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Opernhaus, Zurich
Zurich : “Simon Boccanegra“, “La fedeltà premiata“ & “The Rake’s Progress“

Zurich voit grand : nouvelle production de Simon Boccanegra, remise à l’affiche de La fedeltà premiata et nouvelle mise en scène pour The Rake’s Progress.

Article mis en ligne le avril 2009
dernière modification le 24 avril 2009

par Eric POUSAZ

Zurich vient de mettre à l’affiche une nouvelle production de Simon Boccanegra, un des opéras de Verdi les plus difficiles à réaliser. Les atouts majeurs de ce spectacle sont les deux voix graves de la distribution, confiées à des chanteurs qui ont plus de trente-cinq ans de carrière et qui donnent néanmoins la leçon à leurs collègues plus jeunes…

Leo Nucci reste un chanteur d’exception sur la voix duquel les ans semblent ne pas avoir d’emprise : son Boccanegra, puissant et lumineux, traverse la soirée sans aucune trace d’effort, n’était parfois une tendance à entonner un son aigu sur la réserve avant d’ouvrir le son. Son interprétation convainc autant par la richesse des nuances que par l’incroyable diversité d’une émission qui lui permet d’exprimer une large palette d’émotions sans jamais déformer la ligne de chant. Roberto Scandiuzzi, dont les débuts remontent à 1982 déjà, est à peine moins impressionnant avec sa voix de basse large et sonore, quelque peu floue parfois dans le médium. Le duo de ces deux géants du chant italien en fin d’ouvrage a été le clou de la soirée tant les deux lignes de chant paraissaient complémentaires et pourtant finement différenciés.

« Simon Boccanegra » avec Fabio Sartori, Leo Nucci, Isbel Rey, Roberto Scandiuzzi
© Suzanne Schwiertz

Troisième découverte : le ténor vaillant de Stefano Secco qui transforme le rôle un brin sacrifié par le compositeur de Gabriele Adorno en véritable protagoniste par la grâce d’un chant véhément et magnifiquement assuré. Isabel Rey, par contre, force à l’excès une voix légère qui n’en demande pas tant et paie cet excès au prix fort : la voix a tendance à bouger et à perdre toute sa suavité pour s’enrichir de quelques arêtes vives qui conviennent modérément à son emploi. Massimo Cavaletti (Paolo Albiani) est un vilain agréablement bien chantant alors que les comparses et le chœur font bonne impression dans leur rôle ingrat de coulisse sonore. La direction de Carlo Rizzi ne s’embarrasse pas de raffinements excessifs et se limite à souligner les rythmes souvent simplistes de l’accompagnement instrumental ; peu motivé, l’orchestre de l’Opéra paraît inutilement bruyant et peu précis et suit la direction étirée du chef avec un manque d’enthousiasme qui n’ajoute aucun lustre au spectacle du côté de la fosse.
La mise en scène de Giancarlo del Monaco cherche d’abord à plaire au public : les décors superbement aérés de Carlo Centolavigna, les costumes luxueux et lourds de Maria Filippi et les éclairages raffinés de Hans-Rudolf Kunz tentent en vain de masquer l’indigence d’une mise en scène qui recourt trop systématiquement aux gestes prévisibles et aux attitudes muséales. Le spectateur peut se laisser séduire par ce livre d’images de luxe ou s’irriter d’une telle recherche de consensualité qui fait passer le message de l’œuvre au troisième plan, mais au final, cette nouvelle réalisation laisse un goût désagréable de travail inachevé ou bâclé ...

