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Opernhaus Zurich
Zurich : “Tétralogie“ & “Tristan und Isolde“

Avant de présenter la Tétralogie à Paris, Philippe Jordan a présenté L’Or du Rhin et La Walkyrie à Zurich. Siegfried et Le Crépuscule des dieux suivront en mars.

Article mis en ligne le février 2009
dernière modification le 27 février 2009

par Eric POUSAZ

Philippe Jordan s’attaque à la Tétralogie wagnérienne. A la fin de sa vie, Armin Jordan aimait dire que son fils Philippe était pour le moins aussi bon que lui, probablement même meilleur ! S’il est difficile à l’amateur de trancher en faveur de l’un ou de l’autre, force est de reconnaître que le cadet a su faire rapidement sa place au soleil…

Tous les grands opéras du monde ont déjà fait appel aux services de Philippe Jordan, ou ils s’apprêtent à le faire dans un avenir proche. Et partout, le succès est au rendez-vous. L’Opéra de Zurich avait même songé à faire de lui son Directeur Général de la Musique, mais c’est finalement le futur chef des opéras parisiens, Nicolas Joël, qui a emporté la mise !
Une des premières tâches du jeune chef suisse sera d’offrir à la Grande Boutique – comme ses admirateurs appellent affectueusement l’Opéra de Paris – une nouvelle version de la Tétralogie de Wagner, qui n’y a pas été jouée dans son intégralité depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale(!). Aussi le musicien a-t-il accepté avec empressement la proposition zurichoise de reprendre en mains la destinée de la production jadis confiée au tandem Robert Wilson et Franz Welser-Möst, histoire de se faire la main loin des projecteurs d’une grande première parisienne.
Malheureusement, le chef ne semble pas avoir obtenu des conditions de répétitions optimales pour un spectacle de pareille envergure, comme en témoignent les nombreuses imperfections instrumentales repérées tout au long des deux premiers volets que sont L’Or du Rhin et La Walkyrie (Siegfried et Le Crépuscule des dieux suivront en mars, avant la représentation en cycle fermé prévue sur une semaine du festival de fin de saison.

Tradition
Pourtant, la marque d’une personnalité affirmée est déjà sensible. Philippe Jordan se situe dans la grande tradition des chefs qui donnent à la musique le temps d’éclore lentement : les transitions s’étirent jusqu’à se perdre dans un silence presque complet, avant que de formidables crescendos n’emportent le spectateur sur des cimes vertigineuses.

« Das Rheingold » de Wagner, avec Egils Silins.
Copyright Suzanne Schwiertz

L’accompagnement est toujours d’une fluidité étonnante, avec un relief conféré à chaque solo instrumental intervenant à la façon des voix sur le plateau ; une maîtrise absolue de la fourchette des nuances permet en outre au chef de laisser passer sans effort apparent les voix des solistes, et ceux-ci en profitent pour articuler le texte d’une façon exemplaire.
Véritable drame chanté, plutôt qu’opéra grandiose, l’énorme opus wagnérien illustre alors parfaitement les ambitions de son auteur qui rêvait de proposer aux spectateurs modernes l’équivalent du spectacle musico-dramatique tel que le concevaient les anciens Grecs. Certes, les amateurs d’émotions fortes au plan musical ne sont pas déçus, mais l’important est ailleurs, et, déjà à mi-parcours, on sent chez le musicien suisse une volonté de souligner la cohérence du plan d’ensemble, quitte à rendre moins impressionnantes les pages fortes que sont pourtant ici le duo éperdu entre Sieglinde et Siegmund, la scène de l’Apparition de Brünnhilde à Siegmund ou celle de son ultime confrontation avec Wotan.

