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Le Poche Genève
Entretien : Darina Al-Joundi

Avec Le Jour où Nina Simone a cessé de chanter, la comédienne libanaise Darina Al-Joundi a transformé son parcours de vie, insupportable raconté frontalement, en bijou théâtral.

Article mis en ligne le décembre 2008
dernière modification le 3 janvier 2009

par Julien LAMBERT

Militant, bouleversant, Le Jour où Nina Simone a cessé de chanter dit
surtout la fureur de vivre et de rire d’une femme transfigurée par le voisinage constant de la mort. De passage au Poche avec ce spectacle salué unanimement en Avignon, la comédienne libanaise Darina Al-Joundi a transformé son parcours de vie, insupportable raconté frontalement, en bijou théâtral. Avec la complicité du metteur en scène Alain Timar.

Mais qui est cette forcenée, débordante de rage, d’exaltation et de féminité, qui raconte sur scène sa jeunesse au Liban, la guerre, les viols, la domination des hommes, un père adoré qui lui a inculqué l’indépendance envers toutes les dictatures politiques et morales ? Tout cela rendu irréel par les récits de débauche, une frénésie de vie débordant dans un rire qui entraîne le public, presque malgré lui, gêné et émerveillé de ne plus distinguer le bien du mal, la réalité crue des rêves hallucinés…
Internée pour avoir fait taire le Coran à l’enterrement de son père, elle parle si bien de la mort entre les lignes qu’elle est un peu une « étrangère » dans la ligne de Camus. C’est une femme libanaise qui raconte son vécu comme celui de tout un peuple, mais c’est surtout une comédienne en train d’accomplir un vrai miracle théâtral. Car si Darina Al-Joundi a remporté un succès colossal en Avignon au Théâtre des Halles, en jouant seule en 2007 puis 2008 le texte qu’elle a écrit avec Mohamed Kacimi à partir de sa vie, elle ne le doit ni à la compassion, ni à l’horreur extrême d’une situation réelle qu’elle n’a qu’à raconter pour dénoncer. Elle le doit à l’optimisme incontestable de sa transformation de l’horreur en poésie, au jeu élaboré avec Alain Timar, jeu nourri d’émotions vécues et pourtant parfaitement contrôlées, ainsi qu’à la qualité strictement artistique de ses entames de parole franches dans un espace vide. Avec pour seul appui ce corps dans le fuseau d’une robe rouge, pris dans un ballet chamanique envoûtant. Rencontre avec une femme tonitruante, sous le mistral tonitruant d’une terrasse avignonnaise.

Darina Al-Joundi, comment avez-vous pu assumer les horreurs que vous avez vécues, au point d’en faire un spectacle ?
Quand j’ai découvert le texte que j’avais écrit, comme s’il parlait d’une autre, et que je me suis rendu compte que je ne le connaissais pas par cœur, que je devrais le travailler, ç’a été un choc. Il s’agit à présent d’une œuvre artistique, d’un personnage construit avec les bribes de mes vérités, ce n’est plus mon histoire. Si je peux la jouer tous les jours, c’est justement parce que je la considère comme théâtre.

Darina Al-Joundi
© Dorothée Thébert

Avec Alain Timar, un vrai magicien plus que mon metteur en scène, nous faisons encore régulièrement des séances de neutralisation : il me force à jouer sans émotion, sans rien. Dire un tel texte comme vidée, ça n’a pas été facile du tout, mais il le fallait. Sans cela je ne pourrais pas raconter le viol, l’asile, les corps déchiquetés autour de moi ; je fondrais en larmes en plein milieu. D’ailleurs je me retiens beaucoup. Quand sur scène l’émotion remonte, je l’étouffe, car elle est déjà comprise dans les mots, il suffit de les dire.

Quelle est votre méthode ?
Quand je regarde les gens rentrer dans la salle avant la pièce et que j’inverse donc les rôles, je crée une histoire à chacun, c’est le plus beau moment de la pièce. En dix minutes, je connais presque tous les spectateurs. Non seulement je rigole beaucoup en les voyant se chamailler tout en croyant passer inaperçus, mais surtout je me rappelle toujours que je suis au Festival d’Avignon, ou au Poche, et que je vous attends pour vous raconter ce qui m’est arrivé. Il fallait trouver ce moyen pour accepter ce que j’ai vécu, et pour être sûre de ne pas me retrouver là-bas durant une heure et demie. Parce que même si je dis le contraire, quand on parle des choses on les ressent. C’est en me répétant sans cesse en jouant que je ne suis pas au Liban mais avec un public d’alliés, que je peux dire d’une voix sèche que mon père est mort.

