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Au Théâtre de Carouge
Carouge : “Ruth éveillée“ de Denis Guénoun

Quelques mots sur la pièce, et entretien avec l’auteur.

Article mis en ligne le février 2007
dernière modification le 18 octobre 2007

par Bertrand TAPPOLET

Au croisement entre théâtre et philosophie, l’oeuvre de Denis Guénoun offre avant tout l’image d’un penseur en prise sur le monde. Qui développe une interrogation pertinente sur l’essence et la nature du théâtre. À partir d’un court recueil, le « Livre de Ruth » racontant l’histoire d’une famille à l’époque des Juges, dont Ruth est l’héroïne, l’auteur né à Oran imagine un récit,
« Ruth éveillée » dont Hervé Loichemol assure la mise en scène.

La place de ce « Livre » dans nos Bibles entre celui des Juges et le premier livre de Samuel en ferait un document complémentaire sur les ascendants du Roi David.

En terre hostile
Modèle de la fidélité familiale, Ruth prononce des paroles qui mériterait d’être gravée dans les cœurs : « Où tu iras, j’irai ; où tu logeras je logerai ; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu. Où tu mourras, je mourrai et là je serai ensevelie » déclare-t-elle à Noémie qu’elle a suivie dans sa vie natale. « Ruth est une jeune veuve qui s’exile volontairement en pays ennemi plutôt que d’abandonner Noémie, sa belle-mère, veuve elle aussi, qui n’a rien et à qui elle ne doit rien, relève le metteur en scène. Plutôt que de rejoindre son village, son clan, sa famille d’origine, plutôt que de reprendre ses billes et d’assurer son avenir, elle s’expose, sans raison apparente, à la faim, aux dangers, aux brimades. Y a-t-il une place en pays ennemi pour deux veuves sans enfant dont l’une est étrangère ? Que vaut la vie d’une métèque ? Pourquoi faire preuve de solidarité ou de compassion quand l’avenir est compromis, voire sacrifié ? » Un narrateur accompagne le périple et l’installation difficile des deux femmes, car Ruth est l’étrangère, la Moabite, descendante d’un peuple réprouvé, avec lequel toute alliance est proscrite. Répondant à l’impérieuse nécessité de survivre, la jeune femme se doit de glaner sur le domaine d’un riche propriétaire de Bethléem, Booz, qui assure l’existence de Noémie par l’acquisition d’un champ et fait de Ruth sa femme. Il deviendra par elle le bisaïeul de David et l’ancêtre du Christ. Des voix d’une vérité, d’une émotion et d’une force exceptionnelles dont celle d’un Narrateur imaginé par Guénoun qui avance que « le secret de Ruth, et de son œil ouvert au centre de la nuit, recelait la clé d’une énigme sur quoi le monde doit se pencher, que chacun doit interroger avec beaucoup d’attention. » Et comment ne pas songer qu’il existe encore en Israël et au Moyen-Orient aujourd’hui des voix qui résistent et se battent contre le racisme et contre la haine, contre la résignation et le désespoir. Des voix qui n’ont pas cessé de croire à la paix, et qui continuent à lutter pour la coexistence entre les peuples. Actuellement philosophe, enseignant et auteur, Denis Guénoun est professeur de littérature française à l’université de Paris Sorbonne. Dans un essai demeuré fameux « Le Théâtre est-il nécessaire ? », celui qui est aussi comédien, metteur en scène et musicien avance que « la scène doit se laisser fracturer par les sons, les marques, les clameurs et les poèmes du monde qui s’engendrent hors d’elle – non par citation, par reprise dans l’esthétique du théâtre tel qu’il est, tel qu’il fonctionne, mais par accès effectif, frottement brut, effraction et travail le plus exigeant sur leur composition. »

Bertrand Tappolet
 

Entretien avec Denis Guénoun


Votre récit est sous-titré « Nouvelle de l’arbre ». S’agit-il d’une référence à l’arbre généalogique du Christ ?
Denis Guénoun : Pas seulement. Ruth est la nouvelle arrivée dans deux arbres généalogiques qui ne sont pas sans importance : d’abord, c’est la grand-mère du roi David – qui est au centre de l’identité symbolique du judaïsme. C’est-à-dire que cette étrangère s’inscrit au cœur de la filiation fondatrice de la nation et du peuple. Elle introduit l’extériorité dans l’ascendance la plus centrale, au cœur de la reconnaissance ethnique et religieuse. J’ai trouvé cela très beau. Et c’est par là qu’elle entre dans la généalogie de Jésus, qui est posé, vous le savez, au début de l’évangile de Matthieu, comme un descendant de David, précisément. Belle postérité pour une petite étrangère têtue.
Comment avez-vous envisagé le personnage de Ruth, la Moabite ?
L’intérêt de son histoire tient à cette alliance d’humilité et de grandeur. C’est une petite bonne femme sans envergure apparente, peu loquace, ce n’est ni une meneuse ni une oratrice. Mais elle veut être fidèle à son amour, à son amitié, à son histoire. Et son obstination va renverser le cours de l’histoire et l’emporter sur les obstacles les plus résistants. J’ai tenté de donner corps et voix à ce mélange de laconisme et de force intérieure.
La relation entre Ruth et Noémie semble parfois tendue. Quelle en est votre vision ?
Cette relation est l’axe fondamental de la pièce. C’est l’histoire de cette amitié, intraitable et victorieuse, que nous avons voulu d’abord raconter. La fidélité au lien qui les réunit est plus forte que la mort des maris, que l’appartenance nationale, que la peur. Alors, comme dans toute amitié – surtout entre deux fortes personnalités – il y a quelques orages. Mais ce sont des orages de bonté.
Vous mêlez volontiers philosophie et poésie dans vos textes pour la scène. Est-ce aussi le cas ici, à vos yeux ?
 
Poésie, je l’espère. J’avoue considérer que tout texte de théâtre est d’essence poétique. Il me semble que cette teneur est ce qui donne à un texte (s’il est bon) sa force théâtrale, sa consistance sur la scène. Pour moi, toute confrontation avec la scène implique la dimension du poème. Quant à la philosophie, c’est plus compliqué. Il y en a dans le théâtre, tragique et comique, à toutes les phases de son histoire : dans Aristophane autant que dans Shakespeare, et beaucoup dans Molière aussi. Mais évidemment il ne doit pas s’agir de logomachie raisonneuse. Peut-être le théâtre est-il un des lieux où philosophie et poésie font l’expérience de leur dialogue, désencombré des emphases et de toute arrogance hautaine.
 
Réponses rédigées par Denis Guénoun
 
“Ruth éveillée”. Théâtre de Carouge. Salle Gérard-Carrat,
57 rue Ancienne. Rés : 022 343 43 43. Jusqu’au 11 février 2007