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Sur les scènes lyriques parisiennes
Paris, opéra : “Andrea“ tricolore

Œuvres commentées : Andrea ChénierLa Mélodie du bonheurFortunioGlossopoeiaSaloméLe Couronnement de PoppéeRequiem de Lancino, Ibériades et quelques concerts.

Article mis en ligne le février 2010
dernière modification le 22 février 2010

par Pierre-René SERNA

Une interprétation vocale et musicale de premier ordre impose Andrea Chénier à la Bastille, face à une mise en scène essentiellement décorative. Juste retour, dans un lieu prédestiné.

On a beaucoup dit qu’Andrea Chénier de Giordano est un modèle typique de vérisme. Mais le qualificatif ne vaut que si l’on considère les sentiments exacerbés et leur traduction musicale dans un style démonstratif, un peu appuyé. Car le thème, lui, s’éloigne du réalisme de tous les jours tel qu’il définit habituellement le vérisme, pour se faire historique. Nous voilà ainsi transportés durant la Révolution française, pour narrer l’histoire tragique du poète André Chénier qui finira sous la guillotine.
Aux fins d’illustrer cette trame à la Bastille – endroit tout indiqué ! – Giancarlo del Monaco élit des décors et costumes fastueux… mais sans beaucoup plus. Entre un somptueux salon de palais rococo, au premier acte, l’intérieur d’un théâtre d’un même luxe mais en ruine, pour le troisième acte, défilent une multitude de drapeaux tricolores jusqu’à saturation, sans que les personnages fassent d’autre geste qu’ouvrir les bras en poussant la note ou mettre emphatiquement la main sur le cœur. Il semble alors assez hasardeux de vouloir ressentir visuellement une émotion, autre que de convention, devant une histoire censée être d’amour et de sang…

A la Bastille : « Andrea Chenier » avec Micaela Carosi (Maddalena di Coigny) et Marcelo Alvarez (Andrea Chénier).
Crédit : Opéra national de Paris / Mirco Magliocca

Sinon que l’interprétation vocale, indispensable ici, sauve tout, et emporte tout. Marcelo Álvarez est la voix même d’Andrea, puissante, ferme dans tous les registres, avec une technique sûre et accomplie (ces aigus en voix de tête judicieusement profilés). Micaela Carosi défend Maddalena avec un bel canto sans faille. Sergei Murzaev est un Gérard un peu brutal, comme il sied à son fruste personnage (sorte de pendant au Scarpia de Tosca), mais à la voix pleine. Et María José Montiel compose une Madelon de prestance à qui le public réserve le meilleur de ses applaudissements, avec Álvarez.
La direction musicale de Daniel Oren confère à l’orchestre des couleurs fortes ou subtiles, rendant justice au talent, méconnu en ce terrain, de Giordano. Et c’est ainsi que le principal attrait du spectacle se concentre sur la musique (d’une certaine manière tout le contraire de la Mélodie du bonheur présentée au même moment au Châtelet – voir immédiatement ci-dessous).

La Mélodie de Sagi
Un succès sans partage pour Emilio Sagi ! Ovations répétées, et justifiées, saluent au Châtelet The Sound of Music, la fameuse comédie musicale états-unienne, dont on a tiré un film plus célèbre encore (la Mélodie du bonheur). Et de fait, Sagi sort comme le grand vainqueur d’une production séduisante à partir d’un ouvrage piège, a priori indigent. Outre de magnifiques images, avec décors élégants et chorégraphies parfaitement adaptées, le metteur en scène sait ajouter une conception fine et intelligente où les personnages acquièrent consistance – qui autrement ferait défaut –, jusqu’à un saisissant final avec l’apparition de la soldatesque nazie dans la salle même balayée sous des projecteurs de camps de concentration (puisqu’il s’agit de la fuite d’une famille autrichienne au moment de l’Anschluss). Quel talent ! Et un superbe spectacle théâtral.
Car de musique, il ne saurait être vraiment question : quatre ou cinq chansons sirupeuses remises régulièrement sur plateau, avec peut-être une qui recèle plus de force et clos chacun des deux actes (bien vus ! sur ce plan). Et pour tout cela il n’y a pas moins de six signataires à avoir écrit pour un théâtre de Broadway, il y a exactement cinquante ans : Richard Rodgers, auteur des thèmes desdites chansons, Oscar Hammerstein, pour les textes des mêmes, Howard Lindsay et Russel Crouse, pour le livret (puisqu’il y a une espèce de trame), Robert Russell, pour les orchestrations (auxquelles, apparemment, Rodgers n’entendait rien) et Trude Rittmann, pour la musique des parties de danses et de chœurs (si l’on peut dire). Ouf ! Un produit industriel, donc, assez dans la veine de l’“entertainment” en vigueur de l’autre côté de l’Atlantique.