La fedeltà premiata
En cette année anniversaire (Haydn est mort il y a tout juste deux cents ans), rares sont les scènes d’opéra qui font un effort de mémoire. Et ceci bien que le compositeur autrichien ait composé une douzaine de partitions achevées et qu’une bonne partie de celles-ci aient été enregistrées (à Lausanne, d’ailleurs, avec le concours de l’OCL sous la direction d’Antal Dorati !…). L’Opéra de Zurich vient de remettre à l’affiche une partition qui avait déjà été présentée sur sa scène dans les années 70 du siècle passé. Il s’agit d’une pastorale au sujet impossible, intitulé La fidélité récompensée, qui relate les tragiques amours d’un jeune couple qui se voit condamné à mourir parce qu’il a eu la présomption de se jurer fidélité éternelle et que le sacrifice de deux amants constants est le seul moyen d’apaiser le monstre envoyé par Diane pour dévaster le pays ! Heureusement, comme le veut la tradition, une apparition divine sauve in extremis les deux amants malheureux et récompense leur attachement part la promesse d’une félicité durable.

« La fedeltà premiata » avec Martina Janková et Christoph Strehl.
© Suzanne Schwiertz.

Placé devant un choix dramaturgique impossible, Jens-Daniel Herzog opte pour une radicalisation totale du sujet en transplantant l’intrigue dans un milieu sectaire où l’amour libre est érigé en principe de vie. Gare à ceux qui refuseraient de partager l’élue de leur cœur ! Et le spectateur moderne ne peut manquer de songer aux excès de tous ordres dont ce genre de sectes a le secret au point de prôner, par exemple, le suicide collectif comme remède à tous les maux terrestres… Si le propos peut paraître tiré par les cheveux, force est de reconnaître qu’il fonctionne plutôt bien. Joué dans un décor très discret au charme passe partout, avec des costumes baba-cool multicolores (l’aspect visuel du spectacle a été confié à Mathias Neidhart), l’opéra retrouve un semblant de vraisemblance et l’on suit les avatars amoureux des divers personnages avec une attention renouvelée. La réussite est d’autant plus grande que les chanteurs jouent comme de vrais acteurs et trouvent un parfait équilibre entre leurs démonstrations de virtuosité vocale et leurs aptitudes à incarner des personnages crédibles.
La direction musicale est assurée par Adam Fischer, un chef d’orchestre qui s’est hissé au rang de spécialiste de la musique de Haydn avec, notamment, l’enregistrement de sa bonne centaine de symphonies. Pour faciliter l’approche de cette musique, il n’a pas hésité à pratiquer de larges coupures dans les récitatifs, verbeux et inutilement complexes pour une intrigue qui reste compréhensible sans trop de développements. Les airs sont accompagnées avec élan, voire même brusquerie, par un orchestre réduit qui se profile comme un vrai interlocuteur et ne se contente pas de créer un arrière-fond musical sur lequel se détacheraient les voix des solistes.
Ceux-ci sont recrutés au sein de ce qu’il convient d’appeler la troupe zurichoise, même si certains d’entre eux poursuivent une carrière internationale. Eva Mei, l’amante du gourou, est une Amaranta délicate, aux phrasés somptueux, qui met en un tour de main les spectateurs de son côté malgré les aspects antipathiques du rôle ; le soprano aigu de Marina Jankova, qui incarne Celia, l’amante fidèle condamnée à mourir, sait lui aussi se parer de tournures au lyrisme charmeur enrichissant son chant de nuances inattendues en un tel contexte. Javier Camarena, un jeune tenorino qui a fait ses premières armes à l’Opéra Studio zurichois, n’est pas en reste dans le rôle principal de Fileno : avec un tel chanteur, nul doute que le répertoire classique et rossinien tient là un de ses talents futurs les plus sûrs tant le timbre est plein, la technique accomplie et l’expression raffinée.
Gabriel Bermudez en incorrigible coureur de jupons fait entendre une des voix de barytons les plus saines qui se puisse imaginer alors que Carlos Chausson en Mage (ou Gourou) Melibeo nous gratifie d’un chant un brin trop monocorde pour être vraiment prenant. Christoph Strehl, dans le rôle de l’amoureux mal aimé de Celia, a de la peine à s’imposer avec sa voix de ténor toujours plus rugueuse, comme entachée de défauts techniques que le chanteur ne parvient plus à maîtriser. Malgré ces légères réticences, voilà un spectacle qui mériterait de faire une incursion dans une salle romande (la mise en scène ne doit pas poser de gros problèmes d’adaptation) car elle présente le parfait exemple d’une relecture réussie d’un ouvrage qu’il n’est plus possible de représenter en restant ficèle aux volontés de ses créateurs !

