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En tournée
Entretien : Andrea Novicov

A propos de Valparaiso de Don DeLillo, en tournée. Décryptage d’une écriture du doute avec Andrea Novicov.

Article mis en ligne le avril 2007
dernière modification le 7 juillet 2007

par Bertrand TAPPOLET

Andrea Novicov monte Valparaiso en créateur transversal, multidisciplinaire, adepte d’un théâtre visuel qui envisage la scène comme une surface sensible où il est loisible de projeter et de retoucher à vue toute une histoire.

Il rappelle qu’archaïque mais bricoleur, le théâtre a toujours absorbé et filtré les innovations de son temps, qu’elles soient mécaniques, électriques, filmiques ou numériques. Depuis plus d’une décade, sur les scènes, il questionne notre vision du monde, notre rapport à l’autre, l’identité.

Destination répétition
Dans cette pièce, l’écrivain new-yorkais Don DeLillo livre une nouvelle fois sa perception pessimiste d’un monde chaotique et complexe, en pleine déréliction. L’auteur, dans une langue qui redistribue les cartes d’un réel toujours incertain et emprunt de mystère, suggère que tout pourrait s’arrêter dans quelques heures. Que tout s’arrêtera sûrement puisque aucune force n’œuvre dans l’autre sens. Il est de ces un écrivains postmodernes qui usent d’une formidable économie de moyens pour un maximum d’effet. Axé sur le sériel et la répétition, Valparaiso est une sorte de conte cruel et allégorique de l’abîme du monde contemporain. Cette grande voix de la fiction américaine excelle dans l’art de peindre des fresques géantes comme dans celui de croquer des miniatures. Il peut parler avec le même brio de sexe, de politique, d’art contemporain ou d’économie. Il écrit sur le passé ou le présent comme s’il écrivait sur le futur et compose dans un style classique exemplaire où le personnage principal Michael Majeski débarque à Valparaiso (Chili), alors qu’il croyait prendre l’avion pour Valparaiso (Floride). L’avion, que l’on retrouve dans tous les romans de DeLillo, incarne, bien avant la télévision ou le cyberspace, l’objet technologique par excellence et symbolise notre éloignement du réel. Comme souvent chez l’auteur, l’histoire présente un personnage au carrefour de sa vie, dans un environnement qui lui paraît en attente de transformation. Face au héros, une sorte de prêtresse cathodique, Delphina, qui, dans son désir de traiter, mettre en images et découper le « réel » engage Majeski à fusionner littéralement avec le réseau virtuel, le flux d’ubiquité cathodique qu’elle représente. Sur sa « téléprésence » à un monde qui parfois s’absente, elle avoue : « Cette poésie sans domicile ça me hante. Ça me fait trembler dans mes veines. D’être partout, nulle part, flottant. »

Andrea Novicov : photo Christian Lutz

Bien que pris sur le feu roulant des interrogations de journalistes le poussant à scénariser toujours davantage cet épisode de sa vie, il semble de plus en plus étranger à lui-même et à l’image qu’il s’était forgé de lui. Ce sujet autobiographe tente de reconstruire son passé, fouille sa mémoire, retrace ses allées et venues, alors que c’est son récit qu’il est en train d’échafauder sous la pression médiatique qui l’oblige à une rétrodiction sans fin, à un recadrage et une mise en jeu permanente de sa personne. Derrière l’écran de fumée d’une narration spéculaire, le trajet est bien celui de l’écriture. Balloté d’une interview à domicile à un talk show façon télé-réalité en passant par un duplex, l’infortuné voyageur aérien est maintenu dans un statut ambivalent face au récit problématique et impossible d’un épisode mystérieux de sa vie : participant et exclu, central et excentrique, incorporé et rejeté. L’immersion de l’individu dans une vague de messages est aussi caractéristique de la manière dont les informations circulent dans la pièce, par bribes, détournées et mutilées, invite à envisager la mort de la connaissance.
Les médias nous déconnectent des événements tout en nous connectant en permanence à eux. Dès lors, DeLillo l’a bien compris, passer par un personnage, l’accompagner, c’est une façon de rendre du réel, de rendre compte de la déflagration qui se produit à l’intérieur d’un être. Plus que jamais, dans notre époque d’immédiateté et de globalisation d’un présent sans passé ni futur, le théâtre est un champ de questionnement du réel et de l’histoire. Décryptage d’une écriture du doute avec Andrea Novicov.

Quels sont les éléments qui vous ont attirés dans Valparaiso, pièce en forme d’enquête sur une improbable identité, mais aussi interrogation sur le langage et son rapport au monde ?
Andrea Novicov : « Qui sont les héros contemporains ? » est une thématique intrigante à travailler au sein de cette œuvre labyrinthe, parfois proche de l’univers de David Lynch, auteur du vertigineux jeu de mises en abyme Inland Empire. Un homme ordinaire, Majeski, rate un avion et par cet incident se trouve projeté aux confins du monde. À son retour, il est confronté au système inquisitorial des médias. Soit une médiatisation de l’information désireuse d’investiguer jusqu’aux replis les plus secrets de son être intime. À l’ère de la société de réseaux, dans son désir de rendre l’homme transparent et de tout savoir de lui, ce dispositif est mis en crise par l’auteur. La recherche d’une improbable vérité de l’être est concomitante à une opacité toujours grandissante entourant ses actes, son destin, le sens et la lisibilité d’un monde qui vient toujours à échapper.
Être un héros, tout en étant pas conscient de ce que l’on a fait, tout en ne sachant pas si l’on est coupable ou non de l’acte commis. À mes yeux, voici une interrogation éminemment contemporaine. Car nous avons perdu la notion de notre destination, de la portée de nos choix. Choisit-on vraiment d’ailleurs ? Il est ainsi délicat d’avoir une notion précise de nous-même, de ce que nous sommes et avec ou contre quoi l’on se met en rapport. Le monde reste ici insaisissable tant ses structures semblent malléables : il soutient et détruit tout à la fois le personnage principal, qui n’a plus de place pour s’inscrire dans cet univers contemporain toujours en mouvement.

Le pouvoir qui découle de la répétition est comme celui qui découle des machines, il nous dépasse, nous manipule et nous emporte dans un flux où toute individualité semble diffuse. Ce flux mine la fiction et l’individu qu’elle désagrège.
Nous vivons sous le régime d’une information continue et très développée. Goutte à goutte, cette masse de données modifie la perception et l’état du monde. N’importe quel système publicitaire fonctionne sur la reproduction de la même information. À partir d’un certain seuil de rétrodiction, chacun peut croire cette information réelle et concrète. Ce système de leitmotiv a été aussi introduit dans la sphère politique. Le sociologue Mac Luhan n’avance-t-il pas que « le message est aussi massage » ? Berlusconi, notamment, a eu recours à ce dispositif. Toute information répétée pendant longtemps devient tendanciellement vraie.
On peut également déceler dans l’écriture de DeLillo une dimension thérapeutique. Comme dans le cinéma de Lynch, mais aussi celui de Godard et de Bresson qui l’ont influencé à ses débuts, il nous invite à réfléchir en racontant par des énigmes demeurant irrésolues. Cela suscite une activité éminemment fertile dans le cerveau du regardeur. Comment se mettre alors à la recherche de la question et de la possible solution ?

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Maison des Arts de Thonon, du 18 au 20 avril.
Forum Meyrin, 4 et 5 mai.
Théâtre Arsenic, Lausanne, du 8 au 16 mai.
Château Rouge, Annemasse, 24 mai