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Entretien : Claude Régy
Article mis en ligne le novembre 2007
dernière modification le 1er novembre 2007

par Jérôme ZANETTA

Découvreur inlassable et décisif d’écritures contemporaines, Claude Régy nous immerge dans la réalité virtuelle du jeune auteur norvégien Arne Lygre qui nous livre dans Homme sans but son expérience des limites et nous oblige à faire le point sur notre société en proie aux artifices multiples et à l’avènement d’une réalité virtuelle. Entretien.

Parlez nous de cet auteur norvégien méconnu et dites ce qui vous a fasciné et séduit chez Arne Lygre.
C.R. : On ne peut pas encore lire véritablement cet auteur, tant il est vrai qu’il n’a pas été beaucoup traduit en français. Mais à la lecture de cette pièce, j’ai immédiatement senti quelque chose de nouveau. Ce théâtre politique parvient a touché aux problèmes graves de notre temps, et en particulier au pouvoir de l’argent, sans jamais être didactique. Il y a un renouvellement dans l’écriture qui admet une dimension poétique et repose sur des simulations, des simulacres qui établissent une distance génératrice de cet univers poétique. Il y a aussi tout un travail musical dans les rythmes, les reprises de mots, les phrases qui reviennent. Cette partition nous touche et nous atteint au niveau même de l’inconscient. Lygre parvient dans le même temps à une liberté de ton très singulière qui donne l’impression que le temps passe très vite et sur un intervalle de trente ans qui n’atteint pas l’apparence des personnages. Personne ne vieillit, personne ne change de costumes. Les changements de temps sont dits, mais restent invisibles. Et de manière générale, le travail de Lygre sur le temps est très intéressant. Bref, ce sont donc autant de paramètres qui donnent envie de monter ce texte, comme on déchiffre une partition nouvelle qui nous fascine et nous désarme à la fois.

L’Homme sans but, avec Bulle Ogier © Pascal Victor/ArtComArt

On retrouve donc le type d’œuvre ouverte que vous affectionnez et cette absence de repères qui vous incite à vous perdre en toute connaissance de cause.
Bien entendu, Lygre parvient à vous ôter toutes certitudes et l’on ne marche jamais sur un terrain assuré. Par exemple, le fait que tous les personnages jouent des rôles à la demande de quelqu’un et payés par lui, cela donne des personnages qui ne sont jamais ce qu’ils disent être. Il y a donc un trouble permanent qui nous sort des sentiers battus. À partir de cette fausse famille naissent des situations très complexes et très multiples. Cette écriture permet donc d’imaginer toutes sortes de scénarios possibles et jamais un seul. C’est donc bien une œuvre ouverte.

Lorsque vous évoquez la thématique du pouvoir de l’argent et la manipulation généralisée, pensez-vous qu’il s’agit bien du monde dans lequel nous vivons ?
Je le crois, en effet. On ne peut pas dire que la famille puisse être envisagée sans les problèmes d’argent qui tôt ou tard surgissent dans les couples, les mariages, les fratries, les héritiers, etc. L’argent va jusqu’à déterminer nos jugements et peut, plus qu’on ne le croit, faire de nous des objets qui s’achètent et fournissent un travail. Cela dit, ce n’est pas le principal message de cette pièce qui ne souhaite pas d’abord délivrer un message politique et à fortiori marxiste. Mais c’est paradoxalement sans avoir l’air d’y toucher que les liens avec notre réel sont tissés de façon d’autant plus flagrante.

Quoi qu’il en soit la vision de l’état du monde telle que nous la livre Lygre n’est pas très rassurante et son titre l’atteste encore.
Mais elle ne se doit pas de l’être, car en toute lucidité, le monde tel qu’il est appelé à évoluer demain ne peut que nous alerter. Quant au titre lui-même, deux lectures semblent possibles : la première est de lire « l’humanité sans but » et, dans ce cas, l’humanité est là, sans finalité connue ; ou alors, lorsque cette femme au chevet de son mari mourrant s’exclame qu’elle a encore un but dans la vie, on peut entendre que l’homme sans but est celui qui en serait privé par la mort ! On observe d’ailleurs que le thème de la mort est extraordinairement présent dans cette pièce et c’est un acte complet qui se focalise sur l’agonie d’un homme. Ce qui est intéressant, c’est qu’après sa disparition, cet homme continue à avoir de l’influence sur les vivants. Or, cette observation réaffirme une idée à laquelle je crois beaucoup et qui est que le mort ne disparaît pas en mourrant. Le mort continue à agir parmi les vivants. Que ce soit à un niveau familial ou à un niveau historique. Enfin, quand je dis que l’Eros lui-même se prostitue, je veux faire allusion à ces manies sexuelles qui se transmette et aux abus consentis que le faux frère fait subir à cette femme sous l’emprise de l’argent. Il se dégage de cette scène une grande violence qui choque indubitablement.

