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La Comédie de Genève
Entretien : Anne Bisang

Anne Bisang évoque la mise en scène des Corbeaux de Henry Becque, ainsi que son travail à la direction de la Comédie.

Article mis en ligne le octobre 2008
dernière modification le 21 octobre 2008

par Jérôme ZANETTA

Voilà dix ans déjà qu’Anne Bisang est à la tête de la Comédie de Genève. Après que sa nomination a fait couler beaucoup d’encre et qu’elle a été la cible de critiques très partiales et fort peu constructives, cette femme sensible et ambitieuse, discrète et dynamique, a permis à la scène de la Comédie de rentrer de plain-pied dans un nouveau siècle de théâtre et de dramaturgie contemporaine. Entretien.

Elle aura offert un espace libéré et ouvert à la parole et à la scénographie théâtrales aux artistes les plus décisifs de notre temps et aux auteurs les plus prometteurs de notre époque. Anne Bisang nous dit quels ont été son engagement pour le théâtre et sa volonté de rassembler tous les publics.

Etes-vous parvenue à réaliser la plupart des projets qui vous tenaient à cœur lors de votre arrivée à la Comédie, et, de quelle façon votre vision de la direction d’un théâ-tre a-t-elle évolué ?

Anne Bisang
© Hélène Tobler

A.B. : J’avais des envies, et je crois avoir pu les satisfaire. Mais, bien entendu, elles se sont aussi enrichies et précisées. En réalité, j’ai d’abord beaucoup appris sur le métier de directrice de théâtre et, comme j’ai toujours conçu mon travail d’un point de vue collectif, j’ai eu affaire à des interlocuteurs et des artistes qui m’ont beaucoup apporté et qui m’ont permis d’adopter une forme d’humilité qui est venue tempérer l’orgueil des débuts, alors nécessaire pour franchir certains obstacles et pour se désinhiber face à une tâche très importante qui vous oblige à être sans cesse sous le feu des projecteurs. Par conséquent, cela m’a permis d’aller vers une plus grande ouverture dans mes choix artistiques et je crois pouvoir dire en être très satisfaite.

A vos débuts à la tête de la Comédie, vous aviez la volonté de rendre à l’espace tout entier de ce théâtre une vie culturelle et citoyenne. Vous y êtes sans doute parvenue, lorsque l’on sait le succès rencontré par la Petite saison, les lectures, les débats et les désormais célèbres « brunches » !
Oui, je crois en effet que nous sommes parvenus à donner une place intéressante à la Comédie dans la cité et à créer une véritable circulation des publics. Priorités qui n’avaient pas été celles de mes prédécesseurs, mais dont les politiques artistiques successives ont permis cette ouverture actuelle. J’ai toujours cette utopie de pouvoir amener les publics les plus divers possibles dans ce lieu, pour y voir des spectacles, mais aussi pour s’y rencontrer. Et par d’autres biais, j’ai tenté de faire venir d’autres publics au théâtre. Aujourd’hui, les choses se sont équilibrées, à savoir que cette dynamique nouvelle que nous avons créée, cette interaction entre le théâtre, les auteurs, les acteurs, les spectateurs et les critiques, après avoir été profondément critiquée, a trouvé sa raison d’être et n’a plus besoin d’être défendue. Car si le théâtre ne s’envisage pas uniquement sur la scène, la finalité de cette démarche est plus que jamais d’apprécier à sa juste mesure le théâtre, la parole des auteurs et des artistes.

La manière de composer une saison a-t-elle changé ?
Non, il est toujours question de fidélités, de rencontres, de parcours avec des artistes que l’on apprécie. C’est un équilibre entre des paroles très contemporaines et des textes plus anciens. Ce sont des artistes qui s’expriment de façon différente, en s’appuyant plus sur le texte ou sur les images scéniques. C’est aussi une place importante donnée aux artistes de la région, parce que c’est ce qui fait aussi l’identité de la Comédie. Il faut savoir également résister à une certaine pression qui voudrait faire que les théâtres invitent des artistes aujourd’hui internationalement reconnus, mais qui produit un effet pervers, à savoir que tout le monde invite les mêmes artistes, comme pour démontrer que l’on est bien « dans le coup » ! Dans le même temps, il ne faut pas non plus priver le public de productions de grandes qualités, quand nous pouvons lui faire connaître des artistes de premier plan, qu’il n’a pas l’occasion de voir en dehors de nos frontières. Et puis, il ne faut pas être « anti-star » ; Isabelle Huppert est une « star » certes, mais elle est avant tout une très grande interprète qui ne peut laisser indifférents ni les artistes qui la côtoient, ni les spectateurs, ni même les programmateurs que nous sommes.

