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Théâtre de Carouge
Carouge : “L’Ecole des femmes“

Jean Liermier met en scène L’Ecole des Femmes de Molière, avec passion et conviction. Entretien.

Article mis en ligne le avril 2010
dernière modification le 22 mai 2010

par Jérôme ZANETTA

Du 9 avril au 8 mai, il faut absolument redécouvrir la tragi-comédie méconnue de Molière, L’Ecole des Femmes, qui nous embarque pendant cinq actes au cœur de questions aujourd’hui encore décisives et salutaires ; celles que le laboratoire de la société expérimente depuis l’aube des temps et qui voit le désir et l’amour triompher des maris qui briment leur femme.

Et si nous n’avions pas su lire en profondeur cette pièce d’apparence légère ? C’est probable et c’est le metteur en scène Jean Liermier, maître de céans, qui se charge avec conviction et passion de nous montrer comment Molière innove en exposant le problème de la situation des femmes dans le mariage et qui partageait l’opinion au XVIIe siècle. C’est à l’occasion d’une pièce comme L’Ecole des Femmes que le théâtre peut véritablement prétendre être ce lieu de débat vivifiant, qui devient également “une école“ qui suscite la réflexion et nous invite à prendre position, plusieurs siècles après, par delà la seule question du couple maritale ou de la disparition fameuse d’un petit félidé...!
Entretien.

Quel rapport entretient avec Molière, le metteur en scène, le comédien et sans doute le spectateur qu’est Jean Liermier ?
Jean Liermier : Comme unique expérience de mise en scène, j’ai monté Le Médecin malgré lui, il y a quelques années. Elle m’avait toujours semblé une fausse petite pièce, contenant des thèmes qu’il faut faire entendre aujourd’hui, tout comme dans L’Ecole des Femmes. Et puis j’aime les personnages chez Molière, qui sont très bien écrits, très vivants et qui nécessitent la présence forte de comédiens. J’ai donc ce réel privilège d’avoir pu travailler avec l’incroyable Eric Elmosnino pour le rôle de Sganarelle dans Le Médecin et de diriger aujourd’hui le non moins talentueux Gilles Privat, dans le rôle d’Arnolphe. Et là encore, on sent à chaque instant que la dynamique du théâtre de Molière est véritablement propice au jeu, à la jouerie, même si on ne connaît pas toutes les clés du jeu comique ou dramatique de l’époque. De plus, la spécificité de la plupart des pièces de Molière est due à cet homme de théâtre, ce directeur de troupe, qui écrit, monte et joue ses pièces, avec une dimension autobiographique qui transparaît souvent dans l’intrigue et des références au contexte social et politique de son temps. Autant d’éléments qui font de Molière un théâtre total auquel il est toujours jouissif de se confronter.

