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Château Rouge
Annemasse : “Elf, la pompe Afrique“

Mise en scène basée sur un des plus gros scandales de la Ve République :

Article mis en ligne le décembre 2006
dernière modification le 18 octobre 2007

par Bertrand TAPPOLET

Le comédien et auteur Nicolas Lambert a imaginé "Elf, la pompe Afrique" à partir des "minutes" qu’il a reconstituées des 4 mois d’un procès mettant en lumière l’un des plus gros scandales de la Ve République.

Plusieurs milliards du pillage des rentes pétrolières africaines, passés par les comptes en Suisse et au Luxembourg notamment, se trouvent disséqués dans un procès intenté par la compagnie pétrolière Elf qui s’est déroulé en 2003 à Paris. La chose jugée ? Les abus de biens sociaux commis au détriment de l’un des pires prédateurs de l’Afrique, la société Elf, durant les 4 ans de présidence de Loïk Le Floch-Prigent. Ce PDG pense que la guerre du pétrole se gagne avec de l’argent liquide, achetant la paix sociale en payant directement certains interlocuteurs syndicaux. "Les mœurs de cette industrie n’ont rien à voir avec ce qui se pratique ailleurs. Les gens les plus rigoristes devraient en être conscients lorsqu’ils vont faire leur plein", reconnaît Le Floch-Prigent.
Trois lettres, Elf, entreprise absorbée en 2000 par TotalFina devenue Total, a joué sur tous les tableaux pour siphonner les revenus pétroliers du Congo notamment. Le groupe français porte une responsabilité écrasante dans le désastre congolais, premier pays marxiste-léniniste d’Afrique et qui le restera officiellement pendant 23 ans : corruption, intrusion dans le jeu politique, achat d’armes, mise en place d’un régime kleptocrate d’un cynisme absolu avec le retour au pouvoir de Denis Sassou Nguesso. L’économiste aujourd’hui disparu François-Xavier Verschave a décrit comment Elf a fait "main basse sur la rente pétrolière avec le concours d’une série d’intermédiaires spécialistes de l’escamotage financier et la complicité goulue des plus grandes banques françaises". Ses recherches, qui aliment largement ce spectacle, pointent les liens de l’extrême droite avec les mercenaires en tout genre et les services de sécurité des pires tyrans locaux ; la force des réseaux financiaro-barbouzards ; le rôle personnel de Jacques Chirac, au cœur depuis plus de 40 ans des politiques de secret et d’impunité ainsi que ceux de Charles Pasqua et de Nicolas Sarkozy, sans oublier la gauche socialiste, qui s’inscrit également dans les mécanismes de "la raison d’Etat". Peu à peu, dans "Elf, la pompe Afrique", se fait jour le procès d’un système, "la Françafrique", et d’un État, la France.

Acteur multiple
Le spectacle prolonge, à sa manière, la tradition des conteurs (fabulatori) et des marionnettistes du lac Majeur dont les histoires fantaisistes renversaient la réalité pour faire apparaître le vrai, ces colporteurs de vérité par l’absurde aux personnalités multiples dont l‘acteur et metteur en scène transalpin Dario Fo fut l’un des plus inspirés continuateurs. De même, Nicolas Lambert joue avec virtuosité la carte de l’histrionisme. Un pas de côté permet au Président du Tribunal qu’il incarne avec force effets de manches de devenir tour à tour chacun des inculpés appelés à la barre.
Cette expérience de la "fable" est importante pour l’acteur qui grâce à elle s’exerce à être en dehors de son personnage (par sa mimographie, ses poses recroquevillées, sa gestuelle foisonnante), à le critiquer comme un meneur de jeu (buttafuori) qui le présente au public, le soutient ou le discrédite. Il apprend aussi à n’être plus un seul mais plusieurs, à accéder à la "choralité". Glissant sur les ailes de la distanciation brechtienne, ce jeu épique s’accorde avec une redécouverte du théâtre médiéval, des traditions populaires et de la commedia dell’arte, qui permet au comédien protée de trouver la signature corporelle de chaque inculpé interprété. D’où le recours à des procédés de stylisation ou de grossissement particuliers au cabaret ou au cirque qui véhiculent toute une culture en puissance.
 

“Elf, la pompe Afrique“, photo Gall

Pillage à huis clos
Comme surgie d’un théâtre immémorial de tréteaux, la scénographie se révèle épurée : un bidon aux couleurs de la compagnie pétrolière fait office de prétoire, des portraits des présidents de la Ve République, tous liés à la "Françafrique", ce néo-colonialisme franco-africain, Mitterrand, De Gaulle et Chirac. En leur centre la photo d’une balance de justice. Ce théâtre politique, documentaire et citoyen s’inscrit dans un volume qui contient ensemble spectateurs et acteurs, et ce qu’on appelle improprement les décors est en réalité une construction. La plus belle "machine scénique", c’est le corps de l’acteur lui-même, paysage toujours changeant, en constante métamorphose, véritable "frégolisme" d’expressions, sorte de ductile métier à tisser et à démêler l’écheveau d’un pillage organisé, planifié avec la complicité de certaines élites africaines. Car c’est en lettres de sang que la réalité s’inscrit sur la terre africaine en filigrane de cet ubuesque procès. La transparence reste le meilleur antidote contre la corruption.
Au Congo, au Gabon, au Nigéria, en Angola ou en Guinée équatoriale, on peine à découvrir à quoi a servi la "manne pétrolière". Pauvreté, populations locales oubliées de la croissance, guerres civiles, maintien au pouvoir de régimes dictatoriaux avec le soutien parfois très actif des grandes puissances. Les pays qui participent activement au pillage comme la France, les États-Unis, et la Grande-Bretagne se targuent ainsi d’être, dans le même temps, les championnes des droits humains et de la démocratie convoyée par projection de forces armées aux quatre coins de la planète. Tel est le bilan peu glorieux de l’exploitation pétrolière en Afrique. Sur un sujet voisin, la comédie politique satirique N’Dongo revient de Dominique Ziegler, mettant aux prises un potentat africain et le leader d’un grand pays européen, sur fond de marchandages faisant bon ménage du droit des peuples, constitue un complément intéressant à Elf, la pompe Afrique.
Les principales figures de cette affaire d’État et de détournements de fonds (300 millions d’euros) ont été condamnées à des peines modérées relativement à l’énormité des exactions et des crimes que l’action de la compagnie pétrolière recouvre.
C’est ainsi tout un système de réseau politico-financier qui passe ici en jugement ainsi qu’une certaine idée de la France, patrie des droits de l’homme et héraut du développement durable, à jamais naufragée.

Bertrand Tappolet
 
Elf, la pompe Afrique. Château Rouge, Annemasse.
Du 16 au 18 janvier 2007. Rés : 0033 450 43 24 24.