Au Châtelet : « La Mélodie du bonheur »
Crédit Marie-Noëlle Robert

Ce qui n’empêche l’excellent effet de chacun des protagonistes sur la scène du Châtelet, et surtout dans les deux rôles principaux le baryton Rod Gilfry et la soprano Sylvia Schwartz (que nous avions déjà pu goûter dans La viejecita de Fernández Caballero – une œuvre géniale pour le coup – au Teatro Arriaga de Bilbao, dont Sagi est précisément le directeur artistique), présences sûres et voix non moins assurées. Tout du moins d’après ce que l’on pourrait en juger à travers le filtre agaçant des microphones.
Dans la fosse, l’Orchestre Pasdeloup (tout un luxe ! sachant qu’à Broadway, et dans cette œuvre en particulier, on s’en tient à une poignée d’instrumentistes) se conforme à sa tâche aisée, aux ordres sans complications, comme il se doit, de Kevin Farrell.

Fortunio
Fortunio débarque à l’Opéra-Comique. De mémoire de mélomane on n’avait pas entendu l’opéra (comique ?) de Messager depuis des lustres. C’est donc une découverte, qui suit celle de Véronique du même compositeur il y a deux ans au Châtelet. Créé en 1907 dans cette même salle Favart, Fortunio se veut toutefois de nature plus complexe. Sur une histoire tirée de Musset, qui narre les émois d’une femme de notaire de province devant un jeune clerc, l’ouvrage ne recèle pas de dialogues parlés (caractéristiques normalement du genre de l’opéra-comique), ni d’airs ou ensembles proprement stipulés, au profit d’une continuité musicale dans l’esprit du temps (à la suite de Pelléas et de Wagner, dont Messager sera comme chef d’orchestre l’ardent défenseur). Si le ton n’en reste pas moins léger, la musique s’acharne à des constructions savantes. Mais c’est ainsi que curieusement on y retrouve moins la saveur inspirée que faisait le charme de Véronique, voulue plus simple mais au final mieux conçue et portée.

A l’Opéra Comique : « Fortunio »
© Elisabeth Carrecchio

Denis Podalydès signe la mise en scène, avec un jeu scénique précis autour de quelques décors stylisés (par Éric Ruf) nantis de jolis costumes (imaginés par Christian Lacroix). Un cadre simple et adapté qui permet aux protagonistes de librement s’exprimer : Joseph Kaiser et Virginie Pochon, pour les rôles principaux de Fortunio et de Jacqueline, mais aussi le vétéran Jean-Marie Frémeau, Jean-Sébastien Brou, Jean-François Lapointe et Jean Teitgen, savent tout autant s’épancher par le chant que la déclamation. Le Chœur les Éléments et l’Orchestre de Paris s’épanouissent, sous la battue fouillée de Louis Langrée.

... et sa chanson
Fortunio a un petit frère aîné : la Chanson de Fortunio, écrite par Offenbach en 1872. Le style est tout autre, et du meilleur Offenbach, inventif, jaillissant et enlevé sans vulgarité. Pour défendre ce petit opéra-bouffe (sur à peu près la même trame que l’œuvre de Messager), l’Orchestre-Atelier OstinatO et huit jeunes chanteurs font à l’Opéra-Comique rivalité d’efficacité et de musicalité.
Mentionnons les techniques vocales accomplies d’Anna Stephany, Malia Bendi-Merad et Thomas Morris. Un moment d’enchantement suspendu que ce concert, puisque concert il y a, pour une autre redécouverte, menée de main experte par la direction de Jean-Luc Tingaud.
Toujours dans le cadre des “Rumeurs”, qui accompagnent à l’Opéra-Comique les grandes productions, n’omettons pas la lecture tout à la fois sobre et vibrante de Denis Podalydès, par ailleurs sociétaire de la Comédie française, de la pétulante nouvelle de Berlioz le Suicide par enthousiasme, dans l’appropriée petite salle Bizet.

