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Rencontre avec Joël Jouanneau
Vidy-Lausanne : Crimp et Jouanneau

Joël Jouanneau met en scène Atteintes à sa vie, l’œuvre la plus complexe de Martin Crimp.

Article mis en ligne le décembre 2006
dernière modification le 18 octobre 2007

par Frank DAYEN

Jouanneau le retour. Après plusieurs mises en scène très personnelles à Vidy (Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, Juste la fin du monde, Dickie, En attendant Godot…), le dramaturge et metteur en scène français revient bousculer le public du théâtre au bord de l’eau. Il porte à la scène Atteintes à sa vie, une pièce de l’auteur british qui monte, qui monte, Martin Crimp (dont on n’avait pu apprécier Getting attention en février dernier). Depuis Paris, Joël Jouanneau répond à nos questions, simplement, et avec application..

Pourquoi Crimp ? Pourquoi cette pièce-là ?
Joël Jouanneau : Il me semble qu’Atteintes à sa vie occupe une place particulière dans l’œuvre de Martin Crimp. C’est la plus complexe, parce que son personnage principal, Anne, n’existe pas. En cela, cette pièce pose un défi intéressant au théâtre : comment compléter ce puzzle, trouver les pièces manquantes ? Comme il n’y a pas de vérité possible à la mise en scène, il me revient donc de trouver des solutions. Une tâche vertigineuse, mais une gageure très stimulante aussi. Depuis que je m’intéresse à Crimp, j’y trouve quelques similitudes avec Pinter ou Beckett.

Justement, le thème principal d’Atteintes est l’absence.
En fait, je devrais plutôt dire que les relations de Crimp à Pinter ou à Beckett sont plus évidentes dans ses autres textes. Dans les 17 scènes qui constituent Atteintes, une seule se veut vraiment un hommage à Beckett, La Déclaration. Une autre reconnaît sa dette à Pirandello, d’autres encore se réfèrent au genre policier, au burlesque ou à la science-fiction. En fait, ce spectacle offre un lieu où l’individuel, le politique et le familial sont violentés. Il pose la question de savoir ce qu’une personne sait d’elle-même quand tout disparaît. Anne disparaît on ne sait pourquoi. Elle est une terroriste, ou une artiste peintre destructrice (body-art, scarifications), ou une reine du porno, ou une mère essayant de protéger ses enfants de la guerre des Balkans, ou encore une marque de voiture, ce qui montre la multiplicité de l’identité du personnage féminin. L’identité se dissout, et, là, elle rejoint Beckett.

“Atteintes“ constitue bien une réflexion sur notre époque.
Au début, je pensais que la pièce avait été écrite après le fameux onze septembre 2001, surtout parce que l’édition française date de 2002. Mais je me suis rendu compte que le texte remonte à 1997. Je crois que Crimp est un précurseur, que la pensée, l’écriture peut pressentir le futur, parce que, dans Atteintes, on voit l’avion aller sur les tours. En ce sens, les conditions du terrorisme sont très présentes dans la pièce. Mais ce théâtre se veut non affirmatif, c’est-à-dire que la violence est ressentie par sa réalité, non par des messages à thèses. Tout comme, au temps de Sophocle, le théâtre posait des questions à la cité sans y répondre, Crimp ne prétend pas donner des solutions. Il nous fait prendre conscience que le monde nous échappe. Et ceci est très éprouvant pour l’Occident aujourd’hui.

La pièce est découpée en 17 "plans-séquences".
C’est effectivement le terme que j’ai employé. D’une part, je voulais tenter d’apporter une approche plus "cinématographique" de la mise en scène, avec une forte présence de l’image, de la chorégraphie. Ensuite, la pièce me donne la possibilité de tout inventer et donc me pousse à recourir à toutes sortes de techniques. Des scénaristes et des réalisateurs apparaissent dans le texte de Crimp. Les mots "caméra" et "vidéo" sont souvent répétés. Je voulais montrer ce passage de la caméra de cinéma à la vidéo, qui plus est à la vidéo surveillance. Certains trouveront peut-être dans la pièce quelques petits clins d’œil à David Lynch (Mulholland Drive, Lost highway) que j’affectionne. Enfin, une autre idée est très présente, celle du plateau. Je souhaitais que la scène de théâtre devienne un plateau de tournage, de variété ou de téléfilm, de show-business, avec des ampoules tout autour. En effet, comme Baudrillard se préoccupe de l’apparence médiatisée dans La Transparence du mal, Crimp veut montrer l’illusion. Et il choisit de la montrer, entre autres, à travers la femme, la femme comme objet de consommation.

Avez-vous rencontré Martin Crimp ?
Nous avons eu quelques échanges à travers une dizaine de courriels. Il était très simple et en même temps détaillé dans ses réponses. Il a toujours su préserver ma liberté de metteur en scène. Sans être intrusif, il m’a surtout aidé à comprendre l’importance de la structure de la pièce. En effet, il faut éviter de tomber dans le sketch, et alors, à travers la multiplicité des personnages ou des lieux, je dois garder un fil narratif fort. Je pense que la langue de Crimp, qui s’entend même si elle est traduite, contribue justement à donner un lien entre les scènes.

Propos recueillis par Frank Dayen

“Atteintes à sa vie” par Joël Jouanneau et neuf comédiens de 25 à 30 ans sera joué à Vidy du 6 au 17 décembre, puis à Grenoble jusqu’à fin janvier. Le metteur en scène reviendra bientôt monter à Vidy son propre texte, "Dernier caprice" (une pièce basée sur la vie de Glen Gould, qui parle du retrait d’un individu).