La distribution réunie pour l’occasion sur le plateau zurichois est de haute tenue. Dans le Rheingold, on oubliera rapidement la Freia trémulante de Margaret Chalker, la Fricka vocalement dépassée de Liliana Nikiteanu ou les interventions incolores de Donner ou Froh pour se concentrer sur les impressionnants débuts de Wiebke Lehmkuhl en Erda ou sur le raffinement vocal du portrait que brosse de Loge un Reinaldo Macias inattendu dans ce répertoire. Rolf Haunstein, un Alberich subtilement tonitruant, et Volker Vogel, un Mime hargneux et vindicatif, se montrent quant à eux les dignes partenaires du Wotan impérial d’Egils Silins.
La distribution, nettement plus homogène, de Die Walküre, est d’une meilleure tenue globale. Egils Silins affiche une présence d’une impérieuse grandeur dans son portrait du dieu blessé ; son épouse a la tournure olympienne de Cornelia Kallisch au jeu subtil et à la voix volontaire. Janice Baird, une Brünnhilde quelque peu métallique, déjoue avec aisance les pièges de ses Hojotoho ! assassins au début de l’acte II avant de faire preuve d’une confondante maîtrise du mezzo-forte dans son duo final. Martina Serafin, qui aborde pour la première fois le personnage de Sieglinde, s’affirme déjà sans peine comme une des grandes interprètes du rôle avec un timbre lyrique débordant de vitalité et d’énergie conquérante alors que Stuart Skelton, malgré une émission un brin incolore, pare Siegmund d’une humanité vibrante dont l’héroïsme n’est jamais pris en défaut dans les moments de haute tension dramatique. Matti Salminen brille en Hunding avec ses inépuisables réserves vocales dans le grave ; quant au lot des Walkyries, il se sort d’affaire avec un brio certain malgré quelques défaillances gênantes dans les ensembles où certaines interventions restent inaudibles.

« Die Walküre » de Wagner, avec Egils Silins et Janice Baird.
Copyright Suzanne Schwiertz

La mise en scène de Bob Wilson vieillit bien. Elle agace par son parti pris de stylisation qui transforme les personnages en pièces géantes d’un jeu d’échecs que d’invisibles joueurs manipulent avec une infinie précaution, mais les éclairages irréels et une gestique qui tisse de subtiles correspondances avec le système des leitmotivs cher à Wagner continuent à fasciner comme au premier jour. Sous cette forme, le Ring reste certes une expérience qu’il serait difficile de renouveler trop souvent ; pourtant on ne saurait nier que les souvenirs que le spectateur en garde se gravent bien plus profondément dans sa mémoire que maints gadgets proposés sur d’autres scènes par des metteurs en scène d’abord soucieux de mettre leurs propres fantasmes en avant.
Prochains spectacles : « Das Rheingold » : 20 mars, 1er avril, 24 juin ; « Die Walküre » : 22 mars, 3 avril, 27 juin ; « Siegfried » : 8 et 25 mars, 5 avril, 1er juillet ; « Götterdämmerung » : 15 et 29 mars, 8 avril, 13 juillet.

Quand Tristan et Wagner ne font qu’un…
La genèse de la composition de Tristan und Isolde est étroitement liée à la ville de Zurich. C’est en effet ici que le compositeur trouve refuge après s’être compromis à Dresde lors de l’insurrection d’avril 1949. Il y rencontre Mathilde Wesendonck, la femme d’un riche marchand qui est aussi un grand admirateur du compositeur. Sa passion pour celle-ci devait devenir la principale source d’inspiration de la Isolde de Tristan !...
Dans sa mise en scène, Claus Guth adopte jusqu’au bout le parti pris de la transposition biographique. Le superbe décor de Christian Schmidt évoque la villa de l’égérie wagnérienne, mondialement connue aujourd’hui car elle abrite les œuvres du Musée Rietberg consacré aux arts extrême-orientaux. Tristan, alias Wagner et Isolde, alias Mathilde, s’avouent leur amour pendant une réception de gala, entourés par les hôtes de marque d’un roi Marke (Otto Wesendonck ?) aveugle ou complaisant. Les scènes qui précèdent et suivent l’incandescent duo du 2e acte se jouent dans les diverses pièces de la maison qu’un plateau tournant fait défiler devant nos yeux pour établir de subtiles correspondances entre lieux et états d’âme.

