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Paris : Chronique des concerts no. 234

Génie pianistique

Article mis en ligne le 1er juillet 2011
dernière modification le 5 janvier 2014

par David VERDIER

Commençons ce compte-rendu par l’écho flamboyant de deux récitals de piano donnés à quelques jours de distance par deux monstres sacrés du clavier : Radu Lupu et Aldo Ciccolini.

A Pleyel, le récital Piano **** du premier a fait se lever d’enthousiasme la salle entière dans un programme Schumann-Schubert très intimiste. Le choix délibéré de pages trop rares comme Papillons ou Bünte Blätter est parfaitement assumé par le pianiste roumain, au point d’en faire de ces œuvres modestes de véritables monuments sonores. Il y a chez Lupu un soin accordé à la prosodie schumanienne, confondant l’instrument avec la voix humaine. Ce ralenti sonore agit à la manière d’une loupe acoustique éclairant ça et là maints détails subtils dans un continuum de couleurs et de timbres à couper le souffle.

Radu Lupu

Aucun micro - hélas – pour capter cette performance sottovoce ; il faut remonter désormais à une dizaine d’années pour trouver la trace du dernier enregistrement chez DECCA. Ce vœu de silence discographique sera certainement lourd de conséquences pour les générations d’auditeurs qui n’auront pas eu la chance de pouvoir assister à des récitals comme celui-ci. On pensait être parvenu au sommet absolu avec Schumann et voilà que se présente une la mineur D.845 d’anthologie, surpassant en tension et en concentration tout ce qu’on a pu entendre jusqu’à présent. De la finesse des variations de l’andante en passant par les audaces harmoniques du scherzo, tout fut maintenu très haut dans l’échelle interprétative. Deux bis lents et majestueux pour conclure, dont les titres seuls suffiraient à donner les clés du récital tout entier : Warum des Phantasiestücke et Abschied des Waldszenen.

Aldo Ciccolini

C’est avenue Montaigne qu’eut lieu le deuxième temps fort, avec le récital d’Aldo Ciccolini. Oserait-on croire que ce pianiste octogénaire aurait pu en quelques semaines parvenir à ramener au Théâtre des Champs-Élysées un public très nombreux alors que le concert ne figurait pas au programme en début de saison ? C’est paradoxalement avec deux sonates de Mozart (K.331 et K.333) que le Napolitain déjoue tous les pièges de la routine. Le phrasé est ici une affaire moins de technique que de morale. On se surprend à entendre ces œuvres comme pour la première fois, avec un sens orchestral exceptionnel dans la façon d’agencer les différents plans sonores. Dans deux paraphrases de Liszt (Aïda et la Liebestod de Tristan), c’est la conduite du contrepoint, le rapport voix principales/voix secondaires et la couleur des tutti qui force l’admiration. Ici, rien de narcissique ou de démonstratif – la maîtrise technique bouleverse moins que les intentions délibérément poétiques de l’interprète.

Des trois soirées Mahler données dans le même TCE par Lorin Maazel à la tête du Philharmonia Orchestra, disons-le d’emblée, il y a peu de choses à retenir. Un sentiment métaphorique peu à l’image du verre d’eau que le chef pose à proximité de son pupitre : à moitié plein donc, à moitié vide… Après une sixième figée entre exubérances et minauderies, ce fut au tour de la 7e et la 5e de passer sous les fourches caudines du chef américain.
Le défi de modernité de la 7e est abordé très prudemment, les masses dynamiques, certes puissantes mais sans tension. Le relâchement du tempo s’impose dès le si mal nommé Langsam initial. Le phrasé s’englue et ahane dans une tendance continue (et imperturbable) à la diérèse – élément pouvant participer à la construction du son brucknerien mais totalement hors de propos ici. Dans l’allegro resoluto, on sent le degré de gêne et de précaution que mettent les musiciens à avancer pas à pas, un pied devant l’autre. Maazel a la chance que l’orchestre "tienne" et réponde au défi de lenteur, exception faite de quelques interventions très brutes de décoffrage de la trompette solo et des trombones. Quand la battue se fait pressante, cuivres et caisses claires dominent outrageusement l’espace sonore. La première Nachtmusik est dénuée d’humour, la petite harmonie métronomiquement parfaite mais parfaitement placide ; On entend tout mais quel ennui à écouter ces cloches plus proche d’une installation de Tinguely qu’un ranz alpestre. Le rythme ternaire s’englue dans la méticulosité, les glissendis ne jouant aucun rôle. Guitare et mandoline reléguées à l’arrière plan, la Nachtmusik II suit son bonhomme de chemin sans accroc majeur juste avant que n’éclate une stridente tempête de cuivres. On observe dans ces moments les efforts désespérés de certains musiciens pour se protéger les oreilles. Le final roule sur des rails implacables – tempo lourd, fugue ânonnée, les cordes plantant des clous pour couronner cet Hollywood sonore.

Lorin Maazel

Sans surprise, les déçus avaient évidemment déserté la salle le lendemain (les moins courageux étaient déjà partis dès le premier soir). Faisant mentir toutes les prévisions, Lorin Maazel donne de la 5e symphonie une vision finalement moins décevante qu’on aurait pu redouter. Contrairement aux deux autres, il fait le choix de diriger par cœur – se libérant étrangement de ses "manières" les plus irritantes. L’orchestre retrouve une belle liberté de ton et des intonations apolloniennes. Durant tout le début de la symphonie, règnent la ductilité de velours des cordes et des timbres qu’on pourrait rapprocher d’une couleur de verre dépoli. Dans le scherzo, l’emploi systématique de certains effets d’articulation facilitent la clarté des plans sonores mais nuisent au naturel expressif. Même les réminiscences viscontiennes (désormais intrinsèques) qui affleurent dans l’adagietto semblent plongées dans la naphtaline. Les phrases s’étirent sans pouvoir décider entre mièvrerie désuète et sentiments sagement placés sous verre. L’expressivité en berne colore un final en demi-teinte où, ici encore, le souci d’une impeccable mise en place nous éloigne des standards abaddiens. C’est tout du long, un souci de déplier la musique plutôt que de la déployer librement. La construction prudente du son irrite cependant beaucoup moins que dans la 7e symphonie, sans doute est-elle moins laborieuse ici. Maazel privilégie une vision somme toute très classique, avec un souci constant de lisibilité pour faire apparaître les arrière-plans. La projection est ici moins contrainte ou garrotée comme on avait l’impression la veille. Reste cette tendance des cuivres à envahir le champ dès que le chef le leur permet. La tonitruance de la conclusion est évidemment disproportionnée et inutile, sauf à mettre en valeur le profil de médaille du chef et emporter les hourras d’un public majoritairement conquis par tant de zèle.

David Verdier