Jean Liermier
© Marc Vanappelghem

Et puis, on peut tout de même parler d’une certaine cohérence dans le choix des pièces que vous montez, avec Marivaux ou Musset, on est toujours dans les intermittences du cœur, les jeux de l’amour, le conditionnement social, la liberté sans cesse à reconquérir, thèmes qui apparaissent aussi dans L’Ecole des Femmes.
Sans aucun doute, ces thèmes sont en effet au cœur de mes préoccupations, mais traités de façons très différentes chez l’un ou l’autre des auteurs cités.
Pour ce qui est de L’Ecole des Femmes, je me suis d’abord intéressé au personnage d’Arnolphe qui est assez fascinant et offre à lui seul des pistes de réflexions passionnantes. On sait que Saint-Arnoul est le patron des maris cocus ! Je pars donc du principe que dès son plus jeune âge Arnolphe a dû endurer les sarcasmes de ses camarades qui n’ont pas manqué de le traiter de cocu à tout bout de champ. Plus tard, Arnolphe aura véritablement compris le sens de ce mot et va tout mettre en œuvre pour ne pas être cocu, mais se retrouvera tout de même pris au piège du cocufiage. Une espèce de fatum œdipien en somme. On a donc très vite la sensation qu’ Arnolphe va se battre contre cette prédestination que lui inflige son auteur, Molière, véritable deus ex machina. Arnolphe va donc tout faire pour s’en départir, à commencer par s’acheter un nouveau nom, Monsieur de la Souche, qui doit effacer celui d’Arnolphe. Quant au projet qu’il fomente sans aucun sentiment, sans aucune velléité amoureuse, il s’agit pour lui d’acheter une enfant de quatre ans qu’il a repéré comme on irait chercher un chien abandonné pour l’adopter, une petite la plus improbable qui soit, afin qu’elle ne représente aucun danger. Il va élever cette enfant, tel un Dr.Frankenstein qui fabriquerait une créature à son image, afin qu’elle réponde à ses désirs. Arnolphe souhaite d’abord se parer aux yeux de la société en disant que les hommes sont des benêts qui ne savent pas s’y prendre et que les femmes ne sont capables que de trahir les hommes. Il souhaite donc concevoir une espèce de relation amoureuse, sans les souffrances qu’elle pourrait générer. Il va alors pour se protéger élever Agnès dans l’ignorance et la sottise, afin qu’elle n’ait jamais l’idée d’aller avec quelqu’un d’autre, et de la rendre juste assez ordinaire pour qu’elle ne soit pas courtisée.
Or, la pièce nous parle aussi d’une double surprise de l’amour. D’abord, lorsqu’Agnès rencontre le jeune Horace, du haut de son balcon et qu’elle voit un jeune homme pour la première fois : c’est le coup de foudre ! Et puis, seconde surprise, c’est la naissance d’un sentiment chez Arnolphe, consécutif à la jalousie, à la frustration et à la douleur qu’il éprouve en voyant cette jeune fille lui échapper. Ce sentiment est-il de l’amour ? Je le crois et j’en veux pour preuve ce qu’Arnolphe parvient à dire de façon pour le moins surprenante à Agnès au cinquième acte, quand il lui apprend qu’elle peut avoir une vie parallèle et qu’il ne posera pas de questions ! Il est donc prêt à tout accepter et à renoncer à ce qui a conditionné sa vie depuis plusieurs années. Mais il est trop tard, la petite est partie et ne l’aime pas. C’est l’arroseur arrosé, le créateur qui voit sa créature innocente se retourner contre lui, comme une bombe à retardement qui lui explose à la figure en lui disant tout et en particulier son absence d’amour pour lui. Bien plus, Agnès s’appuie sur ce qu’Arnolphe lui a enseigné pour dire qu’elle en a assez, qu’elle n’a plus envie de ce qu’elle vit et veut s’affranchir de cet homme qu’elle considérait plus comme un père que comme un futur mari.

« L’Ecole des femmes »
© Marc Vanappelghem

Ce que je retiens aussi dans ce qui vous stimule en travaillant ce texte, c’est de sentir à quel point cette pièce est l’œuvre d’un homme qui, comédien lui-même, écrit pour ses comédiens, avec un sens aigu des personnages qui prennent vie sous sa plume.
C’est vrai et pour mieux comprendre on peut aussi se référer au texte que Lessing a écrit sur L’Ecole des Femmes qui dit que si on a dans cette pièce une succession de petits récits, c’est que pour Molière l’action est récit. De même, quand Kleist affirme que la pensée vient en parlant, c’est pour expliquer que, comme chez Molière, les personnages se cherchent et existent à travers la langue, à travers ce qu’ils disent d’eux-mêmes, et qui constituent leur action. Dans ce sens, L’Ecole des Femmes est une pièce qui se passe beaucoup en coulisse et ce sont les personnages qui successivement viennent rapporter à Arnolphe sur le plateau ce qui se passe dans son dos. On est donc bien là au cœur du jeu théâtral dont la vocation est avant tout de raconter des histoires pour dire une histoire.
Et le jeu des acteurs va aussi être garant de la cohérence de cette pièce dont la structure générale avait beaucoup été critiquée. Il faut faire confiance à la parole et à l’écoute, dans notre monde actuel abreuvé d’images.
Enfin, cette parole omniprésente génère aussi dans L’Ecole des Femmes un grand nombre de monologues qui me semblent correspondre à l’invention des gros plans au théâtre. Molière se focalise et s’empare ainsi de ses personnages, comme par exemple avec Arnolphe qui est à la fois dans l’action et hors de l’action, capable de conserver un regard sur son propre personnage. Et là, une fois encore, c’est une dimension vertigineuse pour le comédien qui doit permettre aussi la proximité du spectateur et la révélation d’une forme d’humanité chez Arnolphe qui est d’autre part monstrueux, mais finit par paraître le plus naïf et le plus innocent ! Lui qui voulait tout prévoir, il passe à côté d’un facteur décisif de son entreprise quasi scientifique, il oublie que chez la jeune Agnès il y a un cœur qui bat et dont il ne peut avoir la maîtrise. C’est une erreur fatale, celle d’un homme qui avait tout planifié afin que sa progéniture ne soit jamais en contact avec le monde extérieur, mais qui s’est absenté dix jours, qui vont tout faire basculer. De fait, quand il vient faire part au public de son désarroi, alors qu’il lui semble avoir tout donné pour elle, ce monstre devient attachant et humain, trop humain, car faillible contre toute attente.