Vous montez actuellement Les Corbeaux d’Henri Becque, auteur fondamentalement idéaliste dans sa manière de faire du théâtre et de croire à la puissance des textes. Avez-vous été séduite par cette personnalité forte et singulière ?
Je crois qu’il est toujours important de pouvoir un peu s’approprier la personnalité de l’auteur. Ce qui n’est pas toujours possible d’ailleurs. Henri Becque est très attachant ; c’est un auteur qui a beaucoup lutté pour faire reconnaître ses pièces, qui s’est fait beaucoup d’ennemis, mais qui est allé au bout de lui-même et reste un homme de théâtre très novateur et soucieux de soutenir les jeunes auteurs. Par conséquent, je me sens très proche de lui et j’aimerais le fréquenter aujourd’hui ! J’aime moi aussi me battre pour défendre des causes qui me paraissent justes et je passe par le théâtre pour exprimer mes idées. De fait, j’ai dû mettre un certain temps à pouvoir clarifier ma position longtemps restée ambiguë, avec cette confusion malaisée entre la metteure en scène et la militante !
Or, je ne milite pour rien d’autre que le théâtre et la formidable puissance de sa parole pour faire penser et s’interroger sans cesse. Becque a ainsi utilisé le théâtre pour donner son point de vue sur la société, pour en dénoncer ses excès.
Je crois aussi que le théâtre est un geste public dont les échos doivent retentir au sein de la population dans laquelle nous vivons.

Malgré cet enthousiasme qui est le vôtre, y a-t-il eu des moments difficiles sur le plan de votre programmation, mais qui vous ont peut-être rendus plus fort par la suite ?
Certainement, lorsque nous avions monté ce spectacle collectif qui donnait la parole à plusieurs jeunes auteurs, la critique tant des professionnels que du public avait été très dure, mais nous avait permis de renforcer notre conviction qu’il fallait continuer à encourager la jeune création artistique et les jeunes auteurs. Les saisons suivantes nous ont donné raisons avec Matthieu Bertholet, Maya Bösch et cette saison avec Dorian Rossel ou Oskar Gomez Mata. Et puis, il y a eu à l’époque notre collaboration avec Emmanuel Demarcy-Motta, avant sa nomination au Théâtre de la Ville à Paris.
Mais il faut aussi parler des rencontres décisives comme cet accueil de la production qui réunissait Mathilde Monnier et Christine Angot ou, bien évidemment la confiance renouvelée d’Isabelle Huppert qui est venue à trois reprises dans le cadre des saisons de la Comédie. Je suis particulièrement attachée aux comédiens plus jeunes à qui je m’efforce de rester fidèle comme Barbara Tobola, David Gobet ou Lolita Chammah. Du côté des auteurs, j’ai beaucoup fait pour faire connaître le talent d’Howard Barker, qui aujourd’hui est programmé jusqu’au Théâtre de l’Odéon.
Bref, je recherche une véritable cohérence de programmation et je sais que les coproductions apportent beaucoup à la Comédie et que les créations originales permettent de donner une identité à un théâtre qui est toujours exposé au regard attentif d’autres scènes francophones. C’est la raison pour laquelle la Comédie investit une partie plus importante de son budget dans la création que dans le fonctionnement même du théâtre !

Même si le sujet a pu parfois agacer certains, il est important que vous redisiez combien vous tenez à mettre en évidence les différentes figures de la femme au sein du théâtre actuel.
En effet, j’ai aujourd’hui la possibilité de faire avancer cette cause qui me semble toujours aussi déterminante et dont les progrès ne sont pas aussi évidents que l’on veut bien le dire. Cet engagement légitime a entraîné les rumeurs les plus folles, comme celle qui affirmait que je n’acceptais aucun homme dans mon équipe de travail ! Bref, je suis maintenant plus convaincue encore du bien fondé de cette démarche, assez unique dans le milieu du théâtre et que la crispation est encore bien réelle dans le milieu des femmes créatrices. Il faut donc s’interroger sans cesse sur cette question et je peux une fois encore compter sur le théâtre pour ce faire. Résultat, cet engagement est aujourd’hui accepté, à tel point qu’il me serait reproché d’agir différemment.

