Arts-Scènes
Slogan du site

Cinéma Danse Expositions Musique Opéra Spectacles Théâtre

Forum de Meyrin
Entretien : Mathieu Menghini

Mathieu Menghini quitte ses fonctions à la tête du Forum de Meyrin.

Article mis en ligne le juillet 2010
dernière modification le 17 août 2010

par Firouz Elisabeth PILLET

Après cinq années à la direction du Théâtre Forum, à Meyrin, le jeune directeur (38 ans) Mathieu Menghini vogue vers de nouveaux horizons. Les Meyrinois comme le public de la région retiendront de son mandat une grande perspicacité dans ses choix, de l’audace toujours récompensée dans certaines prises de risques – comme programmer des artistes encore méconnus – et une immense modestie quand on le félicitait pour ses programmations qui ont permis à un grand nombre d’accéder à une culture plurielle.

Cette culture était plurielle dans ses modes d’expression (danse, théâtre, chant, musique, spectacles pour jeune public. Et cinéma, un point d’honneur pour Mathieu Menghini) et dans ses thématiques (l’amour, la mort, la vieillesse, la haine, etc.), dont le fond demeure universel. Affichant sans tapage un curriculum vitae impressionnat (Le Théâtre du Crochetan, le Forum, les chroniques radio), Mathieu Menghini laissera son empreinte dans les mémoires tant du public que des artistes venus sur son invitation, ainsi qu’au sein de l’équipe qui l’a accompagné durant ces années, empreinte qui imprègne les murs du lieu à l’image de celles des stars sur le Hollywood Boulevard. Mais le public connaît-il bien Mathieu Menghini ? Avant qu’il ne nous quitte, il est encore temps d’oser lui quelques questions sur la culture en général, sur ses goûts en particulier...

Votre prédécesseur, Jean-Pierre Aebersold, présent dès les débuts en 1995, a fait du Forum un lieu pluridisciplinaire et d’accueil. Vous avez poursuivi dans cette voie, en développant une facette qui avait disparu de Meyrin avec la fermeture des Cosmos : le cinéma. Les Meyrinois vous ont suivi dans cette programmation digne d’un ciné-club parisien ?
Votre première demande me permet de rendre hommage à Jean-Pierre Aebersold. Il a le mérite unique du pionner, de celui qui a su proposer à Meyrin une identité susceptible d’enrichir le paysage culturel genevois et romand. Par-delà l’affection, un état d’esprit, une forme de conscience sociale nous rattache l’un à l’autre.
Pour ce qui est du cinéma, oui, c’est une nouveauté. Il me plaisait qu’aux arts de la scène, à la musique, à l’art plastique et à une culture du débat vienne s’ajouter le septième art. Pour un programmateur, afficher Murnau, Bergman, Renoir ou les frères Dardenne n’est pas une mince stimulation. Certains des films proposés n’étant plus visibles dans les cinémas ni à la télévision, j’ai pensé que le Théâtre Forum Meyrin pouvait devenir un acteur modeste dans cet autre champ – modeste, mais pas superflu.