Vous prenez donc le parti de montrer clairement la logique qui met en mouvement le personnage d’Arnolphe et vous prenez les choses très au sérieux ; vous respectez en cela la désignation de la pièce comme tragi-comédie. Quel est donc pour vous la nature du rire dans cette pièce ?
C’est un rire qui dénonce l’énormité du comportement, des réactions et des paroles phallocrates et misogynes d’Arnolphe qui sont hallucinantes aujourd’hui. Et le rire va donc naître surtout du trop-plein de ce caractère incroyable mais vrai, comme par nécessité de l’évacuer. Je préfère donc avoir affaire à un rire qui échappe aux spectateurs, plutôt qu’à un rire qui provient d’appels du pied !

A travers la figure d’Arnolphe qui vient pour soumettre, endormir et endoctriner la jeune Agnès, pensez-vous que cette pièce peut raisonner avec une actualité qui se préoccupe des démarches sectaires et fanatiques ?
Certainement, mais je crois pas avoir besoin de le montrer. Le texte de la pièce s’en charge et le spectateur comprend implicitement l’enjeu de la critique de Molière. Mais d’une certaine manière, l’action d’Arnolphe peut tout à fait être comparée à celle de certains télé-évangélistes qui persuadent et manipulent dangereusement une jeunesse en quête de repères.

Quelle est la part autobiographique de l’intrigue de Molière ?
Au moment de l’écriture de la pièce, Molière a épousé la toute jeune Armande Béjart, de vingt ans sa cadette, et ses biographes s’accordent à dire que le couple est heureux. A priori, on ne voit donc pas de lien autobiographique avec le couple Arnolphe-Agnès qui génère une violence certaine. Mais je crois qu’en fait, cet homme-là, du haut de ses quarante-deux ans peut très bien aimer et que son amour est tout aussi sincère que celui de deux jeunes gens du même âge. Et donc, ce texte nous parle bien d’amour, ce que dit Arnolphe, à la fin, est manifestement, contre toute attente, un hymne à l’amour pour sa jeune protégée. Cet homme prend conscience qu’il peut aimer, et c’est d’amener le spectateur à cette conclusion, guidé par Molière, qui m’intéresse véritablement dans cette pièce.

Quel rythme allez-vous insuffler à votre spectacle ?
Il est indéniable que le rythme devra être soutenu comme dans la plupart des spectacles que j’ai monté, mais j’utilise surtout le rythme interne et propre au texte qui préexiste au travail des comédiens. Or, les comédiens doivent justement trouver comment s’approprier le mouvement de la langue géniale de Molière. Je sais donc pouvoir compter sur cet acteur exceptionnel qu’est Gilles Privat qui a su immédiatement incarner un Arnolphe à la fois lui-même et à l’extérieur de son propre personnage. Gilles parvient effectivement à laisser entendre cette pensée en mouvement, à envisager l’unité de la langue avec fièvre et fluidité.

Propos recueillis par Jérôme Zanetta

Du 9 avril au 9 mai : « L’Ecole des femmes », de Molière, dans la mise en scène de Jean Liermier. Création. Théâtre de Carouge, salle François-Simon, mar-jeu-sam à 19h, mer-ven à 20h, dim à 17h, relâche lundi
Location 022/343.43.43