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A Annecy et Genève
En tournée : “Le Roi Lear“

Entretien avec Jean-François Sivadier et Nicolas Bouchaud au sujet du Roi Lear monté à Nanterre, et bientôt en tournée.

Article mis en ligne le décembre 2007
dernière modification le 21 décembre 2007

par Ann SCHONENBERG

Avec Le roi Lear, Jean-François Sivadier et sa troupe touchent à l’essence même du théâtre. Arrêt sur image au Théâtre des Amandiers à Nanterre, avant leur tournée qui les mènera, entre autres destinations, à Genève.

Après un triptyque constitué du Mariage de Figaro, de La Vie de Galilée et de La Mort de Danton, Jean-François Sivadier quitte les préoccupations politiques et s’engouffre au cœur même du problème de l’identité. Ceci en réutilisant le support scénographique de ses précédentes mises en scène. Une mise en abyme du théâtre, une scène sur une scène, plaçant l’acteur au centre d’un plateau nu qui ne tardera pas à se déchirer à l’image de Lear.
Dès le début, le spectateur assiste à une tentative, celle de Jean-François Sivadier et des comédiens qui, l’air de rien, jouent à ce qu’ils ne sont pas. A la fois sur scène et dans le public, leurs costumes sous le bras, ils sèment la confusion. D’emblée, ils nous montrent que c’est du théâtre. Puis, dans un jeu de travestissement, Nadia Vonderheyden revêt son costume de Kent et Christophe Ratandra celui de Régane sous les yeux de tous. Le travestissement permet à la fois aux onze comédiens de passer d’un personnage à un autre et d’opérer une confusion des sexes.

Le Roi Lear © Brigitte Enguérand

Pour Jean-François Sivadier, « Lear c’est tout le théâtre à partir de rien », car devant la prostitution des sentiments de ses sœurs face à la répartition de l’héritage, Cordelia (Norah Krief), fille cadette de Lear, déclenche la machine infernale de la pièce avec un « rien » qui réveille l’orgueil de son père. Lear est alors confronté à une absence de démonstration d’amour de la fille qu’il aimait le plus. Cette pièce de Shakespeare offre la possibilité de tout réinventer et place le théâtre au centre. Jean-François Sivadier et ses comédiens prennent la liberté de réinventer un Roi Lear aussi tragique que comique. Comique notamment par la création d’un duo clownesque, celui de Norah Krief qui joue le Fou et de Nicolas Bouchaud, Lear. Ainsi, Norah Krief qui interprète Cordelia, passe de l’exclusion à une extrême proximité avec Lear. Le Fou fidèle reste aux côtés de Lear pendant sa chute. Il lui chante des chansons et lui ouvre les yeux. Ce duo est si fort qu’il résiste à la tempête. Il y a aussi Kent qui, après avoir été chassé par Lear, accompagne ce dernier sous les traits d’un vieillard. Même s’il est abandonné par ses filles Régane et Goneril (Murielle Colvez), deux étoiles veillent sur lui, faute de dieux.
Et puis il y a Gloucester qui est manipulé par son fils bâtard, Edmond (Vincent Guédon). Aveuglé comme Lear, il va bannir son fils légitime, Edgar (Stephen Butel). Encore une fois le comique prend le dessus, car c’est sur un ton burlesque que Jean-François Sivadier met en scène cette relation père-fils du premier acte sur un fond de rideau rouge, faisant penser à des personnages tout droit sortis de la commedia dell’arte. Dans un tout autre registre, Edmond (le maudit) ne cesse de siffler l’air de Peer Gynt et jouant avec la lumière il se transforme en ombre rappelant celles de l’expressionnisme allemand. Cet air de Grieg repris par l’orchestre finira par hanter le plateau.
La traduction nouvelle de Pascal Collin, traducteur de plateau, offre aux comédiens matière à jouer. Et c’est avec trois fois rien que cette troupe sème l’illusion. Les épées sont de bois et le sang est représenté par de la poudre rouge. Et c’est à travers le plateau nu du début, astucieuse scénographie, qui se morcellera au cours de l’histoire, que l’univers de Lear prendra forme sous nos yeux. Les comédiens sont à l’origine de mouvements scénographiques montrant l’envers du décor. Tout n’est que théâtre, du grand théâtre !

Ann Schonenberg

Entretien : Jean-François Sivadier et Nicolas Bouchaud


Après Le Mariage de Figaro, La Vie de Galilée et La Mort de Danton, pourquoi vous être attaqué au Roi Lear ?
Jean-François Sivadier : C’est une pièce à laquelle on pensait depuis longtemps, elle est le contraire des trois pièces que vous venez de nommer, ce n’est pas une pièce politique, ce n’est pas une pièce sur les idées, ce n’est pas une pièce qui fait appel à l’intellect, c’est une pièce où l’organique et l’inconscient sont beaucoup plus importants que les discours. C’est un changement radical par rapport à Danton, mais en même temps Shakespeare c’est du « sur- théâtre », du théâtre à chaque instant, c’est un aboutissement presque normal par rapport à ce que nous avions fait avant.