The Rake’s Progress
Précédée d’une réputation sulfureuse, la nouvelle mise en scène de La Carrière d’un Libertin de Stravinsky n’a pas effarouché les Zurichois. Il faut dire qu’il n’y avait pas de quoi. Et néanmoins, un comité de censure viennois à fait interdire l’accès au théâtre aux spectateurs de moins de dix-huit ans lors de la présentation de cette production au Theater an der Wien en janvier dernier… En cause : une scène d’orgie dans le bordel dirigé par Mother Goose qui voit copuler différents groupes de figurants dans le plus simple appareil. Or la mise en scène de Martin Kusej et les éclairages de Friedrich Rom sont suffisamment nébuleux pour que l’on ne songe pas à compter les prépuces…

« The Rake’s Progress » avec Shawn Mathey, Michelle Breedt, Eva Liebau.
© Hans Jörg Michel

Si la réalisation scénique choque, ou déçoit, c’est d’abord parce que Kusej se soucie peu de la nature fragmentaire de l’œuvre qu’il met en scène. Les divers tableaux qui ont servi de source d’inspiration à Auden et Stravinsky sont montés dans un décor unique qui aplanit toutes les différences sociales et culturelles. Les dames du lieu clos et celle de la vente aux enchères ne se différencient pas les unes des autres lorsqu’elles portent une robe car leurs comportements, agités et outranciers, se ressemblent étrangement. De fait, joué sans souci de différenciation, le sujet finit par ennuyer et la dernière demi-heure de l’ouvrage, où l’on assiste à la fin pathétique du héros qui a plongé dans la folie après ses excès en tous genres, n’en finit pas de tourner en rond. Musicalement, les choses vont légèrement mieux grâce à l’engagement du chef Thomas Adès, qui a remplacé un Niklaus Harnoncourt malade. Le chef est lui-même un compositeur réputé dont certaines œuvres ont fait le tour du monde ; il aborde celle de son confrère avec un respect appuyé de la lettre, sans pourtant tomber dans la servilité. Son accompagnement a de la couleur, du rythme, de l’aplomb scénique.
La distribution est, elle, déséquilibrée par une Anne Trelove vocalement trop fragile : Eva Liebau, une chanteuse attachante par ailleurs, n’arrive pas à se sentir à l’aise dans un rôle créé par Elizabeth Schwarzkopf dont elle détaille les étapes d’une voix scolaire au débit peu différencié. Shawn Matthey, par contre, entre dans la peau du Libertin avec une aisance physique indéniable. Son ténor lyrique, agréablement timbré, lui permet en effet de déjouer tous les pièges de la parodie que l’écriture décalée du compositeur sème sous ses pas, et de brosser de cet individu ambigu un portrait tout en demi-teinte qui ne manque de toucher le spectateur. Martin Gantner en Nick Shadow joue avec efficacité l’incarnation diabolique de l’histoire : ce chanteur sait ne pas forcer le trait et se contente de mener le jeu sans avoir l’air d’y toucher. Les effets sont sobres, l’intonation reste clair et incisive, le jeu se veut plutôt pudique, ce qui tranche dans ce contexte de débauche généralisée… Alfred Muff, Kismara Pessatti et Michelle Breedt dans les emplois moins exposés de Trulove père, de la patronne du bordel et de la femme à barbe, sont au diapason de leurs collègues masculins tandis que le chœur de l’institution, par son engagement, fait honneur à une réputation passée que certains manques récents ont quelque peu ternie.

Eric Pousaz