Ce partage avec le public répond-il aussi à un besoin personnel ?
Ç’a été le déclic. Dire toutes ses douleurs pour qu’elles deviennent un moment partagé, parfois même un bonheur, c’est le privilège du comédien. Je parle de douleurs, mais ce qui m’arrive aujourd’hui, de me faire une place dans un pays qui compte des millions de comédiennes comme moi, c’est magique ! J’ai toujours rêvé d’Avignon, mais je ne m’autorisais à y venir qu’avec un spectacle, comme en Suisse d’ailleurs : venir en touriste aurait été frustrant. En étant comédienne, je réalise donc mes rêves. Et à cause de quoi ? D’un moment que je ne souhaite à personne, d’une histoire que je ne pourrais pas revivre dans mon petit coin, à me revoir seule dans cet asile.

Comment en avez-vous fait du théâtre, sans pour autant perdre l’énergie du vécu ?
En improvisant à partir de la réalité. J’ai toujours travaillé ainsi, même sur un Shakespeare qui existe depuis des siècles. Je veux voir si je vais sentir ce qu’il a écrit, si c’est juste ; sinon je change ses mots, Shakespeare ou pas. Pour y croire, je dois me mettre en danger, en situation. Je ne démarre pas avant de voir réellement la guerre, ses bruits, ses lumières. Les mots de la pièce, il n’a presque pas fallu les écrire. Juste ouvrir la bouche. C’était tellement présent en moi depuis si longtemps. Je n’ai pourtant jamais vécu que sur des plateaux de théâtre, depuis l’âge de huit ans, alors quand j’entends dire qu’il faut « séparer la vie de l’art », je me marre, parce que pour moi c’est foutu !

« Le Jour où Nina Simone a cessé de chanter »
photo Ange Esposito © DR

Il y a pourtant du travail derrière un résultat aussi abouti…
Je n’aime pas la facilité. En 2007, je jouais dans une chapelle en Avignon, mais l’intimité me dérangeait, c’était trop facile d’utiliser les murs comme soutien, presque plus du théâtre. Alain Timar a donc dessiné sur le sol un carré, qui m’enferme mais me laisse aussi parfaitement libre. Cela a beaucoup fait évoluer le travail. Je découvre encore de nouvelles intentions à chaque représentation. Je me force même en cours de spectacle à me lancer dans des improvisations, pour me surprendre et repartir d’une impulsion fraîche. La guerre m’a appris à craindre à chaque instant de mourir, et donc à vivre pleinement l’instant présent. Elle a été ma meilleure école de théâtre, bien qu’elle m’ait conduit à l’autodestruction et reste mon pire cauchemar.

Votre pièce est-elle en cela un acte politique ?
Bien sûr. La politique, pour moi, ce n’est pas seulement être dans un parti, ou manifester. Quand je parle de mon père qui a été persécuté et emprisonné, comme tant d’autres dans les pays arabes qui continuent à être exilés, battus et torturés, oui, c’est de la politique. Aujourd’hui mon père est mort sans avoir dit que c’étaient les Syriens qui lui avaient tiré une balle dans la tête. Moi je le dis. On accueille même le président syrien pour le 14 juillet ; si l’Occident veut pardonner au régime tout ce qu’il a fait subir à son peuple et à d’autres pour qu’il signe la paix avec Israël, qu’ils le fassent et oublient, mais il y aura toujours beaucoup de gens comme moi qui n’oublieront pas.

Iriez-vous plus loin dans un engagement directement politique ?
Non. Ma révolte, je l’exprime au théâtre. L’opposition syrienne et d’autres me proposent parfois de les rejoindre, mais je les insulte autant que j’insulte les régimes, car ils sont pires les uns que les autres. C’est à un Besancenot de manifester, pas à moi ; je suis comédienne et je fais mon travail au théâtre. À la télévision aussi. Au Liban, mes concepts d’émissions paraissaient trop révolutionnaires, mais ici on ne me censurera pas, et je m’en servirai sans frapper au visage, par le détour de la fiction, mais pour finir par demander aux gens de prendre de vraies responsabilités politiques.

