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Théâtre Kléber-Méleau, Renens-Malley
De Paris à Lausanne : “Rosa, la vie“

Par la lecture, Anouk Grinberg rend vie à Rosa Luxembourg

Article mis en ligne le décembre 2009
dernière modification le 26 janvier 2010

par Julien LAMBERT

Une lecture comme l’entreprend Anouk Grinberg avec la correspondance intime de Rosa Luxembourg, c’est très peu et énormément à la fois. La restitution simple des traits d’espoir préservés par une femme au cœur de l’emprisonnement culmine vite dans un jeu dangereux et bouleversant avec les limites de sa résistance émotionnelle et spirituelle.

La comédienne Anouk Grinberg a eu un coup de cœur pour la correspondance méconnue de Rosa Luxembourg. Rosa la rouge, connue avant tout pour la rigueur de ses doctrines marxistes et de son engagement révolutionnaire au sein du SPD allemand. Inhumaine, forcenée, cette incorruptible de la lutte permanente, est devenue aussi mythique que le Ché… et tout aussi peu lue. Le spectacle créé au Théâtre de la Commune et prochainement en tournée à Kléber-Méleau prouve tout le contraire. Les lettres que la comédienne y lit révèlent la face immergée de la femme politique, des abysses affectifs qu’on ne lui supposerait pas. Souvent adressées à des femmes, compagnes d’alliés ou parfois d’ennemis politiques, à son amant aussi, écrites en prison dans un isolement toujours plus aliénant, elles expriment certes la révolte de cette femme intempestive, contre les injustices d’un temps perçu comme apocalyptique.

Dignité et émerveillement
Mais cet irrédentisme est surtout celui d’une joie préservée envers et contre tout. Celle qui survit in extremis, par décantation, quand stoïcisme et courage ont permis d’écarter tout le reste. Face à elle-même, à l’échec de ses combats toujours réitérés, face à la monstruosité des hommes, Rosa ne retient pour ériger l’apologie de sa foi en la vie que les miracles de la nature, les liens humains, les illuminations de son univers intérieur. Elle lâche en vrac le florilège de ces merveilles grapillées autour et au fond d’elle, des mots jetés par brassées, qui recyclent à sa manière un romantisme bien germanique. Aucune chapelle, aucun mysticisme là-dedans, de la dignité seulement et un émerveillement qui jamais ne sacrifie sa lucidité. Données elles aussi en vrac, comme un reflet d’une personnalité multiple et curieuse, les missives de la solitaire s’insurgent, s’attendrissent ou conseillent tour à tour.
On y lit de vigoureux coups de gueule contre ceux qui ont pactisé, ne serait-ce que très furtivement, avec l’ennemi, la guerre, l’exploitant. Contre ceux qui considéreraient leur propre détresse, avant d’avoir pensé à distinguer comme Anouk les traces les plus incertaines de joie, que ce soient le chant des mésanges… ou celui de la révolution russe.
Seule ligne directrice, l’isolement irrémédiable de la prisonnière. Les séjours derrière les barreaux se font toujours plus longs, mais persiste sa conviction joyeuse. Presque scandaleuse. Scandaleuse aussi l’impression que Rosa revendiquerait, souhaiterait presque sa souffrance, pour mieux s’obliger à combattre la tentation d’un défaitisme honni par-dessus tout, pour se forcer à retrouver l’essence d’un credo au cœur de l’absurde, et mieux en prouver l’absence nécessaire de justification.

Equilibrisme émotionnel
Anouk Grinberg semble avoir calqué sa présence de lectrice sur ce même combat. Après cinq minutes le soir de la première parisienne, cette comédienne rompue aux metteurs en scène les plus exigeants s’était déjà conduite jusqu’à la lisière des larmes. Il est troublant d’être témoin de son affrontement à une pensée si précieuse pour elle, à des mots qu’elle dit avoir si méticuleusement choisis avec sa traductrice. On la sent frôler sans cesse volontairement une insupportable densité émotionnelle. En jouant ainsi avec ce qu’elle sait ne pas pouvoir contrôler, elle reproduit ainsi miraculeusement les conditions si particulières qui ont pu prévaloir au jet initial de l’écriture, et lui donnent toute sa crédibilité. On aimerait parfois dire pour réfréner ses larmes à son tour, que les images sont toutes faites, que les extases de Rosa devant les cieux colorés au couchant font ressassé voire kitsch. Elles le seraient peut-être s’il s’agissait d’une composition lyrique concertée. Mais puisque Anouk Grinberg préfère rendre hommage à une vraie femme et à ses cris du cœur lâchés sans préméditation, plutôt que de la jouer, la confusion n’a jamais lieu. Elle la lit. Pratiquement sans regarder les feuilles qu’elle utilise plutôt comme socle pour illustrer l’éclosion de son geste de témoignage, elle marque sa lecture flûtée de quelques mouvements qui accompagnent les inflexions du discours. Un revers de main, une moue de la bouche, un soupir qu’elle étire toujours aux dimensions emphatiques du style épistolaire. Elle joue la lecture à demi surprise d’elle-même, plus qu’elle ne simule une parole instantanée. Un travail fin, étonnamment millimétré, même s’il procède d’un abandon sans filet à l’inévitable impact du texte.

Julien Lambert

Théâtre Kléber-Méleau, Renens-Malley (Lausanne), du 3 au 13 décembre, ma-me-je à 19h, ve-sa à 20h30, di à 17h30. Réservations : 021 625 84 29.