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A la Comédie Française
Entretien : Jean Liermier

Jean Liermier, futur directeur du Théâtre de Carouge, est à la Comédie-Française. Rencontre.

Article mis en ligne le mars 2008
dernière modification le 24 mars 2008

par Ann SCHONENBERG

Après Les Sincères de Marivaux montée au studio de la Comédie-Française, Jean Liermier revient au sein de cette belle institution dans la salle Richelieu avec une sobre et dévastatrice Penthésilée. Avec pour décor une rose des sables en constante métamorphose s’adaptant aux différentes scènes, et la magnifique Léonie Simaga dans le rôle-titre, le texte de Kleist est porté sur scène dans toute sa beauté. Une mise en scène simple mais poignante !

Cette année commence très fort pour vous. Il y a tout d’abord cette création de Penthésilée à la Comédie-Française. Pourriez-vous nous en parler ?
Au moment où Muriel Mayette est devenue administratrice de la Comédie-Française, elle a souhaité me rencontrer pour venir partager son aventure du Français afin que je puisse venir travailler avec des acteurs ici. On a parlé de différents projets dont Les Sincères de Marivaux que j’ai montée au studio du Carrousel du Louvre et puis Penthésilée de Kleist. On s’est arrêté sur ces deux projets. Penthésilée c’est la force de l’écriture de Kleist, le côté désarmant et attachant du personnage et de l’auteur lui-même. Cette pièce m’a particulièrement touché de par la liberté de ton que Kleist emploie. Il place l’histoire du temps de la Guerre de Troie, tout en réinventant des éléments, entre autres le mythe des amazones qu’il renverse puisque l’histoire originelle raconte que c’est Penthésilée qui est tuée par Achille. Cette liberté-là de s’emparer de cette matière me plaisait. Et l’autre chose, c’est la forme même de la structure de la pièce qui est quelque chose qu’on ne connaissait pas. Goethe l’a immédiatement critiquée quand Kleist la lui a envoyée en lui reprochant de faire du théâtre de l’invisible puisque les gens viennent sur le plateau raconter ce qui s’est passé en coulisses. C’est le fondement même du messager, de la tragédie. Et c’est une chose qui m’intéressait.

Le metteur en scène Jean Liermier en répétition pour “On ne badine pas avec l’amour“ de Musset, septembre 2004.
Photo de répétition : Marc Vanappelghem

J’ai rencontré la traduction d’Eloi Recoing et de Ruth Orthmann qui, je trouve, rencontre formidablement le vers libre de Kleist et quelque chose qui s’appelle de la pensée en mouvement, où les personnages se construisent par la parole. C’est tellement énorme ce qui arrive qu’ils doivent mettre des mots pour essayer de comprendre. Ensuite il y a une rencontre avec une comédienne, Léonie Simaga, que je trouve éblouissante et remarquable dans le rôle. Parce que la partition est énorme et qu’on ne peut pas monter Penthésilée si l’on n’a pas la Penthésilée. Et parce que j’avais envie de travailler avec cette toute jeune comédienne, ce qui est déjà un parti pris de mise en scène, puisque pour moi Penthésilée est une toute jeune femme, une toute jeune reine comme le texte l’indique. Cela fait un mois qu’elle a été élue reine, elle vient de perdre sa mère et elle hérite d’une certaine manière à la fois du pouvoir et des règles fondatrices de l’ordre des amazones qui vont n’avoir de cesse que de l’embarrasser dans sa vie personnelle. Et le conflit, je dirais cornélien, entre son désir et le fait qu’elle soit reine, ses obligations, va amener à la tragédie car les amazones ont un commandement : tu n’aimeras point. Et il se trouve qu’elle va aimer. Et c’est en enfreignant cette règle que cela va conduire à la tragédie. Et encore la tragédie dans la pièce je la vois comme très simple, très intime. C’est un homme qui passe à côté d’une femme et une femme qui passe à côté d’un homme. Alors que les deux s’aiment et ont tout pour aller ensemble, qu’est-ce qui fait qu’ils ne peuvent pas y aller ?

Est-ce une heureuse coïncidence que vous et André Engel, avec qui vous avez beaucoup travaillé, portiez deux textes du même auteur ?
Oui c’est une coïncidence, un hasard. C’est une saison un peu kleistienne à Paris, il y a eu La Marquise d’O monté par Lukas Hemleb, il y a Frédéric Bélier-Garcia qui a monté La Cruche cassée, il y a André Engel qui fait La Petite Catherine de Helbronn et Penthésilée ici au Français. C’est un heureux hasard, je trouve, pour les spectateurs de pouvoir justement faire des regards croisés dans les différents théâtres pour avoir différents points de vue et différentes lectures de Kleist.