Et le public de la Comédie de Genève, quel est-il ?
C’est un public très hétérogène, un public qui n’est pas souvent le même d’un spectacle à l’autre. De façon très touchante, il y a d’abord des fidèles de longue date, des abonnés inconditionnels depuis des décennies. Et puis, des publics qui diffèrent selon les productions et dont les provenances sociales se sont beaucoup diversifiées. Mais il y a aussi le problème du jeune public, qui est là, mais jamais assez présent. Je crois donc qu’à ce niveau, la communication avec les enseignants est loin d’être optimale et que nous devons tous nous mobiliser de façon plus ferme et enthousiaste afin que le jeune public accède plus fréquemment aux théâtres !

C’est précisément ce public qui doit venir voir Les Corbeaux d’Henri Becque.

Henry Becque par Nadar

J’espère, en effet, que le jeune public répondra présent pour voir une pièce parfaitement écrite par Becque, auteur français dont on ne connaît généralement que La Parisienne. Il s’agit d’une pièce drôle et féroce qui dénonce la puissance destructrice de l’argent après la mort d’un père de famille. Une mère et trois filles vont voir leur héritage spolié par « des corbeaux » qui vont abuser de leur ignorance et de leur candeur. Il y a là une idée très contemporaine, celle de voir de façon assez immorale ces corbeaux triompher. Il est évident que la puissance de ce petit clan qui détient dans ses seules mains toutes les règles du jeu et en abuse, évoque des traits caractéristiques de notre société qui se complexifie, et qui bat souvent en brèche tous les idéalistes qui continuent à défendre certaines valeurs morales ou culturelles. Dans ce sens, cette pièce résonne étonnamment avec notre réalité et nous rions d’une certaine forme d’impuissance, même si c’est un peu à nos dépens.
Et puis, la pièce parle aussi de ce lien qu’on veut souvent ignorer entre la vie privée et la vie publique, politique. Il n’y a pas de séparation. La vie des femmes Vigneron est particulièrement précaire parce qu’elles ont été mises à l’écart de la réalité publique. De fait, leur enfermement domestique les a complètement désarmées. Bien entendu, elles ont cultivé des valeurs, mais qui sont totalement inopérantes en pareilles circonstances. C’est assez à la fois cruel et très instructif de la destinée féminine.

Si cette pièce n’est pas souvent montée, c’est que d’aucun pense que sa langue est datée et son rythme bancal.
En effet, nous avons dû pratiquer un certain nombre de coupes dans le texte original, car cette pièce a été écrite pour un public qui n’avait pas l’habitude des ellipses. Les choses sont souvent réexpliquées plusieurs fois d’un acte à l’autre, certaines tournures sont un peu ampoulées et freinent parfois le sens. En même temps, les personnages sont bien construits et bien dessinés, il y a une grande vivacité dans l’écriture. Dans ce sens, j’ai choisi des comédiens à fortes personnalités pour incarner tous les personnages, afin que la progression dramatique garde toute sa nervosité.

Quant à la scénographie, à l’espace mis en place pour cette pièce, il me semble que vous y accordez plus d’importance dans cette production et dans l’ensemble de vos mises en scène, de manière générale.
Certainement, je crois avoir développé une sensibilité différente à l’égard de la dimension scénographique et ce grâce à ma collaboration très enrichissante avec Anna Popek. J’ai un véritable dialogue avec cette artiste très à l’écoute et qui apporte beaucoup à l’équilibre de mes mises en scène. J’ai aussi évolué dans le sens où je sais l’importance du visuel sur scène qui permet à l’œil d’être surpris et d’échapper le temps d’un spectacle aux images conventionnelles qui banalisent notre quotidien. Il ne faut donc pas négliger la liberté qui nous est donnée au théâ-tre de pouvoir créer des images originales, radicales et révélatrices de certains aspects du texte.

Propos recueillis par Jérôme Zanetta