Arts-Scènes
Slogan du site

Cinéma Danse Expositions Musique Opéra Spectacles Théâtre

A Zurich et Bâle
Zurich : “Königskinder“ & Bâle : “Penthésilée“
Article mis en ligne le décembre 2007
dernière modification le 20 novembre 2007

par Eric POUSAZ

En ce début de saison, les opéras de Bâle et Zurich proposent chacun une nouvelle production d’ouvrages qui sortent résolument des sentiers battus. Et le succès est au rendez-vous …

Zurich : Königskinder
Engelbert Humperdinck est surtout connu des amateurs d’opéras par son opéra pour enfants conçu sur le thème de Hänsel et Gretel, dont le Grand Théâtre a proposé une excellente version il y a quelques années. Les six autres titres qu’il a écrits pour la scène lyrique sont totalement tombés dans l’oubli, à l’exception de ces Enfants de Roi que l’Opéra de Zurich, deux ans après Munich, vient de reprendre après quatre-vingt-dix-ans d’oubli (la dernière mise en scène sur le plateau zurichois date d’avant la première guerre mondiale…)
Contrairement à ce que le titre pourrait faire croire, il ne s’agit pas là d’un nouvel opus destiné aux enfants. Le conte qui sert de fil conducteur à l’intrigue n’existe pas en tant que tel mais a été concocté par Ernst Rosmer qui a utilisé plusieurs éléments traditionnels pour créer une histoire complètement originale. L’intrigue tourne autour de la vie malheureuse de deux enfants de sang princier qui sont méconnus de leur entourage ; l’amour naissant entre les deux êtres peut faire croire à un happy end, mais la faim puis la maladie viennent à bout du courage de ces exclus de la société qui finissent par se laisser mourir de froid devant la porte d’une ferme où le prince a mis en gage sa couronne contre une misérable bouchée de pain qui ne calmera pas leur faim… Seul un musicien ambulant a reconnu la nature royale des jeunes gens, mais comme il est artiste, personne n’ajoute foi à ses propos et il survient trop tard pour apporter du réconfort aux amants tragiques.
La musique de Humperdinck s’inspire de certains airs populaires, mais elle est de nature nettement plus savante (car le travail thématique fait preuve d’une originalité avant-gardiste affirmée) que dans Hänsel et Gretel. Désireux de renouveler son langage, le compositeur explore en effet les différentes formes que peuvent prendre les rapports de la musique au texte et met au point, dans la première version de l’ouvrage créée à Munich, une sorte de Sprechgesang serrant le mot parlé au plus près. Le modernisme du procédé fait peur lors de la création en Bavière et, c’est finalement une version entièrement remaniée, beaucoup plus ‘wagnérienne’ d’esprit, qui est présentée sur la scène du Metropolitan Opera de New York en 1917 avec un succès dépassant de loin celui qu’y a remporté Puccini avec sa Fille du Far West quelques semaines plus tôt !...

Königskinder, avec Isabel Rey, Jonas Kaufmann. Copyright Suzanne Schwiertz.

Zurich offre actuellement l’occasion de redécouvrir la version revue pour la création américaine. C’est Armin Jordan qui aurait dû se charger de la préparation musicale de ce spectacle ; il a été remplacé par Ingo Metzmacher, un chef allemand désireux de redonner leur chance à ces partitions de la première moitié du 20e siècle que l’on a trop longuement négligées. Son approche est foisonnante : l’orchestre est d’une rutilante mobilité et, malgré le nombre élevé de musiciens dans la fosse, ne couvre jamais la voix de chanteurs. On découvre, sous sa direction, qu’un Humperdinck a su explorer des voies musicales différentes de celles d’un Richard Strauss et qui s’avèrent finalement non moins convaincantes car elles annoncent déjà la révolution musicale de l’entre deux guerres.
La distribution est dominée par Jonas Kaufmann en jeune Prince : la voix est d’un beau métal, plutôt sombre pour un ténor, ce qui convient idéalement à ce rôle qui, par ses exigences, s’inscrit dans la ligne directe des grands emplois wagnériens. Isabel Rey a plus de peine à s’imposer en jeune gardienne d’oies car sa voix a perdu sa souplesse autant que son éclat et marque une fâcheuse tendance à bouger excessivement. Olive Widmer dans le rôle du musicien fait étalage d’une voix superbe mais ne rend pas justice à la complexité du personnage par la faute d’un chant trop uniformément beau. Les comparses et le chœur sont excellents, alors que la mise en scène de Jens-Daniel Herzog déçoit par sa propension à enfermer l’opéra dans une imagerie moderne qui lasse autant par son inanité expressive que par sa laideur intrinsèque… (Dernières représentations : les 4, 7, 10 et 16 novembre)

