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Sur les scènes lyriques parisiennes
Paris, Opéra : "Onéguine" pour la vie

Magnifique programme, avec Eugène Onéguine, La fiancée vendue, le Portrait de Manon, la Grand’tante, La petite renarde rusée, Rigoletto et Armide.

Article mis en ligne le novembre 2008
dernière modification le 22 février 2009

par Pierre-René SERNA

Le Bolchoï débarque à Paris. Cela faisait plus de 40 ans, depuis 1965, que la troupe lyrique moscovite au complet n’y était pas apparue. Eugène Onéguine représente l’Opéra de la capitale russe pour la circonstance au palais Garnier, à l’invitation de l’Opéra de Paris, dans une production qui tient du miracle. Une ambassade de rêve !

Et un ambassadeur de choix, en la personne de Dmitri Tcherniakov, enfant prodige de la mise en scène. Âgé seulement de 38 ans, il a déjà essaimé son talent hors de Russie, à Berlin, Munich ou Milan. Mais c’est une grande première en France. L’opéra de Tchaïkovski se voit transposé chez les parvenus de l’actuelle société russe. Rien de bien neuf a priori. Le décor est presque unique, un grand salon bourgeois occupé par une vaste table ; d’aspect provincial en première partie, et plus fastueux dans la seconde. La table, centre de tous les événements, évoquerait des relents psychanalytiques assez évidents, dans un alibi intellectuel gratuit. Il n’en est rien ! Immédiatement, la rigueur du plateau balaye toute réserve. Chaque geste, chaque regard, chez le moindre intervenant, apparaissent méticuleusement ciselés. Mais ce ne serait encore rien, sans l’idée, la vision transcendante, qui transportent au-delà. Nous sommes au cœur du drame. Tatiana est une formidable actrice, que bien des vedettes des planches ou des écrans pourraient envier, portée qu’elle est par une direction hors pair. S’ajoutent quelques traits scéniques proprement lumineux.

« Eugène Onéguine », avec Ekaterina Shcherbachenko (Tatiana), Anatolij Kotscherga (Le Prince Grémine) et Vladislav Sulimsky (Eugène Onéguine).
Crédit : C. Leiber/ Opéra national de Paris

Un seul exemple : quand la protagoniste principale, percluse sur une chaise isolée au fond de la foule, est remplacée au lever de rideau par un témoin anonyme qui lui ressemble, l’instant que l’on s’aperçoive du changement ; un jeu d’illusion, de mise en abyme, d’une profondeur cauchemardesque à donner le frisson.
Mais l’opéra ne saurait être du théâtre, et ce n’en est pas en l’espèce. Non pas tant en raison des qualités musicales mises au service du spectacle, mais de leur symbiose en un tout indissoluble. La production est rodée, certes. Mais il n’empêche que l’on est ébahi devant une telle adéquation entre la scène, le plateau vocal et la fosse. Un travail de troupe quasi idéal ! Distinguer tel ou tel en paraît presque vain. Mais saluons Tatiana Monogarova, qui a la présence stupéfiante que nous mentionnons pour le rôle féminin principal, et s’épanche dans un chant d’une complète ductilité. Onéguine revient à Marusz Kwiecien, aux couleurs de baryton-martin, autrement dit au phrasé d’un ténor dans une tessiture charnue. Lenski jouit de la voix accomplie de ténor lyrique d’Andrey Dunaev, ferme dans tous les registres et avec l’élan quand il faut. Margarita Mamsirova campe une Olga paradoxalement claire mais expansive. Makvala Karashvili, Emma Sarkisyan ou Anatolij Kotscherga, vétérans du chant russe à la technique sûre en dépit des ans, les accompagnent sans faillir pour Larina, la Nourrice et Grémine. Les chœurs sont d’autres vainqueurs, parfaits d’attaque, de tessiture et de cohésion. Et l’orchestre n’est pas en reste, infiniment déployé, jusque dans chaque timbre, sous la battue nickelée d’Alexander Vedernikov. Le Bolchoï reste une grande pointure, que peu d’Opéras de part le monde peuvent endosser. Une sorte d’accomplissement du chef-d’œuvre de Tchaïkovski, qui n’a jamais paru à ce point d’une émotion directement transmise.

Fiancée vendue
La Fiancée vendue avait été vue à Paris il y a quinzaine d’années, rapidement, à l’Opéra-Comique par les soins d’une troupe tchèque. C’est donc un ouvrage quasi inconnu du public, même s’il est de répertoire courant en Europe centrale, que présente le palais Garnier. Intention éminemment louable, mais, au final, peu gratifiante pour le plus célèbre opéra de Smetana.