Comment avez-vous abordé Lear ? Dans quel état d’esprit ?
Nicolas Bouchaud : Je me suis posé beaucoup de questions, sur l’âge évidemment, et puis en travaillant, en lisant, en réfléchissant, en rêvant. Je me suis dit qu’il y avait une possibilité d’attraper cette figure-là à l’âge que j’ai, 40 ans, qui pouvait aussi faire que pendant le temps de la pièce il n’y ait pas d’empathie avec le personnage, c’est-à-dire que quelquefois quand c’est quelqu’un de vraiment vieux qui le joue, on est tout de suite avec lui et du coup on oublie une chose importante dans la pièce, c’est que d’abord dans la première partie il est tout simplement odieux avec ses filles, personne ne voudrait d’un père comme ça. Ce qui me paraissait aussi important c’est de remettre à niveau les rapports entre le roi et Goneril et Régane qui sont considérées comme des méchantes, or il leur pourrit la vie. Et puis je pensais qu’à 40 ans on verrait mieux une des choses fondamentales de la pièce, c’est qu’il n’y a pas de destin, qu’il n’y a pas de dieux dans la pièce même s’ils sont invoqués, le ciel est vide et qu’on est responsable de son propre destin et de ses erreurs et que c’est ça que raconte la pièce sans fioriture, ça va directement là où ça fait mal. Donc je pensais qu’on aurait mieux la dimension de Lear qui choisit de renvoyer Cordélia, non parce qu’il est sénile, non parce qu’il est fou mais sur un coup d’humeur et d’orgueil brisé parce qu’elle ne répond pas à sa demande d’amour, et tout cela entraîne sa chute. Quand j’ai compris qu’on pouvait donner un autre éclairage ça m’a intéressé.

Le Roi Lear © Brigitte Enguérand

Galilée, Danton, Lear... Pourquoi toutes ces grandes figures masculines ?
Jean-François Sivadier : On sait que le théâtre est plus généreux en général pour les grands destins d’homme, c’est un hasard !

Le travestissement est très présent, autant d’un point de vue de la confusion des sexes que de la multiplicité des personnages joués par les comédiens… Pouvez-vous nous en parler ?
Jean-François Sivadier : D’abord le travestissement, c’est un des sujets de la pièce, nous on l’a poussé un peu plus loin. Au théâtre c’est une expérience que l’on peut faire, tout d’un coup de s’habituer à ce qu’un homme joue une femme ou le contraire et qu’au bout d’un moment ça ne pose plus aucun problème. Cette expérience-là est très intéressante. Après on s’est dit que cette crise d’identité que traversaient les personnages de la pièce, la mettre en jeu, au sein de la troupe des acteurs, c’est-à-dire changer les identités - même celles qui n’étaient pas voulues par Shakespeare - ça pouvait être une façon de jouer avec ça. Après il y a les désirs des acteurs, par exemple que tout d’un coup Christophe Ratandra veuille jouer Régane et Nadia Vonderheyden jouer Kent… Comme je ne crois pas à la notion de personnage, c’est d’abord un rôle auquel se confronte un acteur et donc ce qui est important c’est le désir de l’acteur. Plus il y a de décalage entre l’acteur et l’idée qu’on a sur le personnage, à mon avis, mieux on entend le texte et plus on peut jouer avec.

Pourriez-vous imaginer Nicolas Bouchaud jouer un rôle de femme ?
Jean-François Sivadier : Oui, tout à fait. D’ailleurs, quand il a une robe dans la scène avec Gloucester on s’est dit qu’il y avait un côté accentué de la femme qu’il y a en Lear, la possibilité de la femme, de la matrice. Je crois qu’un acteur sur le plateau interroge une part de féminité et une part de masculin, on est tous des vieillards et des enfants à une seconde d’intervalle sur un plateau, les gens peuvent avoir l’air très jeune ou très vieux, c’est vraiment en fonction de ce que fantasment les spectateurs sur ce qui se passe sur le plateau.

Nicolas Bouchaud, voudriez-vous jouer une grande figure féminine ?
Nicolas Bouchaud : J’aimerais bien jouer une femme, bien sûr.

Dans votre travail, on ressent une véritable idée de troupe. Une osmose qu’on retrouve d’un spectacle à un autre, où chaque comédien a toute sa place. On retrouve les mêmes comédiens, notamment Nicolas Bouchaud dans les premiers rôles… Comment travaillez-vous ?
Jean-François Sivadier : Comme ça. C’est à dire comme une troupe en essayant de profiter de nos expériences, du fait qu’on se connaît très bien, qu’on a un vocabulaire commun, ça peut nous permettre d’aller plus vite pour travailler… Comment est-ce qu’on travaille ? Je dirais qu’on arrive à regarder tous dans la même direction. Le fait de travailler en groupe, de travailler toujours plus ou moins avec les mêmes gens fait qu’au bout d’un moment, les problèmes qu’on se pose sur le jeu d’acteur quand on est acteur ou sur la mise en scène quand on est metteur en scène ne sont pas les mêmes que quand on travaille avec des gens qu’on ne connaît pas. Là, les problèmes d’acteurs passent dans un tout, ils ne sont pas le centre, l’obsession de l’acteur. Et quelquefois c’est beaucoup plus simple. Les acteurs qui sont là sur le plateau ne cherchent pas simplement à être les meilleurs. Et moi ça ne m’intéresse pas comme metteur en scène d’avoir l’air le plus intelligent possible. On essaye de faire que tout aide. Que la technique aide le jeu de l’acteur, que le jeu de l’acteur aide la mise en scène, que la mise en scène aide la technique… et de raconter tous une même histoire.