A l’auditorium du Centre Pompidou : Alberto Posadas
© Lucía Morate

Glossopoeia
Glossopoeia, autrement dit “la fabrique du langage” en grec, réuni deux artistes concepteurs : le chorégraphe Richard Siegel, disciple de William Forsythe, et le compositeur Alberto Posadas, élève de Francisco Guerrero, musicien trop tôt disparu et qui serait bien l’un des rares génies de la musique contemporaine.
C’est donc à une commande conjointe à ces deux artistes (par l’Ircam, l’Ensemble Intercontemporain, le Festival d’Automne et Operadhoy de Madrid) que répond le spectacle donné dans l’auditorium du Centre Pompidou. Trois danseuses, quatre instrumentistes (clarinette basse, alto, violoncelle et percussions), un traitement électroacoustique en transformation “réelle” avec des capteurs au sein même des gestes dansés, une toile et des projections abstraites évoluant elles aussi en temps réel, constituent un jeu interactif et sa matière à la fois strictement écrite et aléatoire.
Une musique envoûtante, entre tremblements de terre et espace intersidéral, des mouvements d’arabesques complexes, suffisent à transporter dans un autre monde, fait d’art et d’invention. Si loin de notre ordinaire actuel…

A la Bastille : « Salomé » avec Vincent Le Texier (Jochanaan) et Camilla Nylund (Salomé).
Crédit : Opéra national de Paris/ Christian Leiber

Salomé
La belle Salomé conçue en 2003 par Lev Dodin revient à la Bastille, avec son soleil noir et son feu rougeoyant. Camilla Nylund incarne la nymphe vengeresse et érotisée, avec une beauté vocale et plastique sulfureuse. À ses côtés, Vincent Le Texier est un prophète plus déclamatoire que chantant, pour son émission ferme mais à laquelle échappent certaines notes. Les seconds rôles ne pâlissent pas, comme Herodes confié au vétéran Thomas Moser, ou les Quatre Juifs incarnés par Éric Huchet, Vincent Delhoume, Andrea Jäggi et Gregory Reinhardt. Dans la fosse, Alain Altinoglu délivre un Strauss ciselé aux couleurs de musique de chambre.
Autre jeune loup de la baguette, Philippe Jordan, désormais directeur musical de l’Opéra de Paris, affronte également Richard Strauss, mais opposé à Ligeti, pour ce grand concert à Bastille marquant sa prise de fonction. À un Concerto pour violon, classique des timbres parsemés et travaillés du compositeur hongrois, succède la Symphonie alpestre. Et à une ardeur clairsemée, fait place un monstre post-romantique qui déploie son orchestre fastueux et démultiplié. Ou les deux facettes d’un même talent, celui de Philippe Jordan.

Philharmonique et National
Les deux orchestres de Radio France, le Philharmonique et le National, se sont conjugués pour des concerts phare. Au second revient au Théâtre des Champs-Élysées un programme Stravinsky-Debussy, avec les rares Circus Polka et Jeu de cartes associés à Images. Daniele Gatti, le directeur titulaire de la formation, sait déployer, dans ces œuvres d’une complexité pointilliste, une fermeté et une acuité qu’on ne lui soupçonnait pas. Dans le même lieu, le même orchestre entreprend de révéler Paulus au public parisien. Le vaste oratorio de Mendelssohn ne le cède en rien, pour ce qui est de l’inspiration immanente, à Elias, révélé l’an passé par cet orchestre et ce même chef, naguère attitré, Kurt Masur. Matthias Goerne triomphe dans un rôle-titre (si l’on peut dire en parlant du Disciple Saint Paul) qui semble taillé à la mesure de son legato expressif.

Au Théâtre des Champs Elysées : Matthias Goerne
© Marco Borggreve for Harmonia Mundi

Parfaite contribution du Chœur et le la Maîtrise de Radio France, aux ordres d’un
maître ès Mendelssohn (et son concitoyen, par ailleurs, de Leipzig).
L’Orchestre philharmonique de Radio France poursuit pour sa part à Pleyel un cycle Bruckner. Les cent quarante musiciens de sa phalange pour la Huitième symphonie, à peine moins pour la Neuvième, se soulèvent, enflent ou se font volute, sous les directives tendues de Myung-Whun Chung. La Symphonie inachevée de Schubert, pour compléter celle également de Bruckner (la Neuvième), en formation plus réduite comme il se doit, ne bénéficie pas des mêmes attentions, ou plutôt est servie pareillement droite, sans le chant ici indispensable.

