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Vidy-Lausanne
Entretien : Claude Régy

Claude Régy monte Pessoa à Vidy.

Article mis en ligne le juillet 2009
dernière modification le 6 juillet 2009

par Frank DAYEN

Pessoa, c’est l’histoire d’une fêlure, d’une partition que l’écrivain portugais a explorée jusqu’à son hétéronymie : ses quatre pseudonymes. En fin connaisseur des déviances théâtrales (Pinter, Bond, Handke, 4.48 Psychose de Sarah Kane, L’Homme sans but d’Arne Lygre ou encore Variations sur la mort et Melancholia I de Jon Fosse), Claude Régy a tenté de recomposer le puzzle et en conclut que le poète portugais avait raison de s’entêter dans ce qui nous paraît des contradictions : l’homme est tout entier un désordre tranquille.

On sait tous qui est Fernando Pessoa. On ne présente plus Claude Régy. L’essentiel se joue donc entre eux, entres les lignes d’une Ode maritime. Essayons tout de même de saisir quelques bribes de ce dialogue entre deux monstres sacrés, de cet affrontement sur plusieurs niveaux.

Figure littéraire ironique, laissant derrière lui une œuvre immense, constituée en majorité de textes inachevés, Pessoa et ses hétéronymes soutenaient le contradictoire comme thérapeutique de libération. Avez-vous donc trouvé la cohérence de son œuvre ?
Claude Régy : C’est vrai, Pessoa est complexe. A la base, il souffre d’un trouble de personnalité, d’une dépersonnalisation. D’ailleurs, dans ses textes revient cette idée qu’il se sent deux personnages, comme deux frères siamois que rien ne rattache. Comme Coleridge – qu’il lit – dans Le Chant du vieux marin, Pessoa se demande si sa vie n’est pas rêvée par quelqu’un d’autre. A travers ses quatre noms d’écrivain, ces proliférations de soi-même, le poète a donc écrit plusieurs œuvres, sur lesquelles il a travaillé en parallèle. Par conséquent, la cohérence de Pessoa passe par la démultiplication. Une opération qu’il a bien su repérer dans l’alchimie, le mariage des contraires, qui, tout en se fondant, ne s’excluent pas l’un l’autre. Toute ma vie, j’ai également travaillé sur cette concomitance des contraires, parce qu’à partir de là se crée quelque chose de neuf et d’assez impossible.

A quoi se remarque cette alliance des contraires dans Ode maritime ?
Alvaro de Campos – une des identités de Pessoa – devise : sentir tout de toutes les manières, c’est-à-dire transgresser la limite des genres, des sexes, dépasser tout cela parce que tout vit ensemble, tout est possible. Il a y certes du Rimbaud là-dedans, mais, pour comprendre cette idée, il faut peut-être se rappeler cette légende portugaise, selon laquelle Ulysse aurait fait escale à Lisbonne, dans l’estuaire du Tage (Ode maritime fait référence à l’empire maritime portugais du XVIe siècle). Bien sûr, L’Odyssée d’Homère n’en souffle mot, ce qui fait dire à Pessoa : N’étant pas venu, il fut celui qui vint. Par conséquent, Pessoa est convaincu que, si l’on veut qu’une chose existe, on peut la faire exister. Pour lui, fiction et réalité se rejoignent donc.

Claude Régy

Comment situer cette Ode dans toute l’œuvre de Pessoa ?
L’Ode a été publiée en 1915, dans le second – et dernier numéro – du magazine Orpheu (mouvement artistique dont Pessoa a été un des
membres fondateurs). Ce texte en vers est intégral, ce qui est rare pour une production de Pessoa. De plus, il n’a pas été recomposé par les éditeurs, comme par exemple son Livre de l’intranquilité. L’écrivain avait-il la volonté de laisser derrière lui une œuvre inachevée ? C’est du moins ce qu’attesterait l’écriture quasi illisible de ses manuscrits. Pessoa avait cependant une grande confiance dans la postérité de son œuvre, qu’il a construite avec la plus grande conscience de ce qu’il faisait. A l’instar du Christ, auquel il se réfère très souvent dans Ode maritime, Pessoa agit comme s’il voulait se sacrifier pour que seule son œuvre lui survive. Je pense qu’il a accepté d’être un mort-vivant pour que son œuvre existe.

Qu’est-ce qui vous retient dans Ode maritime ?
Je connais la force de ce texte depuis 20 ans. Et je ne me suis jamais senti le courage de le mettre en scène, jusqu’à aujourd’hui. Il a fallu beaucoup de maturité, de lectures et de distance aussi, pour comprendre cette œuvre, parce que, d’une certaine manière, Ode fait exploser tous les repères de la littérature. D’abord, par sa forme, elle mélange subtilement abstrait et concret. Pessoa y invente force néologismes, libère le vocabulaire, associe énormément de termes contraires : incompatibles et analogues, concrètement abstrait… Il prend aussi sa liberté dans la construction du texte : rejet des vers audacieux, pas du tout classique… Pessoa cherche en fait une écriture qui convienne à son époque (Alvaro de Campos compose une ode à Walt Whitman). Ainsi, sa poésie cherche à se libérer parce que poussée par un désir d’universalité. Cette liberté d’écriture passe donc formellement par la transgression des frontières. Ensuite, moralement, Pessoa veut s’identifier aux pirates et à la piraterie : il laisse sciemment la porte ouverte à toutes les formes déviées, tous les instincts sexuels et sensuels. En cela, il va plus loin que Richard III de Shakespeare, dont il admirait l’œuvre. Ode maritime constitue donc l’explosion de l’intériorité d’un homme secret, depuis le bureau d’import-export où il traduisait des lettres commerciales anglaises. Parce que nous avons tous en nous cette vie secrète que nous ignorons ou renions, Pessoa met à l’extérieur ce qui doit, selon la société, rester en dedans. Ode maritime n’est toutefois pas excessive si l’on garde à l’esprit qu’elle est liée à la nature même de l’homme : nous sommes des êtres limités, mais nous avons la notion de l’infini. De là vient la lucidité anormale de Pessoa, qui ne se retrouve pas chez les gens raisonnables.