Qui plus est, la Petite Catherine et Penthésilée sont toutes deux des héroïnes entraînées dans des folies amoureuses…
Kleist disait que la Petite Catherine et Penthésilée étaient des négatifs. Il y avait un rapport intime entre les deux personnages et c’est vrai que cette quête d’absolu, cette soif de désir, d’amour, de passion, on la retrouve chez ces deux personnages avec deux manières différentes de la traiter. Il y a la violence et le côté irrépressible, guerrier, dans le rapport amoureux de Penthésilée et la patience de la petite Catherine qui attend.

Il y a d’un côté le rêve, un monde onirique avec la Petite Catherine et d’un autre côté le concret, le passage à l’acte avec Penthésilée
Tout à fait. Même si l’inconscient, les moment de trou, de vide, de béance, sont importants dans les deux pièces, c’est-à-dire le moment où l’on va faire croire à Penthésilée qu’elle a battu Achille, le moment où elle va se mettre à nu devant lui est basé sur un mensonge. En fait, c’est Achille qui l’a battue. Et le moment d’accomplissement, le moment où elle va faire sa déclaration, est basé sur un mensonge. Kleist travaillait beaucoup – bien avant Freud d’ailleurs – sur l’inconscient et sur ce délicat entrecroisement entre le rêve et la réalité. Qu’est-ce qui est rêvé ? Qu’est-ce qui est réel ?... A un moment donné on se perd, on ne sait plus. Et il se trouve que pour Penthésilée, le choc de la réalité, de la vérité sera d’une telle violence que cela va s’exprimer à travers la mort.

"Penthésilée" de Kleist
mise en scène de Jean Liermier avec la troupe de la Comédie-Française, photo Brigitte Enguérand

Avec votre nomination à la direction du Théâtre de Carouge et Penthésilée à la Comédie- Française, comment allez-vous concilier ces deux missions ?
Ma mission première est le Théâtre de Carouge. A partir du moment où j’ai accepté le contrat, l’investissement que cela représente de s’impliquer dans une maison, ce dont j’avais envie, j’assumerai ma charge au Théâtre de Carouge. Après, si on a les moyens à travers des collaborations, des échanges, ou des accueils de se retrouver avec le Français, ça se fera et avec plaisir. Mais, avant tout, je suis et je serai fidèle et attaché à la maison du Théâtre de Carouge.

Dans quel état d’esprit allez-vous reprendre le flambeau ?
C’est un poste qui est nouveau pour moi, j’en rêve depuis très longtemps, depuis que je suis petit. Le rêve de diriger une maison, de laisser une empreinte, un souffle, un regard, j’en rêvais depuis très longtemps. Ça ressemble à une mise en scène à une autre échelle, c’est-à-dire de devoir fédérer des équipes à travers ma garde rapprochée, ceux qui travaillent de près avec moi et puis les équipes des artistes invités. Et c’est quelque chose d’assez grisant et palpitant que d’avoir les moyens, même s’ils sont parfois restreints, mais on fait avec les moyens qu’on a, de pouvoir inviter des artistes et de leur dire : « ça m’intéresse ce que vous faites, je voudrais que vous veniez dans ma maison, je voudrais que vous puissiez travailler avec des acteurs suisses, que des acteurs puissent se croiser… ».
Cette volonté d’échange et de partage est quelque chose d’important dans la ligne. L’autre chose, c’est le public. Moi je suis là pour raconter des histoires à travers les spectacles, à travers l’éclectisme à la fois des lignes artistiques, c’est-à-dire des metteurs en scène, des visions et du répertoire abordé mais mon souci principal, c’est le public. Je suis là, je vis grâce aux impôts des gens et des subventions.
Et j’estime avoir des responsabilités par rapport à cela. Là je rentre dans un échange, amoureux je ne sais pas, mais un échange de partage avec un public potentiel et l’objectif c’est que nous nous rencontrions. Je suis en train de monter la saison prochaine en pensant à eux. Que ce soit les spectateurs carougeois, le premier cercle, ou un bassin beaucoup plus large, Genève et la France voisine.

Justement, peut-être pouvez vous nous parler de ce que sera votre première saison ?
C’est trop tôt…

"Penthésilée" de Kleist
mise en scène de Jean Liermier avec la troupe de la Comédie-Française, photo Brigitte Enguérand

Juste nous dire sous quel signe vous allez la placer….
C’est vrai que je vais revenir à la naissance même de ce théâtre, avec François Simon et Philippe Menta, qui, avec leurs premiers spectacles, ont abordé un répertoire classique mais en le revisitant. L’identité principale du Théâtre de Carouge avec les entorses qui vont avec ce principe même, c’est de travailler sur des classiques prioritairement. Actuellement, depuis l’annulation du Festival d’Avignon, il y a un mouvement où on parle de différents théâtres, il y a un théâtre d’images et un théâtre de texte. Je m’oriente très concrètement vers du théâtre de texte. Qu’on s’empare de textes, d’auteurs, de pensées et qu’on mette les auteurs en avant ! Ça oui. A travers encore une fois un regard neuf, le regard d’aujourd’hui parce qu’on ne fait pas de spectacles pour des spectateurs qui sont morts il y a 200 ans, on le fait pour ceux qui viennent et qui consomment et qui nous font l’honneur de venir fréquenter nos lieux.

