus juste, c’est presque toujours celui du génial Sophocle qui s’impose et auquel on revient.

La lecture psychanalytique d’Œdipe vous intéresse-t-elle ?
Vous comprendrez qu’il est difficile aujourd’hui de ne pas en tenir compte. D’autant que ce qui me paraît décisif dans l’épisode d’“Œdipe à Colone” est le renversement dudit complexe d’Œdipe, dans la mesure où notre héros est totalement dé-complexé devant la culpabilité de ses actes, qui, au fond, avaient déjà été décidés avant même qu’il soit mis au monde ! Œdipe interpelle d’ailleurs Créon pour lui demander si lorsqu’il est attaqué, il cherche d’abord à se défendre ou à identifier son assaillant pour savoir s’il s’agit de son père !? Il y a donc là un retour à une lucidité lumineuse qui est très jubilatoire dans la réflexion du héros.
D’autre part, le rapport à la mort, le cheminement d’une fin de vie et la prise en main de son destin, donnent à Œdipe un visage plus serein et réfléchi que lorsqu’il était plus jeune et faisait souvent les mauvais choix. Comme quand il avait fui sa destinée à l’annonce du futur parricide et de l’union avec sa mère. À Colone, il affronte son destin et par-là même le conduit. Il est mis au pied du mur et se doit d’agir ; on est loin chez les Grecs de la fatalité russe qui tend à accepter son destin sans réagir.

Parlez-nous de la mise en forme de la pièce et de la façon dont vous dirigez vos comédiens ou organisez l’espace scénique.
C’est un travail passionnant. J’ai d’abord choisi de résumer en quelque sorte les épisodes précédents en donnant un concentré des moments décisifs de l’“Œdipe Roi”. Cette démarche visant à donner au public plus de plaisir à suivre l’intrigue du héros et à proposer un contexte palpable. C’est donc un aède qui conte en quelque onze ou douze séquences les péripéties passées de la destinée d’Œdipe, sur une musique de Schnittke, avec une idée cinématographique de plan américain et dans un décor contemporain des faubourgs d’Athènes. Le récit s’ancre donc dans ce lieu impossible, à la fois intérieur et extérieur à la ville et dont les habitants sont incarnés par le chœur, une classe moyenne appauvrie qui squatte l’endroit. Je crois donc que ce type d’environnement peut stimuler la psychologie des personnages de Sophocle qui en est tout de même l’instigateur au théâtre.

Pensez-vous que le sens civique aigu de Sophocle y soit pour quelque chose dans la façon de développer la psychologie de ses personnages ?
Sans doute, car si avant lui Eschyle est un guerrier, Sophocle reste un homme, citoyen assez exemplaire, qui a fait de la politique aux côtés de Périclès et qui est même devenu un « daimon » dans son activité politique. Or, lorsque l’on écoute les dialogues entre Œdipe, Thésée ou Créon, on sent bien le propos politique exemplaire qui anime Sophocle. J’en veux pour preuve une expérience que j’ai vécue aux Etats-Unis pendant les premières élections litigieuses de Georges W. Bush ; je montais alors Antigone de Sophocle et, après quelques représentations, le public était frappé par la qualité des dialogues entre Créon et Antigone qui aurait dû être celle des débats électoraux d’alors… ! Les radios américaines elles-mêmes se sont emparées du sujet pour souligner la faiblesse des échanges entre les deux candidats. C’est donc assez extraordinaire de penser quelle chambre d’écho est encore la tragédie grecque.

Comment percevez-vous les choix et les propos d’Œdipe qui paraissent très radicaux et souvent empreints de violence ? Comment résonnent-ils dans le monde actuel ?
En somme, ce qui me semble fascinant dans “Œdipe à Colone” ce sont les trois mouvements qui animent une même famille. Il y a Œdipe qui ne pardonnera jamais à Thèbes de l’avoir pousser à commettre l’irréparable et de l’en rendre responsable. Œdipe vient donc proposer ses services à Athènes comme « héros mort », souvent d’ailleurs plus efficaces, chez les Grecs, que les héros vivants. Il tourne donc le dos à Thèbes, cité qui l’a vu naître et vivre certains moments importants de son existence.
Ensuite, il y a son fils Polynice, qui vient demander son aide et qui assiège Thèbes avec une immense armée. Et puis, celui que l’on ne voit pas, Etéocle, le frère cadet qui a refusé le pouvoir à l’aîné, comme prévu. Or, dans les rapports qu’Œdipe entretient avec ses fils, leur radicalité qui va jusqu’à la mort choque. Doit-il véritablement maudire une seconde fois ses fils ? Cette radicalité nous met donc au pied du mur, nous fascine, mais nous embarrasse aussi.

Que dire enfin de la cécité d’Œdipe que l’on viendrait presque à oublier ?
En effet, nous le savons lorsqu’il s’agit d’Œdipe, sa cécité est en réalité une clairvoyance. De fait, alors que c’était d’abord sa fille Antigone qui le suivait sur le chemin de sa passion et en prenait soin lorsqu’il chutait, c’est Œdipe lui-même qui mène le train lorsque l’heure de sa mort a sonné, comme s’il voyait à nouveau. Par conséquent, la cécité est toujours traitée dans ce dernier volet, mais, comme pour Tirésias, c’est l’aveugle qui voit le mieux.

Propos recueillis par Jérôme Zanetta

Du mardi 20 février au dimanche 18 mars : “Oedipe à Colonne” de Sophocle, m.e.s. François Rochaix. Théâtre de Carouge, salle François-Simon, ma-je-sa à 19h, me-ve à 20h, di à 17h, relâche lu (rés. 022/343.43.43)