L’Homme sans but, avec Jean-Quentin Châtelain © Pascal Victor/ArtComArt

Lorsque l’on parle de mort, de peurs, mais aussi de but ou d’absence de but vers lequel tendrait l’humanité, n’est-il pas possible de voir se dessiner en creux une question spirituelle ou psychanalytique selon la perception que l’on a de ces questions ?
En effet, ce qui est intéressant avec Lygre, c’est qu’il s’abandonne à ces deux guides impalpables que sont l’inconscient et l’imaginaire. De ce fait, il transmet au plateau une présence forte de la part de l’inconscient humain qui se développe comme un rêve ou un cauchemar. Les choses les plus violentes n’ont donc plus de réalité, elles sont abstraites et sont perçues comme d’autant plus gênantes. À ce moment, la pièce se révèle à la fois déroutante et fascinante. D’autre part, nombre de spectateurs doit laisser agir le propos au niveau de l’inconscient quelques jours avant de pouvoir véritablement dire la perception qu’ils en ont eue. L’erreur est toujours de vouloir expliquer tout et tout de suite d’un spectacle vu, d’un texte lu ou d’une œuvre musicale entendue.Mais il faut savoir se laisser toucher de façon subliminale, c’est-à-dire très au-delà ou très en deçà de la compréhension claire des choses, car on entend même ce qu’on ne sait pas qu’on entend. Or, vous savez combien j’aime à penser que j’atteins les spectateurs dans une région d’eux-mêmes qu’ils ne peuvent pas analyser ou clarifier. Et c’est une constante dans mon travail depuis La Chevauchée sur le lac de Constance d’Handke.

Lorsque vous mettez en place vos distributions, vos se dirigent-ils forcément vers des comédiens qui adhèrent à votre conception du théâtre et connaissent vos méthodes ?
Oui, j’ai aujourd’hui suffisamment avancé dans le métier et dévié des codes scéniques dominants pour savoir que je ne peux travailler qu’avec certains acteurs ; ce qui fait que la distribution comporte à la fois des acteurs avec lesquels j’ai déjà travaillé comme Bulle Ogier, Jean-Quentin Châtelain, Axel Bogousslavsky ou Redjep Mitrovitsa et ces habitués sont secondés par de jeunes comédiennes qui sont d’anciennes élèves rencontrées lors des stages que je propose dans les écoles. Je sais donc dans les deux cas si ces comédiens sont aptes à exécuter le travail que je leur soumets. Or, il faut pouvoir s’arranger de mes déraillements, dans la mesure où vous savez quelle importance démesurée j’accorde aux sons, aux rythmes et jusqu’au sens, en faisant que l’inconscient que je crois déposer dans l’écriture doit être présent sur la scène et en travaillant donc sur des choses immatérielles comme la conscience ou l’imaginaire. Le résultat est donc souvent loin de l’agitation scénique habituelle où la présence du metteur en scène est constante et la scène extraordinairement remplie de volumes et de bruits. Pour ma part, je crois plus que jamais au travail sur le vide, le silence et le ralenti, autant de notions qui tendent à disparaître de notre modernité. Mais je veux m’opposer à cette vague irrépressible qui associe le bruit . le plein et la vitesse en mettant en évidences des contraires. Et là, c’est à travers les acteurs que tout cela doit passer, grâce à leur imaginaire, leur travail et leur force de création, mais sans représentation grossière de l’immatériel.

Cette conception des choses implique une participation effective du spectateur qui doit investir lui aussi le texte de tout son être.
Il doit user de son imaginaire et réécrire sa propre œuvre en quelque sorte, mais pour ce faire, il ne doit pas être paresseux, à une époque où les technologies modernes endorment les facultés humaines de manière grave. Or, nous devons lutter contre cette atrophie sournoise.

Et puis, il y a la lumière, une autre immatérialité qui scande l’espace et le définit.
Oui, la lumière a un pouvoir extraordinaire, quand elle change, celui de changer la nature de la réalité. Or, Lygre opère souvent des changements de séquences un peu abrupts lorsque le ton change et que je ponctue par changements de lumière et des ruptures sonores qui induisent des modifications profondes chez les êtres. Dans ce spectacle, j’ai voulu rester dans une atmosphère d’ombres et de lumières, afin de souligner la vérité relative et fragile de la pièce qui tend à estomper la différence entre le vrai et le faux ; et, d’autre part, dans ces pays, la lumière du soleil est présente très peu d’heures par jour et conduit à une ombre crépusculaire.

Enfin, quels sont les critères qui orientent le choix du lieu, le Théâtre du Loup, et ce choix est-il important dans votre démarche ?
Il s’agissait là de retrouver un lieu, un espace industriel correspondant au lieu de création des Ateliers Berthier, même si le Théâtre du Loup est plus petit et intime dans son rapport aux spectateurs. Je souhaite que le spectacle y trouve une concentration et une intimité plus fortes par rapport au grossissement que j’essaie d’opérer dans l’échange entre les acteurs et le public.

Propos recueillis par Jérôme Zanetta