Est-ce que vous envisageriez, par exemple, d’inviter Romeo Castellucci, prochain invité d’honneur du Festival d’Avignon, au Théâtre de Carouge ?
Fondamentalement, rien n’est impossible. Il se trouve qu’il ne fera pas partie de la première saison. Actuellement, en France, sont nommés à la tête d’institutions toute une nouvelle génération de metteurs en scène. Je pense particulièrement à Bélier-Garcia, ou à des gens comme Jean-François Sivadier qui, même s’ils n’ont pas de lieu, sont soutenus. Qui, même si on ne fait pas le même théâtre, m’intéressent. De par leur manière de s’emparer d’un texte ou de faire des spectacles. Je cherche à avoir des discussions avec ces gens-là. Sur le théâtre aujourd’hui : pourquoi on en fait ? qu’est-ce qui fait que ça a du sens aujourd’hui d’en faire ?
Et de partager ces réflexions avec d’autres points de vue, avec d’autres artistes, m’intéresse. J’ai une palette de camarades, dans le sens noble du terme, dont l’aventure de Carouge emprunte. Des gens qui font le théâtre aujourd’hui et qui se posent des questions comme moi, à leur manière, de la nécessité d’avoir des lieux où la parole est au centre.

C’est vrai que ça fait rêver de s’approprier pour quelque temps un lieu, de se faire plaisir en faisant plaisir au public…
C’est surtout le fait de pouvoir partager mon enthousiasme et mon désir de théâtre. Je suis quelqu’un qui croit fondamentalement au théâtre, qui fait, qui est construit de ça. De pouvoir faire partager ça à travers des choix, des gens qui interviennent dans ce théâtre-là, c’est un luxe infini. C’est un plaisir, un honneur, une responsabilité. Mais c’est avant tout un plaisir infini.

Comment allez-vous vous positionner en tant que directeur du Théâtre de Carouge par rapport aux autres scènes genevoises ?
Je crois que la position, ne serait-ce que sur le papier, de dire qu’on aborde prioritairement un théâtre de répertoire donne déjà une identité forte. Ça donne une couleur particulière au théâtre. Après je suis, encore une fois, pour défendre l’offre faite et donnée au public et je suis prêt à m’associer – on est en train d’ailleurs d’en discuter – d’une manière très concrète, proche et amicale de liens et d’échange fort, avec le théâtre Forum Meyrin. Je suis tout à fait ouvert aux discussions avec d’autres institutions genevoises encore une fois.

Allez-vous créer des ponts entre Genève et Paris ?
Oui, c’est un des objectifs, il ne se fera pas à court terme parce que le rapport au temps lorsqu’on décide d’une création, et de pouvoir la coproduire avec un théâtre notamment à Paris, ça demande beaucoup d’anticipation. Et ma fraîche nomination ne me permettra pas d’établir des liens directs avec Paris, même si cela se fera d’une certaine manière, mais pas complètement comme je voudrais. Il faut se donner le temps. Mais ça se fera parce qu’une des choses qui me paraît importante, c’est de permettre aux acteurs romands d’aller à l’extérieur et de rencontrer d’autres acteurs et d’autres manières de faire pour pouvoir grandir dans leurs démarches artistiques. Le Théâtre de Carouge est avant tout un théâtre d’art.

Pour conclure, qu’aimeriez-vous dire au public genevois ?
D’être curieux. Et que le théâtre est une fête avant tout, d’un plaisir qui est immédiat, celui de la représentation, du plaisir de l’intelligence dans le sens le plus ouvert qui soit et que le théâtre est leur maison. Et que nous sommes à leur service. Jamais ils n’auront la porte fermée face à un acteur, à un metteur en scène ou face à quelqu’un de l’équipe du Théâtre de Carouge. Ce théâtre est le leur, et je veux qu’ils sachent qu’ils sont les bienvenus et que je les attends avec impatience !

Propos rcueillis par Ann Schonenberg

Penthésilée de Heinrich von Kleist. Mise en scène de Jean Liermier
Salle Richelieu en alternance jusqu’au 1er juin 2008
A suivre à la Comédie-Française :
Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce. Mise en scène de Michel Raskine
Salle Richelieu en alternance du 1er mars au 1er juillet 2008