« La Fiancée vendue », avec Pippa Longworth (Ludmila), Franz Hawlata (Kecal), Oleg Bryjak (Krusina) et Christiane Oelze (Marenka).
Crédit : S. Mathé / Opéra national de Paris

Le sujet, une comédie sans grands ressorts (deux jeunes amoureux en butte à des desseins matrimoniaux contraires), laisse aussi dubitatif que sa musique. Après une ouverture assez prometteuse, défilent des imitations sans génie de Mozart, l’autre Pragois, et de Rossini, cadences napolitaines comprises, piquetées de traits de folklore. Le troisième acte possède davantage de corps, avec deux beaux airs épanchés. Ne parlons pas des récitatifs, en dessous de toute convention – puisqu’il s’agit de rajouts ultérieurs. Des pointes d’épingle donc, auxquelles on a du mal à s’accrocher. Mais peut-être est-ce faute à la production même ?…
La mise en scène de Gilbert Deflo campe un décor de fête foraine avec des personnages typés comme des marionnettes. On peut goûter les touches de couleurs vives, mais l’ensemble résulte plutôt lourd, sans aucune virevolte impromptue venue l’égayer. La baguette de Jiri Belohlavek, connaisseur certainement de ce répertoire, se fait elle aussi pesante. Reste le plateau vocal, où paradoxalement les seconds rôles l’emportent : Franz Hawlata, irrésistible Kecal ; Christoph Homberger, ténor de charme malgré sa défroque grotesque en Vasek ; ou la délicieuse soprano Amanda Squitieri, épisodique Esmeralda. Ladite Fiancée, Marenka, et son amoureux, Jenik, échoient à Christiane Oelze et Ales Briscein, dont le chant digne aurait gagné à être plus enlevé.

Portrait de Manon
La Péniche Opéra est toujours ce lieu imaginatif qui réserve des surprises. En l’occurrence, il s’agit de deux opéras-comiques de Massenet ignorés des lyricomanes : le Portrait de Manon et la Grand’tante. Le premier, œuvre de la maturité du musicien, avait été donné presque solitairement il y a une dizaine d’années à l’Opéra de Monte-Carlo. Cette espèce de suite à Manon, truffée de rappels musicaux, conte un béguin vécu par le fils du fameux Des Grieux sur une musique qui est déjà celle de Pelléas. Le second est le tout premier essai lyrique du compositeur, sur une trame échevelée dans un noir château en Bretagne. La musique en est irrésistible, sans véritables audaces mais sensible. On est en droit de la préférer à celle de la première pièce. Ces deux opéras-comiques sont ici accompagnés au piano, dans une réduction de Massenet lui-même, au demeurant seule restée pour la Grand’tante.

« Portrait de Manon » à la Péniche Opéra, avec Clémence Olivier (Aurore, Sophie Haudebourg (Jean), Vincent Vittoz (Tiberge), Didier Henry (Des Grieux).

Cinq chanteurs, un piano et une mise en scène délicieusement faite de riens, un fauteuil, une table, quelques trophées de chasse accrochés… le charme opère. Bravo à Catherine Dune pour cette animation scénique aussi subtile que précise ! mais aussi aux intervenants dans un jeu hors pair ! Le chant est tout autant ardemment servi par Sophie Haudebourg, Vincent Vittoz, Didier Henry, la toute jeune Clémence Olivier au talent déjà sûr et un Christophe Crapez en plénitude vocale. Le pianiste Stéphane Petitjean s’affirme un musicien expert, face à son instrument et à la direction qu’il imprime aux chanteurs.

Petite renarde rusée
Octobre tchèque à l’Opéra de Paris, puisque la Petite Renarde rusée tient compagnie à la Fiancée vendue. Ou quand Janacek à Bastille suit à deux jours Smetana à Garnier, alors que près d’un siècle les sépare. Et aussi tout un monde esthétique. Janacek ouvre des portes, quand son devancier les fermerait. La couleur orchestrale métallique, l’arioso décalqué sur la prosodie propre à la langue – paraît-il – signent chez le premier un univers irréductible. À cet égard, la direction musicale de Dennis Russel Davies, qui a tant fait pour la redécouverte du compositeur, lui rend pleine justice, entre la rutilance des timbres dans la réverbération glacée bastillaise. Le plateau vocal s’y coule, fluide comme la parure orchestrale qui le drape. Elena Tsallagova, Hannah Esther Minutillo, Michèle Lagrange, respectivement la Renarde, le Renard et la Femme du Garde-chasse, Jukka Rasilainen, Roland Bracht, Paul Gay, le Garde-chasse, le Prêtre et Harasta, se fondent en un ensemble vocal enchanteur. Puisque c’est d’une féerie qu’il s’agit. Et nous y sommes bien à travers la mise en scène d’André Engel, qui voit défiler les saisons, leurs lumières grises ou ensoleillées, et la nostalgie du temps qui passe. Le temps a passé depuis une production de cet opéra par le même réalisateur en 2002 au Théâtre des Champs-Élysées (venue de l’Opéra de Lyon). Celle-ci lui ressemble à s’y méprendre. Les décors sortent pourtant intégralement des ateliers de l’Opéra de Paris. Mais il n’est pas contraint à une équipe de conception, costumes, décors et chorégraphie inclus, de se renouveler entièrement sur un même sujet. Quoi qu’il en soit, ici la restitution musicale l’emporterait largement, selon notre souvenir, dans un souffle général en parfaite symbiose avec la scène. Comme un accomplissement du chef-d’œuvre de Janacek.

