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A Lucerne
Lucerne : Festival de piano

Comme presque chaque année, Evgeny Kissin était invité au Festival de piano de Lucerne ; il a mis son art au service de Prokofiev et Chopin.

Article mis en ligne le février 2009
dernière modification le 20 mars 2009

par Eric POUSAZ

Beaucoup de critiques voient déjà en Evgeny Kissin le plus grand pianiste de sa génération. Âgé aujourd’hui de 37 ans, le prodige russe foule les podiums de concert depuis vingt-six ans déjà et se félicite, dans les rares interviews qu’il accorde, de ne pas avoir été poussé à se produire trop souvent pendant les premières années de sa vie d’artiste…

Invité à Lucerne presque chaque année, le virtuose russe crée toujours l’événement. Bien que les affiches de ses récitals ne soient pas spectaculaires, sur le papier du moins, il parvient à envoûter son entourage autant par sa maestria technique que par sa musicalité et le goût très sûr avec lequel il concocte ses programmes.
A Lucerne, cette année, il mettait son art au service de Prokofiev et Chopin. Du premier compositeur, il interpréta d’abord quelques pages d’une transcription pour piano de son ballet Roméo et Juliette. Bien que cette adaptation fasse la part belle aux effets de virtuosité affichée, elle n’est pas utilisée par le musicien pour faire montre de son savoir-faire. Au contraire, ce sont les délicats passages de transition, égrené sur le bout des touches comme autant de colliers de notes en suspens, qui font impression. La solide charpente rythmique du Bal chez les Montaigu, inimitable de panache et de brio quasi orchestral grâce à un toucher d’une inimaginable diversité de frappe, surprend ainsi moins que l’arachnéenne évocation de la première apparition d’une Juliette primesautière …

Evgeny Kissin
© Andrew Southam

Le moment fort de la soirée devait pourtant venir juste après : l’interprétation de la très longue Sonate no 8 en ré majeur du même compositeur. Le développement complexe du premier mouvement permet au pianiste de faire étalage de dons de coloriste qui l’habilitent à structurer cette complexe architecture sans forcer sur le rythme ou l’excessive largeur d’une fourchette de nuances spectaculaire. Le deuxième mouvement, nettement plus lyrique de ton, est abordé comme une longue rêverie ; les deux suivants, plus capricieux d’écriture, incitent enfin ce formidable virtuose à se profiler puissamment ; mais cela ne l’empêche pas de rester malgré tout en retrait, comme s’il s’agissait pour lui de rappeler à l’auditeur que son art ne doit pas faire écran à une pensée musicale qu’il s’agit de servir avec une modestie.
Chopin était l’unique compositeur inscrit au programme de la seconde partie du concert. Mais au lieu des Nocturnes, Ballades ou Sonates, Kissin proposait Trois Mazurkas, la relativement rare Polonaise-fantaisie op 61 et un choix de huit Etudes tirées des opus 10 et 25. Impossible de décrire ici l’incroyable maîtrise des structures, de l’agogique, du rubato qui inscrit chacune de ces pages dans un contexte toujours neuf. L’Etude Révolutionnaire, par exemple, reste bien sûr impressionnante de vitalité roborative et de vélocité nerveuse, mais elle laisse percer, grâce à d’infimes retenues du rythme, un soupçon de cette mélancolie qu’on associe à la personnalité de son auteur exilé. La Polonaise fantaisie voit ses bribes de mélodies se faufiler entre les pans d’une structure toujours présente quoique à peine esquissée sous les revirements soudains d’un jeu d’une extrême volubilité. La Mazurka en la mineur op. 59 no 1 affiche moins ses racines de danse populaire que son aptitude à croquer, en quelques notes, le portrait tourmenté d’un esprit qui peine à conserver son emprise sur ses émotions. Le public, conquis par tant de fraîcheur interprétative, ne parvenait bientôt plus à retenir ses applaudissements entre les groupes de pièces. Après plus de deux heures, il réclamait, debout, des bis qui lui furent servis bien frappés par un pianiste au septième ciel…

Eric Pousaz