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Salomé à la Comédie de Genève
Entretien : Anne Bisang

Anne Bisang évoque sa vision du mythe de Salomé selon Oscar Wilde.

Article mis en ligne le décembre 2007
dernière modification le 21 janvier 2008

par Jérôme ZANETTA

Du 22 janvier au 10 février prochain, Anne Bisang nous invite à revisiter le mythe envoûtant de Salomé selon Oscar Wilde. Jeune fille hallucinée et exaltée, Salomé incarne une liberté transgressive et ingénue en diable, dans un monde en pleine révolution. Sa parole vibrante et incandescente semble défier jusqu’à la mort ; elle est incarnée par Lolita Chammah, une jeune comédienne française fascinante dont on n’a pas fini d’entendre parler ! Entretien.

Une fois encore, on serait tenté de voir en Salomé une des nombreuses figures féminines qui vous fascinent et constituent un indéniable fil rouge dans vos choix de mises en scènes, mais y a-t-il d’autres raisons qui vous ont amenée jusqu’à cette héroïne ?
Cela est vrai, bien entendu, mais il y a d’autres entrées possibles comme d’abord l’auteur, Oscar Wilde dont j’admire énormément l’écriture, le traitement éclairé des pouvoirs en présence ; et puis, un autre fil rouge que l’on suit aisément à travers mes choix, celui de l’adolescence, puisqu’on peut rapprocher Salomé de la Juliette du Roméo et Juliette de Shakespeare ou de la sainte Jeanne de Georges Bernard Shaw. Il s’agit presque d’une trilogie qui unit ces trois figures féminines dans leur quête d’absolu, dans leur force autodestructive et dans leur rapport à la mort comme la forme la plus achevée d’une plénitude de l’absolu.
Enfin, il y a l’héroïne elle-même, Salomé, qui m’a immédiatement séduite et intriguée par cette façon déroutante qu’elle a de manifester son désir sans lâcher prise et sans faiblir.

Anne Bisang © HélèneTobler

Comment comprenez-vous que cette pièce ait été jugée dangereuse à sa sortie en 1892 ?
Je constate surtout qu’aujourd’hui encore certains la considèrent comme une petite bombe, ce qui est sans doute vrai. Notamment sur la question des religions, du pouvoir et de la parentalité. Néanmoins ou pour ces mêmes raisons, cette pièce de Wilde est méconnue du grand public car très rarement montée. A-t-on voulu la tenir dissimulée pour ne pas cautionner ses propos sulfureux ? Jusqu’à une époque récente, cela se pourrait en effet.
Pour ma part, je souhaite ne pas en faire quelque chose de mièvre et respecter la subversion manifeste de la pièce, de cet objet à la fois mystique et très immédiat, poétique et incroyablement concret, dont la force d’évocation et le souffle poétique nous rappellent le théâtre shakespearien. Mais il est vrai que la pièce ne pourra plus paraître aussi scandaleuse qu’elle le fut à la fin du XIXe siècle, époque victorienne s’il en est, tout en faisant encore un effet remarquable.

Comment allez-vous signifier cette dimension subversive de Salomé sur une scène contemporaine ?
Précisément parce que je veux en faire une héroïne contemporaine et que je la traite comme telle. Il y a de l’audace dans cette écriture et elle reste audacieuse aujourd’hui. Comment d’ailleurs ne pas faire de rapprochements entre la figure dirigeante et suffisante d’Hérode et l’omniprésence arrogante d’un président voisin actuel ?! Ce besoin continu d’autosatisfaction ne vous évoque-t-il rien ? Le couple Hérode et Hérodias est emblématique de dirigeants qui ne sont que locataires du pouvoir et n’ont pas le pouvoir absolu, mais sont sous tutelle romaine.
Et puis, en choisissant Lolita Chammah comme Salomé, je voulais une comédienne qui ait une forte présence physique sur scène, une attitude à la fois volontaire et encore maladroite, mais qui entretient un rapport quasi mystique à la scène. On retrouve donc bien là des traits particuliers de l’adolescente contemporaine avec ses voltes faces concrètes, ses sentiments contraires, son attirance vers les extrêmes. Et dans ce sens, je peux mettre en évidence cette question de la difficulté de nos sociétés dites démocratiques à s’arranger de l’indocilité adolescente. Avec cette idée tout de même étonnante de l’adolescence, qui met presque en échec une certaine idée du pouvoir parental et du pouvoir politique.