Votre combat continue donc ?
Si j’ai personnellement de la chance, en revanche j’ai laissé derrière moi dix-huit femmes dans un asile, que leurs familles ou leurs maris ont internées pour contrôler leur façon de vie. Cela continue et elles n’ont peut-être pas le savoir-faire pour en parler. Moi je l’ai, et je le fais. Je rêve qu’un jour ces actes s’arrêtent en France aussi, car le Liban a copié de la France, où elle existe encore, la loi permettant à deux médecins et deux membres de la famille de faire interner quelqu’un comme fou.

Comment expliquer qu’une histoire aussi terrible que la vôtre fasse autant rire ?
Je me réfugie derrière le sarcasme pour alléger l’atrocité de la vie. Quand on vit dix-sept ans de guerre, il est naturel de la défier par le rire. Les fous rires les plus incontrôlables ne nous prennent-ils pas aux funérailles ? La guerre est un fou rire hystérique et douloureux, mais continuel. À chaque bombe, je mettais plus de musique dans ma voiture et je fonçais dans le feu ; je provoquais les miliciens pour qu’ils me tirent dessus, je me moquais d’eux. Aujourd’hui quand je le dis, je vois les réactions sur le visage des gens, sans cela, je ne me rendrais pas compte d’avoir vécu des choses aussi énormes.

Les rires du public ne vous blessent-ils pas ?
J’ai fait certaines représentations devant un public hurlant de rire. Je devais expliquer à mon administratrice, qui en était choquée, que c’était une réaction normale, irrationnelle, qui me rappelait mes propres rires ! On peut s’étonner que je rie en parlant des rats gros comme des chevaux, mais je les entends encore, les petits pieds des rats, même si j’avais peur qu’ils me sautent à la figure, quand je fuyais une tribu de rats ou de chiens en courant dans la nuit, en me pissant parfois dessus, de peur et de rire.

Votre texte relate aussi des excès, d’alcool, de drogue, de sexe, de fête…
C’était une façon presque évidente en état de guerre de défier la mort, comme la poésie. En France, j’ai une vie moins excessive. Je commence à goûter un vrai bonheur. Avant je buvais deux bouteilles de whiskey par jour, je prenais des quantités de drogue qui auraient dû me tuer, aujourd’hui deux verres m’achèvent. J’ai d’au-tres plaisirs, je suis fascinée en observant les gamins, qui font des trucs hallucinants, toujours dans le juste.

Le spectacle commence justement par la mort de votre père, que vous auriez voulu fêter.
Mon père m’a transmis son rapport très sain avec la mort. Il m’a appris qu’il fallait fêter ce dernier aboutissement, cette découverte qui donne toute sa valeur à la vie. J’ai perdu beaucoup de gens que j’ai adorés, mais je faisais toujours une fête pour saluer leur départ. C’étaient des bouteilles de champagne à gogo, je dansais et hurlais sur les tables, les gens se disaient : « elle est folle, elle fête la mort de son ami » !
J’ai été bouleversée de ne pas pouvoir fêter celle de mon père. Je voulais chasser tout le monde, m’enfermer avec lui, mettre du jazz et danser autour de lui, mais je n’ai pas pu. Je le fais sur scène. C’est la chance des artistes. La vie peut me faire ce qu’elle veut, je la nique, je prends ma revanche en la refaisant sur scène, tous les jours, à ma façon : c’est comme être Dieu ! Mais je ne crois pas en Dieu, c’est un truc pour les paresseux. Pas besoin d’entrer dans les dilemmes, l’analyse de soi : les gens rejettent tout sur Dieu. Moi je n’aime pas la paresse et la facilité, j’ai donc décidé de chercher ma force et ma foi ailleurs.

Propos recueillis par Julien Lambert au Festival d’Avignon 2008

« Le Jour où Nina Simone a cessé de chanter », du 1er au 21 décembre, au Théâtre Le Poche-Genève, rue du Cheval-Blanc, 7. Réservations : 022 310 37 59.