A travers les Thémas, vous avez touché un large public par des problématiques qui concernent toutes les générations comme tous les milieux : l’amour, la mort, la vieillesse, etc. Ces questions universelles, abordées par des thématiques trimestrielles, semblent être devenues la signature du Forum dans l’esprit du public ? Partagez-vous cette impression ?
J’en serais heureux. De 2005 à 2010, Forum s’est mué en une agora artistique. On est loin du centre ordinaire de diffusion culturelle.
Dans mon esprit, art et citoyenneté se conjuguent. Mais pas sur le mode républicain ou “frontiste“. Pour me faire comprendre, il convient que j’explique ces dernières épithètes. A partir des années 1934-35, les limbes du Front populaire en France et dans d’autres contrées, les communistes abandonnèrent le combat pour le développement d’une culture proprement prolétarienne et rejoignirent les socialistes et la bourgeoisie éclairée sur le thème de la défense d’un patrimoine culturel national neutre et commun. A partir de là, le combat culturel de ce front progressiste consista à partager l’héritage culturel, à le répandre dans toutes les couches de la société. Voie qu’actualisèrent par la suite Malraux, Vilar, Aragon, entre nombre d’autres.
Communistes eux aussi ou non, gauchistes ou non, des intellectuels et artistes contestèrent cette manière de voir – je pense à Breton, Rivera, Dubuffet, Leiris. Ils dénoncèrent une opération qu’ils jugeaient aliénante, car revenant à policer le peuple au contact de l’art des dominants, à le domestiquer insensiblement.
Quelle leçon tirer, me direz-vous, pour l’acteur culturel insatisfait de l’ordre social existant ? J’en vois deux :
 Se battre pour la reconnaissance et le développement d’une culture authentiquement populaire. Je ne pense là ni à la Star Ac’ ni au folklore qu’entend désormais soutenir Pro Helvetia – on l’aura compris.
 Ouvrir la culture et le patrimoine même “bourgeois“ au “non-public“, mais en ayant le soin d’en proposer une mise en perspective critique (Lénine parlait d’assimilation critique de l’héritage culturel). Cela veut dire en simplifiant : dévoiler les codes de l’art et soumettre à débat ce que l’on crée ou diffuse.
Par la culture du débat et de l’explication de nos choix déployée à Meyrin ces dernières saisons, nous avons voulu œuvrer en ce sens ; dans la mesure de moyens limités.

Quant à nos différentes initiatives pour démocratiser l’accès au théâtre, elles sont nécessaires, mais insuffisantes. L’accès régulier à notre salle reste un luxe.
L’essentiel se joue, je le crois, sur une autre scène. En effet, les acteurs culturels sensibles à ces questions doivent se battre pour changer les conditions de vie des plus précaires. Leurs conditions de travail également : l’usure nerveuse, la fatigue physique rejoignant l’inhibition, l’absence de formation culturelle et de moyens pour expliquer la difficulté de franchir les portes des institutions d’art. Autrement dit, les luttes économiques, sociales et symboliques doivent accompagner nos combats culturels.

Vous aviez contracté une union avec le Théâtre de Carouge ; Jean Liermier, cette union étant le fruit d’une rencontre fortuite avec qu’advient-il de cette collaboration à l’heure de votre départ ?
Un appauvrissement et un enrichissement. Appauvrissement avec la fin du magazine Si lieu du dialogue des deux institutions ; enrichissement avec l’arrivée prévue d’un troisième partenaire : le Châtelard de Ferney-Voltaire et son directeur Hervé Loichemol. Partenaire naturel, ledit metteur en scène étant historiquement lié à la rue Ancienne et la salle ferneysienne étant toute proche de celle de Meyrin.

Mathieu Menghini

Dans l’esprit de Jean comme dans le mien, ce lien Carouge-Meyrin n’était pas une union administrative ou commerciale. Il me siérait qu’elle ne le devienne pas.
Il importe que le monde de la culture, entre autres valeurs, véhicule celle de la coopération plutôt que de la compétition. Du dialogue plutôt que du déni. Ce lien n’aurait-il d’autres buts, qu’il demeurerait légitime.

Dans un précédent entretien, vous disiez de votre parcours : « je divise le passé en trois épisodes : sept années d’études, huit de politique et dix de théâtre ». Votre dernier acte en tant que programmateur est le dernier film de Godard, Film Socialisme, qui unit deux de vos passions. Le cinéma et la politique. Programmer ce film vous permet d’allier vos diverses passions dans un acte presque politique ?
C’est vrai. C’est un heureux hasard de terminer ainsi. Une grande chance que l’on doit à la volonté de Godard de voir son film diffusé dans des lieux inhabituels, non commerciaux et à son estime, je crois, pour le travail effectué à Forum.
Film Socialisme répond à deux critères de l’art « public » : la novation formelle et l’interrogation critique. Nous ajoutons un cadre à cette projection avec l’introduction du connaisseur fameux qu’est Jean Douchet et un débat à la suite du film – débat auquel Godard lui-même et le critique de la globalisation Riccardo Petrella, notamment, ont prévu de prendre part.

