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Avenches : Bartabas & Zingaro

Présentation de Battuta, le nouveau spectacle de Bartabas

Article mis en ligne le mai 2007
dernière modification le 15 juillet 2007

par Bertrand TAPPOLET

Battuta est l’occasion pour son concepteur Bartabas de replonger au cœur de ses racines tziganes en mêlant musique, acrobatie, théâtre et art équestre. Exunt la mystique et l’épure graphique des précédents opus, les rituels austères chorégraphiés et tirés au cordeau. Place à une ronde virevoltante, hallucinante, circassienne et parfois un brin mécanique de voltiges équestres.

La "battue", "battuta" en langue Rom, désigne aussi bien la "pulsion" en roumain, la poursuite du gibier à travers les forêts des Carpates, que cette musique frénétique où chaque instrument semble vouloir aller toujours plus vite. Univers baroque et enflammé des Tziganes et de la culture rom balkanique restitué avec poésie et humour par 36 chevaux et 16 cavaliers-acrobates qui enchaînent les tours de piste au galop, et les cabrioles les plus insensées. Présenté notamment lors du dernier Festival d’Avignon où il remporta un triomphe public, le spectacle est servi cet été dans l’écrin enchanteur du site de l’Institut équestre national d’Avenches.

Imago mundi
Accumulant notations pittoresques et envolées lyriques, les tableaux de Battuta évoquent une vie de gitans en accéléré où se jouent des perpétuels recommencements avec une noce contrariée, des funérailles… Les équidés font leur révolution dans un cercle qui circonscrit lui-même une autre circonférence où évoluent d’autres montures, parfois dans un sens opposé. On songe à la figure de l’Ouroboros, symbole de manifestation et de résorption cyclique, perpétuelle transmutation de mort en vie. Ce scénario tourbillonnant, hymne au galop soulevant des gerbes terreuses, est prétexte à une fresque exubérante et colorée sur ce petit monde de
« manouches ». Défilent à tombeau ouvert carrioles ensauvagées saisies sous la forme d’un défilé de roulottes extravagantes, sorte d’icônes vivantes, vignettes de la mémoire tzigane, 2 CV, orchestre à la Kusturica, intrusion d’un faux plantigrade, funambule équilibriste, facétieux et lubrique, mariages d’un temps où les gitans sillonnaient l’Europe, religiosité quotidienne se déclinant en Vierges de procession et promise en longue traine blanche soutenue par des oiseaux silhouettés et de blancs ballons. Omniprésence aussi de gardes-frontières d’opérette pour régler entrées et sorties des voltigeurs équestres et migrants. Des cavaliers poursuivent au triple galop la jeune mariée dans le dessein d’accomplir un rapt de séduction. Mais l’antique pater familias mène la garde en parangon de vertu. Et la querelle de deux ménagères pas très apprivoisées ne fait pas oublier que ce sont surtout les hommes de cette communauté qui alignent cavalcades et numéros d’équilibristes. Bartabas fait ici retour au baroque rieur de ses créations des années 80 et confirme que l’on s’ébroue dans une dimension iconoclaste, pastiche dada marquée par l’apparition du maître à dos d’âne.

Etourdissante liberté
L’idée de l’éphémère est liée à Zingaro et à une forme d’esprit, évidemment proche de l’esprit tzigane. "La liberté, le silence, le fait de ne pas laisser de traces, font partie des éléments qui m’ont conduit à ce spectacle, relève Bartabas. En interrogeant le sens de cette liberté-là, différents paramètres ont surgi, comme celui du danger. Il n’y a pas de liberté sans danger. La vraie notion de liberté qui consiste à ne pas savoir de quoi demain sera fait effraie. Cette évocation du danger a ainsi débouché sur la notion de vitesse, dont la forme équestre est celle du galop. Dans l’imaginaire collectif, l’allure de la liberté est celle d’un cheval qui galope. De là est née l’idée de faire un spectacle entièrement consacré à cette allure. La manière dont je travaille part d’abord de la musique puis d’une réflexion pour déboucher ensuite sur de la technique. Comment retranscrire ces éléments – liberté, danger, vitesse, galop – en termes de spectacle ? La musique tzigane me semble être la plus appropriée car elle est évidemment liée à ces différentes notions. C’est l’une des rares musiques où les musiciens se mettent aussi en danger en se répondant, en se défiant à travers la virtuosité, et en improvisant. Ensuite, il y a des envies. Zingaro n’a par exemple jamais utilisé de cuivres en scène. Ici, il y a une fanfare, parce qu’elle est synonyme de la fête mais aussi parce qu’elle illustre tous les rituels qui accompagnent la vie : naissances, mariages, enterrements.
Ce qui m’intéresse avec Battuta, c’est de surprendre, musicalement d’abord avec le croisement inattendu de deux groupes musicaux, la fanfare et l’ensemble à cordes. Puis de travailler autrement sur le temps. Un des paris de ce projet est de tenir un rythme sans cesse crescendo. J’ai souvent introduit dans mes spectacles des moments lents, recueillis. Là, c’est une forme sans concession oscillant sans cesse entre la joie et l’inquiétude. Dans ma façon de travailler, je ne dirige pas. J’installe des choses, des énergies, et de cette manière de faire se dégagent des images, un sens, des climats particuliers. On passe d’un état à un autre, de la douceur à l’angoisse. Dans cette pièce, on est dans ce jeu-là."
De chaque côté de la piste, deux orchestres tziganes roumains se font face, bataillent et dialoguent en contrepoints. L’un est moldave, tout de cuivres extravertis et fougueux, qui vrillent les tympans de leurs festives volutes ; l’autre est un quatuor de Transylvanie, plus intérieur, ouvrant sur une forme de nostalgie multiséculaire superbement modulée par des cordes languissantes et mélancoliques.
Ouvrant et scellant le spectacle, une grande colonne d’eau, cascade drapée de bleu qui se fait fontaine d’imaginaires et où viennent se rafraîchir quelques chevaux. Comme si cette kyrielle de figures époustouflantes et éreintantes n’était que parenthèses entre deux transhumances tziganes. Chute d’eau perpétuelle qui peut aussi évoquer les grands shows des casinos de Las Vegas avec sa lumière bleutée, diaprée, son côté nef extraterrestre au décollage qu’accompagnent les gazouillis de tous les matins d’un monde. Ceux qui attendaient le dressage subtil où le cavalier actionne la monture comme de l’intérieur, ou l’ode élégiaque aux métamorphoses de l’animal en seront pour leurs frais. Ici tout étourdit, avec un sens aigu de la voltige.

Bertrand Tappolet

Chapiteau Zingaro, Terrain de l’IENA. Avenches,
du 8 juin au 8 juillet 2007. Rés. : 022 994. 31.31