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Paris : Chronique danse no. 233
Article mis en ligne le 1er juin 2011
dernière modification le 8 décembre 2014

par Stéphanie NEGRE

A l’Opéra de Paris, Roméo et Juliette
Roméo et Juliette tient une place particulière dans la vie de Rudolf Noureev. En 1965, il connait la consécration internationale avec Margot Fonteyn en créant, à Covent Garden, la version de Kenneth MacMillan. En 1977, le London Festival Ballet lui en commande sa propre version. Cela sera sa première chorégraphie ex-nihilo qu’il remontera en 1984 avec une nouvelle scénographie pour le Ballet de l’Opéra de Paris. Cette version illumine une fois de plus le Palais Garnier du 11 au 30 avril 2011.
Alors que certains chorégraphes centrent leurs ballets sur l’histoire d’amour entre les deux adolescents et la dégagent de tout contexte historique, Rudolph Noureev conçoit une grande fresque dramatique dans l’esprit de la pièce de William Shakespeare. Dans la scénographie somptueuse d’Ezio Frigerio qui recrée la Vérone tumultueuse et raffinée de la Renaissance, les rivalités familiales prennent vie. Les scènes de rue et celles mettant en présence les familles ennemies sont nombreuses, laissant rarement Roméo et Juliette seuls ensemble. Lorsqu’on connait l’issue de leur amour, ce parti pris rend d’autant plus saisissant leur coup de foudre et le sentiment d’urgence qu’ils ont à la vivre. Les baisers fougueux qu’ils échangent, loin de la pudeur habituellement de mise sur scène, donnent une couleur cinématographique à l’œuvre. Rudolf Noureev offre une place importante aux seconds rôles : Mercutio et Benvolio, les amis de Roméo, Tybalt, le cousin de Juliette, Pâris, son malheureux fiancé.

Emmanuel Thibault dans « Roméo et Juliette »
Photo Julien Benhamou

Agnès Letestu est une Juliette qui se révèle vite maîtresse d’elle-même et de son destin. Florent Magnenet est un gentilhomme joyeux et plein de retenue que les circonstances de la vie vont projeter dans l’héroïsme. Si leurs pas de deux peuvent manquer parfois de fluidité, ils font preuve en solo d’une interprétation très naturelle, preuve de leur aisance dans l’exécution de la chorégraphie extrêmement difficile et complexe. A côté de ce couple, un duo se détache, celui formé par Mercutio et Tybalt, dansés respectivement par Emmanuel Thibault et Stéphane Bullion. Le premier incarne la jeunesse insouciante qui semble faire fi des rivalités des deux clans. Emmanuel Thibault impressionne toujours par la grâce de ses sauts et par l’émotion subtile qui se dégage de son interprétation. Avec lui, Mercutio semble demander si la vie vaut d’être vécue sous la chape de plomb que le contexte social impose ? A cette question qui s’apparente à une provocation, la réponse de l’ordre établi à Vérone est sans appel. Elle a pour messager Tybalt et c’est la mort. La mort a ici pour sens le sacrifice et est le point de départ du drame. Très attaché à ce rôle, Rudolf Noureev le dansa toute sa vie en alternance avec celui de Roméo. Stéphane Bullion campe un Tybalt, bras armé des Capulet, jaloux de l’honneur familial et prêt à la démonstration de force avec le clan adverse. Leur duel est impressionnant par leur présence scénique si différente, Stéphane Bullion précis et puissant, Emmanuel Thibault, aérien et lumineux. Ce duo en arriverait à éclipser celui de Romeo et Juliette. D’ailleurs, à l’acte trois, quand Juliette, mariée secrètement à Roméo et bouleversée par la mort de Tybalt, doute, leurs fantômes lui apparaîtront : Tybalt représentant la seule issue morale qui s’impose, le suicide, et Mercutio, le refus de ce que sa famille et les conventions ont décidé pour elle. Le souvenir de Mercutio lui donnera la force de tenter l’impossible pour briser l’étau qui se resserre sur son destin et à accepter le stratagème fou de Frère Laurent pour vivre définitivement son amour. William Shakespeare, en faisant mourir prématurément le messager du religieux, décida de l’issue fatale de leur histoire, les faisant entrer dans la légende.

Aux Gémeaux, Sketches from chronicle, The Vile parody of address, Fabrications
Dans le cadre des Rendez-vous chorégraphiques de Sceaux, le théâtre des Gémeaux accueille du 5 au 7 mai 2011, le Ballet de Lorraine pour un programme consacré à la danse américaine. C’est l’occasion de plonger dans trois univers différents avec Sketches from chronicle de Martha Graham, The Vile parody of address de William Forsythe, et Fabrications de Merce Cunningham.
Pressentant la menace imminente d’un conflit mondial, Martha Graham chorégraphie en 1936 Sketches from chronicle après avoir refusé de se produire à Berlin dans le cadre de l’ouverture des jeux olympiques. L’œuvre, uniquement interprétée par des femmes, est organisée en trois parties. Enroulée dans une longue robe noire, une femme nous prend à témoin de son malheur. Ses gestes saisissants traduisent l’effroi et la détresse et semblent sortis de la toile de Pablo Picasso, Guernica. Puis le désespoir solitaire fait place à un groupe de femmes en noir qui traversent la scène en grands sauts telles des amazones. Elles se livrent à une ronde, danse les séquences dans une unité parfaite. Veuves ou guerrières, on ne sait mais l’énergie qui se dégage du groupe fait penser à une démonstration de force. Pour finir, ces femmes se regroupent autour de la première, vêtue de blanc et placée sur un podium. L’heure de l’action a sonné.
Avec ce ballet, Martha Graham se fait porte-parole de la douleur des femmes victimes de la guerre. Après avoir livré à nos yeux l’image de la souffrance, elle signifie le rôle voire le devoir de mobilisation des femmes contre la violence née de la folie des hommes. Cette œuvre raisonne particulièrement aujourd’hui où la guerre n’a pas disparu de l’actualité et où les femmes en sont plus que jamais ses premières victimes.

« The Vile parody of address » par le Ballet de Lorraine

Chorégraphié sur une fugue de Jean-Sébastien Bach extraite du Clavecin bien tempéré, The vile parody of address met en scène un duo avec un homme et une femme puis un solo masculin. Comme toujours chez William Forsythe, les ballets sont des moments de la vie où l’académisme détourné par des déséquilibres acrobatiques fait écho à la complexité de la nature humaine. Durant tout le ballet, un personnage de dos tient un grand bouquet de fleurs gris, nuance de cendre pour une œuvre étrange.
Fabrications a été créé en 1987. Merce Cunningham met en pratique son principe d’enchaînement de séquences de manière aléatoire. Ici, les danseuses sont en robe et les hommes en pantalon ce qui rend le ballet plus familier, moins abstrait. Les personnages, au départ, se côtoient sur scène sans échange mais, petit à petit, les couples se forment pour créer des ensembles toujours prodigieux de complexité et fascinant de dynamique. Pourtant étrangère à la narration et à une organisation préétablie, l’œuvre parvient une fois de plus à créer un microcosme et à nous prendre.
Après avoir présenté cette année Désirs au Théâtre de Chaillot et deux chorégraphies de Paulo Ribeiro au Théâtre de la Ville, le Ballet de Lorraine montre la diversité de son répertoire. Il est également fidèle à sa vocation de donner vie à des œuvres inscrites dans l’histoire de la danse mais ont toujours des choses à nous dire.

Stéphanie Nègre