Et puis Salomé est membre d’une famille recomposée ?
C’est encore un signe de la modernité de cette pièce. Salomé est une adolescente laissée un peu à l’abandon par un couple de parents en plein réajustement érotique et qui ne savent plus très bien où ils en sont. Hérode semble vouloir tromper ses propres angoisses dans un état perpétuel de fêtes, d’enivrement et d’oubli perpétuel de ses obligations politiques. Sa seule réponse sera la répression. Reste la figure ambiguë de la mère qui est à la fois lucide et complaisante avec le pouvoir.

Que dire de la question religieuse qui abordée frontalement n’est pas faite pour calmer les esprits ? Le couple Iokanaan le prophète et Salomé sont dans un rapport de tension extrême.
En effet, mais le roi Hérode y contribue grandement. Il a mis à l’écart ce prophète comme s’il refusait le bouleversement en train de s’opérer. Car il y a bien un monde ancien qui laisse la place à un monde nouveau qui va réduire les aspirations spirituelles et transformer la place des femmes au sein de la société et de la religion. Par conséquent, Salomé va paradoxalement précipiter la chute de son propre monde en agissant comme elle le fait. En même temps, toutes ces considérations historiques et sociologiques ne sont pas au centre de la pièce de Wilde ; on est bien plus frappé par la modernité des rapports entre les différents personnages, des réflexions et des choix qu’ils font : ils s’interrogent, se contredisent jusqu’à l’absurde, mais toujours avec une certaine tendresse. Par ailleurs, toutes les voix secondes qui se font entendre autour de l’action principale sont aussi symptomatiques du moment décisif qui se vit sous nos yeux, comme une tempête dans un seul cerveau, dans la conscience des hommes qui questionnent leur avenir, leur destinée et l’au-delà. Cela est très beau et pourrait suffire à justifier l’intensité de cette pièce qui tente de mettre en évidence et de façon fort originale un moment charnière de notre histoire qui, sous certains aspects, ne diffère pas tellement de l’époque que nous vivons actuellement. Nous observons clairement que les grandes religions ne semblent plus répondre aux aspirations nouvelles de nos sociétés et que l’humanité a besoin de ce mouvement perpétuel des idées et de ces contradictions.

Wilde semble d’ailleurs jouer de ces contradictions lorsqu’il détourne le texte des Evangiles en donnant l’initiative à Salomé plus qu’à sa mère Hérodiade ?
C’est évident, mais surtout Oscar Wilde introduit la dimension de la passion amoureuse de Salomé pour Iokanaan qui n’apparaît à aucun moment dans les Evangiles. Et ainsi que Wilde écarte la mère du centre de l’intrigue. À ce moment-là Salomé ressemble à Juliette, lorsqu’elle subit ce marasme dans ce monde irréel où elle est très regardée par tous et trop regardée par son beau-père. Elle décide alors de rencontrer ce prophète et même de le désirer avant de l’avoir vu, dans cette attirance vers l’interdit qui ne peut que rappeler celle de Juliette pour Roméo. Le prophète qui a déjà conçu sa propre disparition ne peut que fasciner cette adolescente en quête d’absolu. C’est un âge de la vie où l’on est porté par une puissance du désir, une intensité sensible que l’on peine à retrouver à l’âge adulte. Lorsque Salomé décide de danser pour Hérode et dit à quel prix, elle initie un processus qu’elle sait irréversible. C’est une décision radicale qui peut la mener vers l’inconnu absolu qu’est la mort.

Et lorsque vous choisissez Lolita Chammah pour incarner Salomé, c’est à cette adolescente passionnée et percutante à laquelle vous songez ?
J’ai vu Lolita pour la première fois dans l’Ecole des Femmes mise en scène par Coline Serreau et je lui ai trouvé une fraîcheur, une intensité dans son rapport à la langue assez extraordinaire pour une jeune actrice. De plus, sa fragilité et son engagement scéniques, comme une conscience très particulière de l’acte théâtral, servent à merveille le rôle de Salomé.

Quel dispositif scénographique avez-vous imaginé ?
Il est à la fois abstrait et concret et tente de rendre compte de la confusion dans laquelle Hérode entretient son monde. Ce qui renvoie à bien des formes de pouvoir contemporain qui ne semble plus distinguer entre réalité et fiction, dans un spectacle généralisé. Nous sommes donc face à une structure contemporaine d’un palais abritant le festin chez Hérode, comme un palais des festivals contemporain ! Et puis il y aura quelques images vidéo qui devront trouver leur place avec justesse.

Propos recueillis par Jérôme Zanetta

Du 22 janvier au 10 février : SALOME, de Oscar Wilde, m.e.s. Anne Bisang. La Comédie, ma-ve-sa à 20h, me-je à 19h, di à 17h (loc. 022/ 320.50.01)