« Rigoletto » à Bastille, avec Juan Pons (Rigoletto) et Carlo Cigni (Il Conte di Monterone)
© C.Leiber / Opéra national de Paris

Rigoletto
Spectacle de rentrée à la Bastille, Rigoletto est une reprise un peu routinière d’une production vieille de douze. Elle n’a ni bien ni mal vieilli, restée telle qu’en elle-même, platement et pesamment illustrative. Le sérieux ne sied guère à Jérôme Savary. Côté voix, on attendait quelque peu Juan Pons dans le rôle-titre, dont l’émission se fait désormais parfois flottante, quand reste toujours un chant expressif et incarné. La Gilda d’Ekaterina Syurina possède les moyens mais pas toujours le style de son rôle. Le Duc de Mantoue de Stefano Secco est direct et sans fioritures. La battue de Daniel Oren se montre, elle, survoltée, sans que l’auditeur le suive nécessairement à travers ses emportements.

Armide d’argent
William Christie revient à Lully. Vingt ans après Atys, qui a tant fait pour la redécouverte du compositeur et accessoirement pour l’opéra baroque français. C’est Armide qui scelle ces retrouvailles au Théâtre des Champs-Élysées, l’une des œuvres dernières du Musicien du Roi, avec Acis et Galatée. l’autre chef-d’œuvre.

« Armide », sur une chorégraphie de Jean-Claude Gallotta
© Alvaro Yañez

Il a été fait appel pour l’occasion à Robert Carsen et Jean-Claude Gallotta. Un metteur en scène et un chorégraphe, dont on sait que l’un comme l’autre ne sont pas précisément friands de dentelles. Pour autant l’esprit demeure, loin des reconstitutions d’époque, pour une tragédie lyrique où la danse – le geste – a une part primordiale. Car c’est d’un véritable travail en commun qu’il s’agit. Au point qu’on ne saurait déterminer la part qui revient à chacun des deux scénographes, dans les poses, les attitudes, les mouvements et la présence de tous les intervenants, danseurs, choristes et solistes mêlés dans un même ensemble. Une fois encore, est démontré combien les chorégraphes entendent la musique, et l’opéra, mieux que bien des concepteurs venus du théâtre parlé. À Carsen est logiquement due la dramaturgie, ce contexte de touristes en goguette dans les ors de Versailles (sur écran) qui ouvrent et ferment le spectacle, l’inclusion du prétexte d’un rêve. La vie est un songe, comme disait Calderón. Manque de chance ! Armide est l’une des rares pièces de Lully à n’avoir pas été présentée en son temps à Versailles. Des alibis donc a priori intellectuels, voire plaqués... Mais c’est sans compter sur une réelle beauté plastique, ces gris d’argent scintillants sous une lumière de fin de jour (signée Peter van Praet), ce climat fait de luxe inclassable (splendides costumes de Gideon Davey), ce plateau nu qui se prête à tous les regards (intérieurs et extérieurs), où le talent du metteur en scène fait merveille comme à son accoutumée.
Christie dirige sans faillir, ainsi qu’on s’y serait attendu, des Arts florissants à la technique consommée. Il manque seulement, comme souvent avec ce chef, une vibration, une poussée de fièvre, qui porteraient autrement que sans accroc les trois heures de musique. Mais peu à peu, si l’on sait être patient, un souffle s’installe qui mène à son intensité le dernier acte (et les plus grandes pages de l’œuvre). Il est vrai que le plateau vocal n’est pas en reste ; avec une Stéphanie d’Oustrac d’un chant et d’une expression jamais pris en défaut, malgré un rôle-titre écrasant – défi pleinement assumé ! ; un Paul Agnew, Renaud faiseur de sort à chaque note, même si les aigus filés de naguère ne sont plus ; et des rôles secondaires, Ubalde et le Chevalier Danois, bien campés par Marc Mauillon et Andrew Tortise. Laurent Naouri est un peu en retrait, Haine convenue sans le legato étale d’antan, rançon chez ce baryton d’un répertoire désormais tous azimuts.

Pierre-René Serna