Bâle : Penthésilée
Surtout connu pour ses sublimes mélodies, le compositeur suisse Othmar Schoeck a écrit deux opéras rarement montés. Vénus (que les Genevois ont pu découvrir il y a une dizaine d’années) et cette Penthesilea, conçue sur le texte même du chef-d’œuvre de Heinrich von Kleist que le compositeur a amputé de plus des trois quarts. Malgré le succès de la première, l’œuvre a mené une vie plus que modeste en marge du grand répertoire si bien que cette nouvelle production bâloise équivaut presque à une recréation. L’intrigue se concentre sur la rencontre de la reine des Amazones avec le vaillant héros grec Achilles, venu en ennemi mais bientôt vaincu par le charme de la guerrière. Un malentendu pousse cette dernière à assassiner son amant alors qu’il se présente sans armes au devant d’elle. Non contente de l’avoir massacré, elle le mange en un rituel barbare dont la tragédie ne conserve fort heureusement que le récit. Lorsqu’elle prend conscience de son acte monstrueux, Penthésilée baise la dépouille sanglante de sa victime avant de se suicider sur son corps… Hans Neuenfels raconte l’histoire sans l’illustrer ; il se contente de quelques métaphores très fortes (comme cette Penthésilée qui, sanglée dans une robe immaculée, revient sur scène après le repas funeste en poussant une chaise d’invalide sur laquelle sont entassés les restes invisibles de son horrible forfait) pour inciter le spectateur à activer les rouages de son cinéma intérieur… Le spectacle n’en devient pas forcément plus limpide pour celui qui connaît mal l’original littéraire, mais il établit de subtiles connections avec les scènes d’horreur dont la télévision nous abreuve aujourd’hui et évite avec élégance les pièges de la reconstruction mythologique.
Mario Venzago est devenu, au fil des ans, le grand spécialiste de la musique d’Othmar Schoeck. Il propose à Bâle une version légèrement remaniée de Penthésilée : il a ajouté un personnage de guerrière, qu’incarne une actrice de théâtre, afin de lui confier les passages que Schoeck n’a pas composés, car il sait les chanteurs maladroits à restituer la grandeur tragique d’un vers sans le secours de la musique. Il sait de surcroît veiller à rendre sensible la pulsation rythmique de la partition jusque dans les moments où celle-ci risquait de se perdre dans les textures exceptionnellement denses d’un tel langage musical qui n’est pas sans rappeler, en plus moderne encore, celui d’un Strauss, d’un Zemlinsky ou d’un Humperdinck… Au final, l’ouvrage proposé sur la scène bâloise éblouit par sa modernité autant que par la pertinence d’un impact théâtral qui n’a rien perdu de sa force au fil des ans.
La distribution est sans faille dans les rôles principaux : Tanja Ariane Baumgartner incarne une Penthésilée ardente, capable du cri le plus puissant comme de la note à peine audible, tenue sur le fil de la voix sans le moindre signe d’effort. Le chant est constamment habité si bien que l’auditeur n’a jamais l’impression d’entendre une artiste poussée à tester possibilités extrêmes, ce qui est une gageure quand on sait que ce rôle est techniquement encore plus difficile que celui d’une Salomé…. Thomas Johannes Mayer est un Achilles impressionnant par la santé du timbre comme par la justesse du jeu dramatique. Ursula Füri Bernhard, enfin, campe une Prothoe hallucinée dotée d’une voix ample et chaleureuse jusque dans le bas de la tessiture. Les chœurs et l’orchestre sont au dessus de tout reproche tant ils paraissent électrisés par l’importance de cette redécouverte dont on peut espérer qu’elle ne restera pas sans lendemain. (Reprises les 1, 14, 17, 20 & 28 décembre. Quelques dates restent encore à fixer en janvier 2008 !..)

Eric Pousaz