Nicolas Bouchaud : On travaille à quatre en préparation du spectacle, c’est-à-dire Jean-François Sivadier, Nadia Vonderheyden qui joue Kent, Véronique Timsit qui est assistante et moi. C’est un travail de dramaturgie, c’est un travail sur l’espace parfois. Mais ce travail dramaturgique au fond, c’est important, je pense, dans le résultat du spectacle, c’est comment mettre en action des questions sur le plateau de façon sensible. Cette dramaturgie sert à rendre vivante une pensée sur le plateau. Quand on décide de faire la tempête comme ça, on décide de prendre la pièce sous un certain angle, qui prend en compte l’histoire du théâtre. Faire jouer une femme par un homme, c’est ce que faisait Shakespeare à l’époque, croire au plateau nu à certains moments et croire que c’est l’acteur qui invente la tempête ce sont des choses qui prennent toujours en compte une histoire du théâtre. Et ensuite, le but c’est de toujours faire appel à l’intelligence et à la créativité du spectateur. Ça veut dire de ne jamais fermer les choses, d’être ouvert au maximum vers les gens et surtout d’essayer de travailler sur l’instant présent de la représentation.

D’où le choix de la traduction de Pascal Collin ?
Nicolas Bouchaud : Bien sûr. C’est-à-dire que cette pièce, ce n’est pas un chef-d’œuvre qui est dans le ciel, inaccessible. Mais c’est un chef-d’œuvre qui nous demande beaucoup parce que l’écriture est déjà à un niveau très élevé. Donc, nous, on rend ça au spectateur.

Pour revenir à vous deux, on a de la peine à vous imaginer au théâtre l’un sans l’autre, comment vous êtes-vous rencontrés ?
Jean-François Sivadier : On s’est rencontrés sur un travail avec Didier Gabily.

Nicolas Bouchaud : Oui, on s’est rencontrés au sein du groupe Tchang. Quand Didier est décédé on était en train de répéter un spectacle et on a demandé à Jean-François de venir finir le travail qui avait été commencé par Didier. Et puis après est née cette collaboration, cette connivence, dont le spectacle fondateur était Le Mariage de Figaro.

Que ce soit dans Le roi Lear ou dans d’autres de vos mises en scène, on sent d’emblée une volonté de montrer que c’est du théâtre, que l’acteur est d’abord présent en tant qu’acteur sur scène puis sous les yeux de tous rentre dans son rôle tout en restant ce qu’il est, un comédien…
Jean-François Sivadier : J’aime voir des tentatives. Quelqu’un qui arrive, qui a l’âge qu’on présume que le roi Lear a, qui a le costume et qui dit : « c’est moi le roi Lear », je ne peux pas y croire. Ou alors si j’y crois c’est comme un très beau costume d’époque, je suis fasciné deux minutes et après ça m’ennuie. Nous on a une façon de dire au départ que le plus important c’est l’expérience qu’on fait avec les spectateurs et les acteurs en prétendant qu’on va se confronter à un texte. Tout le monde dit que c’est un chef-d’œuvre intouchable. Nous on va le relater, peut-être qu’on va rater des choses mais en tout cas on ne va pas faire semblant de s’y confronter. On ne va pas dire qu’il suffit de mettre un costume, un décor et de dire le texte et après tout vous y croyez ou vous n’y croyez pas. On dit toujours au spectateur « n’y croyez pas mais jouez avec nous à essayer d’y croire »…

Comment vivez-vous avec Lear ? Que reste-t-il de Lear en vous après chaque représentation ?
Nicolas Bouchaud : Je ne sais pas très bien répondre à ça (Silence)… je sais que c’est un rôle très lourd à porter. C’est énorme. Et puis il y a tout ce que moi j’ai voulu y mettre dedans aussi. C’est-à-dire qu’un rôle c’est intéressant quand on a l’impression qu’on va explorer des choses nouvelles, là j’y suis.

Avez-vous d’autres projets de mise en scène ?
Jean-François Sivadier : On cherche…

Serez-vous présent au prochain Festival d’Avignon ?
Jean-François Sivadier : Peut-être…

Propos recueillis par Ann Schonenberg

LE ROI LEAR, de Shakespeare, m.e.s. J.-François Sivadier

 Bonlieu Scène Nationale, Annecy, les 19, 20, 21 décembre (Tél. +33/45 0.33.44.11)

 Bâtiment des Forces Motrices, Genève, du 20 au 22 février, 19h00 (Loc. SCM, tél. 022/319.61.11)