« Tristan und Isolde », avec Ian Storey, Nina Stemme et Alfred Muff
Copyright Suzanne Schwiertz

La rencontre fusionnelle des deux amants se déroule, quant à elle, sur la table de la salle à manger ! La perte de la dimension mythique liée à l’évocation d’un moyen âge fabuleux voulue par le compositeur, est compensée par une mise en place très pointilleuse des divers épisodes d’un drame bourgeois classique de ménage à trois. Le spectateur peut s’accommoder de cette transposition ou la rejeter comme sacrilège : il n’en reste pas moins que la représentation convainc par l’extrême variété des registres tirés pour donner à voir l’irrésistible désir qui mène à l’anéantissement final. Même l’apparition du berger en pauvre hère paumé devant la façade en ruines de la propriété au début du 3e acte sonne juste, tant le travail des acteurs est précis. Et l’on n’oubliera pas de si tôt la vision d’une Isolde qui, littéralement, se détache du sol lors de son ultime chant d’amour avant la chute du rideau…

Incandescence
La représentation est portée à un niveau d’incandescence inouï par Ingo Metzmacher, un chef dont la conception wagnérienne se veut plus massive et musclée que celle de Franz Welser-Möst, qui avait la charge de la précédente réalisation zurichoise de ce chef-d’œuvre. Sous sa direction, l’orchestre prend résolument le pas sur les voix, creuse la psychologie des personnages, fait ‘parler’ leurs silences et donne à lire la vérité sous leurs mensonges ou demi-vérités. Les transitions sont chargées d’une urgence dramatique inhabituelle, chaque note étant abordée avec une véhémence haletante. Ce n’est en effet pas la mélodie infinie qui intéresse de prime abord ce musicien, mais l’alchimie des sons, l’épaisseur des tissus instrumentaux et la fugacité des éclairages changeants qui illuminent chaque texture. Et malgré tout, les voix conservent leur préséance, car ce travail en profondeur de la pâte orchestrale n’est jamais prétexte à déferlements de décibels.

« Tristan und Isolde » de Wagner, avec Ian Storey et Nina Stemme
Copyright Suzanne Schwiertz

Le plateau réuni pour l’occasion est un des meilleurs qui se puissent imaginer. Précédée d’une réputation flatteuse conquise en deux saisons sur le plateau du Festival de Glyndebourne, Nina Stemme nous fait entendre la musique sous un angle nouveau : lyrique jusqu’à en paraître frêle par moments, son Isole nous gratifie d’un chant haletant, d’une brillante intensité dramatique. On lui reprochera, certes, quelques graves ‘en creux’ dans les imprécations du 1er acte et un aigu parfois court dans les moments d’extase, mais il serait difficile d’imaginer une incarnation plus assumée de bout en bout. Le timbre agréablement barytonnant de Ian Storey convient idéalement à Tristan dans une salle de dimensions moyennes mais manifeste quelques signes inquiétants de fatigue dès le début du duo. Le chanteur connaît heureusement ses limites et recourt au parlando quand il le faut ; il ne force ainsi pas outre mesure son matériau vocal et parvient en état de relative fraîcheur au terme de sa lente agonie. Alfred Muff campe un Marke plutôt bonhomme, vocalement plein d’aplomb et scéniquement émouvant dans la scène finale de la renonciation. Le timbre plutôt clair de Michelle Breedt se confond parfois avec celui d’Isolde, dont il a l’éclat, la souplesse et le fruité ; ce ‘défaut’ tourne néanmoins à l’avantage de l’interprète dans cette mise en scène qui voit en Brangäne le double en négatif d’Isolde et souligne cette intention en lui faisant arborer les mêmes robes que sa maîtresse… Martin Ganter incarne un Kurwenal presque primesautier avec son timbre clair et son chant d’une causticité calculée alors que Volker Vogel reste un Melot plutôt pâle. Malgré ses quelques imperfections, cette représentation s’impose comme une des plus grandes soirées wagnériennes que la Suisse ait connues ces dernières saisons.

Eric Pousaz