La théâtralité est inhérente au langage

Comment Ode s’inscrit-elle dans la cohérence de votre travail théâtral ?
Sur le fond, Ode maritime ressemble à 4.48 Psychose de Sarah Kane ou à d’autres pièces que j’ai mises en scène, en ce qu’elle touche à deux thèmes récurrents dans mon œuvre : le questionnement sur la mort et les comportements mentaux face aux codes et traditions imposées par les sociétés humaines (religion, famille…) : le monde est malade de l’ordre moral ; voyez Calvin à la fin de sa vie. Mais, là, je suis en train de régler mes comptes avec le protestantisme dans lequel j’ai été élevé ! (Rires)… Sur la forme, je tâche de restituer au plus près la théâtralité inhérente au langage. C’est-à-dire qu’il faut faire en sorte que le texte lui-même fasse voir et fasse sentir, par exemple à travers l’organisation des rythmes (répétitions, cassures…) et des sonorités (allitérations, rimes…). En d’autres termes, il ne faut pas jouer le texte, son sens, son émotion, sinon le texte est détruit. Jon Fosse dit justement que l’essentiel de l’écrit n’est pas l’écrit, c’est ce qui est absent. Ceci explique que, pour moi, voir jouer une pièce est un crime, un assassinat, car, trop souvent, on n’entend pas la voix muette du texte. C’est aussi ce que Marguerite Duras a constaté lorsqu’elle dit : Le jeu des acteurs n’aide pas l’écriture. Il tue l’écriture. Cela, je l’ai découvert en 1968, alors que je travaillais avec Henri Meschonnic sur L’Amante anglaise. Pour que son texte soit joué comme elle le souhaitait, Duras avait transformé sa pièce Les Viaducs de la Seine-et-Oise (1959) en roman (L’Amante anglaise, 1967), puis elle m’a demandé de le mettre en théâtre. Ce n’est donc pas l’histoire qui compte !

« Ode maritime »
Photo de répétition © Mario Del Curto

Vous mettez en scène Pessoa à travers le comédien Jean-Quentin Châtelain.
Il s’agit d’une grande aventure. Ode marque je crois notre cinq ou sixième collaboration. Et c’est vrai qu’il faut un comédien puissant pour porter ce spectacle. Comme dans beaucoup de mes mises en scène, mon comédien se trouve la plupart du temps immobile au centre de la scène, comme, par exemple, Isabelle Huppert dans 4.48 psychose. Le travail de Jean-Quentin s’avère une gageure parce qu’il doit devenir l’écriture de Pessoa, une écriture poétique très travaillée, et doit faire toutes les facettes de toutes les phrases. En répétant avec lui, je me suis aperçu que le texte devient difficile à accepter si Jean-Quentin se montre trop présent ; il a donc fallu convaincre cette formidable personnalité de s’abandonner elle-même, avec sa prononciation caractéristique (ses fins de phrases), pour changer, et devenir plusieurs personnages, ceux-là mêmes qui s’expriment ensemble ou à tour de rôle à travers la voix poétique. En cela, mais également parce que notre univers théâtral n’est pas le même, et quand bien même nous nous entendons mieux aujourd’hui, et nous parlons mieux aussi, notre collaboration s’avère une grande souffrance, pour Jean-Quentin comme pour moi. Si on veut, Jean-Quentin et moi formons un oxymore, et c’est cela qui nous intéresse.

En suivant votre mise en scène d’Isabelle Huppert dans 4.48 Psychose de Sarah Kane il y a quelques années aux Bouffes du Nord, nous avons senti, pendant tout le spectacle, le souffle de vos chuchotements sur nos nuques, comme si nous entendions ce texte en stéréo, Huppert sur scène et vous, debout, juste derrière nous. Cela vous prend souvent ?
(Rires) Contrairement à la plupart de mes collègues metteurs en scène, je considère que notre travail ne s’achève pas avec la dernière répétition ; une nouvelle phase du travail commence alors, avec la prise en compte d’un élément variant : le public. Aussi, je m’astreins à assister à toutes les représentations, et je m’épuise à refaire le spectacle intérieurement, en souffrant quand je ne le sens pas juste. Je m’imagine en quelque sorte que j’émets une force qui va aider le comédien. Depuis plusieurs années, je me suis calmé parce que je bouge beaucoup moins. Mais il m’arrivait, c’est vrai, de caresser voire de gifler les gens qui étaient à côté de moi ! (rires)

Propos recueillis par Frank Dayen
le vendredi 8 mai 2009 au Théâtre de Vidy.

« Ode maritime » de Fernando Pessoa, mise en scène Claude Régy, avec Jean-Quentin Châtelain, du 2 au 21 juin au Théâtre de Vidy. Rés. 021 619 45 45 ; www.vidy.ch.