Ibériades
Paris n’a pas oublié de célébrer le centenaire de la mort d’Isaac Albéniz. C’est ainsi que Radio France offre une série de concerts dédiés au compositeur espagnol. Sous l’intitulé “Ibériades”, la salle Olivier Messiaen de la maison de Radio France présente pas moins de neuf concerts de chambre, durant deux journées marathon. Aux mélodies et pages pour piano (incluant le fameux cycle Iberia) d’Albéniz, s’ajoutent aussi d’autres musiques de chambre des compagnons du musicien : Granados, Nin, Rodrigo, Mompou, Obradors, Turina, Falla ; comme également des extraits de zarzuelas de Guridi, Gímenez, Marqués, Moreno Torroba, Sorozábal et Chapí (autre centenaire). Les sopranos Léa Sarfati, Cecilia Lavilla (fille de Teresa Berganza), la splendide Julie Cherrier, le violoncelliste Marc Coppey, le violoniste Gabriel Le Magadure, pour citer les plus remarquables, partagent l’affiche avec les pianistes de premier plan que sont Shani Diluka, Hervé Billaut, Kotaro Fukuma, l’excellent Miguel Ituarte et un jeune homme dénommé Aldo Ciccolini. Le baryton Jorge Chaminé est le responsable artistique de cette programmation foisonnante, qui constitue pour le public presque autant de découvertes (comme le sublime Trio numéro 1 pour violon, violoncelle et piano de Turina).

Le Requiem de Lancino
Thierry Lancino est un compositeur célèbre et célébré, mais en marge des courants et des modes. Après un cursus traditionnel, le Prix de Rome et un passage par l’Ircam, il décide de prendre du champ par rapport à son pays, la France, et de s’installer à New York. De là une esthétique distanciée, inclassable, ni post-moderne ni avant-gardiste. Son Requiem, tout juste créé à Pleyel dans une espèce d’émoi général, le prouverait : une œuvre qui se ressource à la tradition – le découpage liturgique, la présence de quatre solistes en hommage à Verdi, le recours constant à la consonance – et qui s’en écarte – l’appel à un librettiste, Pascal Quignard, pour des parties en français et en grec ancien, des références aux musiques extra-européennes pour la percussion, avec quelques audaces parsemées. Mais telle, l’œuvre recèle une puissance et un chatoiement, et pour tout dire une séduction, dont jusqu’alors la musique contemporaine semblait se méfier comme de la peste. Certains sérialistes de l’après-guerre doivent se retourner dans leur tombe… D’autant que les serviteurs de ce moment privilégié, les forces nombreuses de l’Orchestre philharmonique de Radio France et de son Chœur, Nora Gubisch, Stuart Skelton, Nicolas Courjal et l’extraordinaire soprano Heidi Grant Murphy, la direction d’un grand de la baguette, Eliahu Inbal, en restituent pleinement l’éminente musicalité.

Au Théâtre Gérard-Philippe de Saint-Denis : « Le Couronnement de Poppée »
Crédit Ane Nordman

Poppée couronnée
Au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, l’opéra s’installe pour une série de dix représentations, avant une tournée jusqu’au mois d’avril dans une douzaine de villes de France. C’est le Couronnement de Poppée sous l’égide de l’Arcal. Et une indéniable réussite. Venu du théâtre, Christophe Rauck signe sa première mise en scène lyrique, et un accomplissement à tous égards. Quelques rideaux aux couleurs mordorées devant un plateau ponctué çà et là de rares éléments (une mappemonde, une proue de gondole…), des costumes actuels ou antiquisants, des gestes et postures recherchées sous des éclairages acerbes, et le charme opère qui transporte un public peu nécessairement coutumier de l’opéra (dont des enfants de banlieue). Il est vrai que le plateau vocal n’est pas en reste, avec les voix judicieusement adaptées de Valérie Gabail, Maryseult Wieczorek, Françoise Masset, Paulin Bündgen, pour ne citer que les principales, face à la petite formation instrumentale (comme il se doit) de l’excellent ensemble d’époque Les Paladins, sous la menée précise de Jérôme Corréas, et – ce qui n’est pas à négliger – la bonne acoustique du lieu. Un Monteverdi (mais aussi Cavalli et Sacrati, puisque le Couronnement s’apparente à un travail d’atelier) de tréteaux, ou presque, mais où rien ne manque, entre la force dramatique et l’élan musical.

Pierre-René Serna