Quel bilan tirez-vous de ces cinq années passées au Forum ? Et quels temps forts gardez-vous dans votre cœur ? Éventuellement, avez-vous quelque anecdote à nous confier ?
Il appartient à d’autres de juger. Subjectivement, je suis simplement parvenu à concrétiser le projet qui était le mien. Voir, par exemple, les disciplines dialoguer, la programmation être mise en débat, l’éducation artistique enrichie, les tarifs abaissés pour les couches modestes de la population.
Un temps fort ? Le concert du guitariste brésilien Yamandú Costa. J’étais taraudé par un puissant mal de tête quand ce jeune homme joufflu est entré en scène ; il s’est penché sur son instrument, faisant corps avec lui et a commencé à faire danser sa main sur les cordes avec une virtuosité et des nuances de génie. Et la liberté d’un Glenn Gould.

Vos premières amours étaient l’histoire, l’histoire sociale surtout ; vous en imprégnez vos chroniques, sur la RSR. Vers quel horizon voguez-vous ? L’histoire, le journalisme, la politique ?
J’espère parvenir à mêler mes intérêts pour l’art et le social, l’enseignement, l’écriture et la recherche. La critique culturelle m’intéresserait également, en effet.
Pour ce qui est de la politique, ceux qui croient n’en faire pas nous trompent ou se trompent eux-mêmes !

Quelques questions plus personnelles alors que vous nous quittez … Quel est votre livre de chevet actuellement ?
Les transformations de l’Homme de Lewis Mumford. Un essayiste hétérodoxe, indisciplinaire qui interroge les fondements de l’humain et leurs délitements contemporains.

Vos auteurs de prédilection ? Vos cinéastes et mouvements cinématographiques favoris ?
Sans ordre : Gogol pour la fusion du tragique et du comique ; Dostoïevski pour la mise en lumière des abysses humains, La Fontaine et Flaubert pour le style, Thomas Mann pour… Nietzsche, Leopardi pour la génialité triste, Sartre pour sa probité, Spinoza et Marx pour leur souci de la multitude.
Pour ce qui est du septième art, je ne m’arrêterai pas à un mouvement, mais retiendrai les plans séquences de Murnau et Tarkovski, l’intensité de Bergman, les montages ingénieux d’Eisenstein, la lumière de Dreyer et, enfin, Chaplin pour son humour, sa poésie et son engagement.

Le mot de la fin…
Un mot un brin testamentaire, si vous le permettez.
Les directions des théâtres municipaux se trouvent face à deux écueils :

 1° Les industries culturelles, d’un côté, sont chaque jour plus puissantes avec leur lot de produits divertissant d’accès facilité.
 2° Côté culture publique, force est de constater que certaines collectivités publiques ne se rappellent plus pourquoi elles investissent de l’argent dans la culture : l’argument de la politique d’image, de la promotion économique voisine le plus souvent la volonté de répondre à une demande spontanée ou celle de privilégier le local, le folklore, l’animation.
Or, il me semble que l’art institutionnel « public » doit, dans la mesure des conditions particulières à chaque site, à la fois éviter le commerce et éviter de se contenter de caresser le citoyen/client (sinistre appellation !) dans le sens du pelage. Éviter de confondre intérêt civique et audimat.
Les modèles pouvant nous inspirer ne manquent pas : l’Eschyle des Perses dénonçant devant les Athéniens les funestes conséquences des guerres et les dangers de l’impérialisme. Le Lessing de Minna von Barnhelm, révélant à son siècle la morbidité des codes de l’honneur. Le Brecht de Mère Courage, affirmant qu’on ne peut déplorer les guerres et y chercher son beurre ou celui de La vie de Galilée interrogeant le bon usage de la science. Le Pommerat de Cet enfant illustrant le délitement du respect filial quand la société bafoue les pères, etc.
La méditation solipsiste, le divertissement (étymologiquement, le « dé-tournement »), le rêve ont droit de cité, bien évidemment, mais ils ne sauraient être le cœur de l’investissement de l’argent que la démocratie voue à l’art.

Propos recueillis par Firouz-Elisabeth Pillet