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Opernhaus, Zurich
Zurich : “ Carmen“, “Rinaldo“ & “Clari“

L’Opéra de Zurich offrait trois productions : Carmen - remarquable Don José de Jonas Kaufmann - Rinaldo et Clari - merveilleuse Cecilia Bartoli !

Article mis en ligne le septembre 2008
dernière modification le 19 septembre 2008

par Eric POUSAZ

La précédente mise en scène de Carmen, due à Peter Mussbach, situait l’action dans un camping abandonné encombré de roulottes délabrées submergées par un raz-de-marée boueux. La nouvelle production, due à Matthias Hermann, actuel directeur du Schauspielhaus en partance pour Vienne, fait table rase de tout décor.

Un plateau circulaire incliné envahit tout le plateau ; à l’arrière, un grand drap blanc que les éclairages subtils de Martin Gebhardt colorent en fonction de l’atmosphère du moment. Les chanteurs amènent eux-mêmes les quelques éléments de décor nécessaires à l’action (la porte de la manufacture de tabac, les sièges et tables de la taverne de Lilas Pastia, etc…) alors que sur la cage du souffleur trône pour chaque acte un élément significatif différent (un chien endormi pour la place du premier acte ou des caisses de marchandises pour la scène du défilé des contrebandiers). Le metteur en scène concentre son intérêt sur le jeu des chanteurs, transformés pour l’occasion en acteurs de film naturaliste noir. Les costumes évoquent une contrée ensoleillée d’une rare pauvreté où les gens passent leur temps à tromper leur ennui en se raillant des défauts qu’ils observent chez les autres.
Carmen est une femme austère, sauvage, qui ne s’abandonne jamais à ses sentiments. Tout est calcul, chez elle, jusqu’à sa mort finale qui ressemble fort à un suicide désespéré. Don José, par contre, est un être timide soudain emporté par la passion. Leur affrontement programmé les laisse presque impuissants face au destin qui les conduit à l’anéantissement et assure au spectacle un rythme soutenu, qui va s’accélérant.

« Carmen », avec Vesselina Kasarova et Jonas Kaufmann
Copyright Suzanne Schwiertz.

Pour sa prise de rôle, Vesselina Kasarova étonne avec sa Carmen au chantant chaotique, piqueté de notes puissantes et chaleureuses. La voix ne semble pas à l’aise dans une écriture qui allie légèreté et éclat, dérision et grandeur tragique. Au stade actuel, son portrait demande encore à mûrir. Jonas Kaufmann, avec sa voix de ténor étonnamment riche dans le grave, crée la sensation avec son Don José à l’intonation précise : le personnage semble constamment pris dans un rêve et se meut dans une autre sphère. Lorsque Carmen se moque de lui, il répond d’une voix douce, presque éthérée, comme s’il ne parvenait à la comprendre. Rarement le personnage aura paru si juste et si pathétique dans son incapacité à communiquer, et tout cela est rendu avec un timbre d’une beauté immatérielle qui se refuse à l’effet facile (notamment avec un sublime si bémol murmuré en fin de l’air de la fleur…).
Michele Pertusi est un Escamillo hâbleur aux fanfaronnades d’un aplomb réjouissant alors qu’Isabel Rey en Micaëla agace l’oreille par un timbre qui vire systématiquement au cri acide dès qu’il est poussé dans ses derniers retranchements. Les emplois secondaires vont de l’excellent (Sen Guo en Frasquita ou Gabriel Bermúdez en Dancaïre) au tout juste acceptable, surtout par la faute d’une maîtrise du français qui paraît bien souvent trop approximative. Même Carmen, sur ce plan, se situe en-dessous du standard admissible sur une scène germanophone aux prétentions internationales.
Franz Welser-Möst dirigeait sa dernière nouvelle production en tant que Directeur Général de la Musique (une fonction qu’il va maintenant exercer à l’Opéra de Vienne). Sa version du chef-d’œuvre de Bizet est abrupte, emportée, presque enragée. Parfaitement en place dans les dernières scènes, une telle conception anéantit les subtils équilibres entre comédie et drame dans les scènes plus légères des premier et deuxième actes et alourdit inutilement le propos. Carmen reste donc encore pour ce chef, à qui d’ordinaire tout réussit, une noix dure à croquer …

Haendel : Rinaldo
Fidèle à la tradition, l’Opéra de Zurich met chaque année à l’affiche une nouvelle production lyrique de Haendel. Cette année, le choix s’est porté sur une œuvre relativement connue du compositeur britannique : Rinaldo. Il s’agit d’un opéra à machines, spectaculaire dans ses constants changement de décors, que Haendel a composé pour ses débuts sur la scène londonienne devant un public qu’il tenait à impressionner. A Zurich, le metteur en scène Jens-Daniel Herzog a repris une idée scénique de Claus Guth, un collègue subitement tombé malade juste avant le début des répétitions, et n’a pu en conséquence aborder l’ouvrage avec un esprit entièrement libre. Le décor de Christian Schmidt situe l’action dans un aéroport ou un hôtel cinq étoiles à l’atmosphère marquée au sceau d’un luxe glacial. Les personnages entrent et sortent sans motif apparent, comme cela s’observe dans n’importe quel lieu public. L’idée eût été payante s’il n’avait fallu tenir compte des péripéties d’une intrigue qui demande quand même à être comprise pour que les longs airs composés par Haendel trouvent un brin de justification. Ce n’est bien sûr pas le cas dans une atmosphère aussi stérile et le spectateur a rapidement l’impression qu’il assiste à un bizarre concert en costumes où chaque moment s’inscrit en faux par rapport au précédent. Inutile de dire que l’ennui gagne rapidement l’auditoire.
La distribution n’est pas de nature à réveiller les ardeurs. Le répertoire baroque, comme l’ont prouvé maintes réalisations récentes, demande des voix spécialement formées à ses exigences vocales spécifiques. L’Opéra de Zurich a décidé de recourir presque exclusivement aux membres de sa troupe fixe, excellente au demeurant, mais dans un répertoire plus directement orienté vers les exigences du romantisme musical. L’ornementation des airs reste fragmentaire, quand elle n’est pas inexistante, et rend interminables des airs dont la reprise demande précisément des prodiges d’imagination et de vélocité vocale pour éviter de sombrer dans la banale répétition. Le mezzo soprano de Juliette Galstian roule agréablement des mécaniques dans le rôle titre, mais le timbre n’est pas d’une beauté telle qu’il peut rendre intéressant un chant d’un profil trop lâche et mou. Malin Hartelius fait preuve de plus d’imagination pour personnaliser son portrait de la magicienne Armida avec un aigu magnifique de projection et d’éclat. Ann Helen Moen l’emporte sur ses deux collègues d’un soir avec son Almirena à la fois tendre et frémissante : sa ligne de chant vibre à l’unisson des sentiments décrits et renouvelle constamment l’intérêt pour ses interventions pathétiques d’amante délaissée. Les autres emplois sont correctement tenus, sans plus, mais ne font guère impression.
William Christie livre sa dorénavant traditionnelle lecture épurée, mais un tantinet trop sage, du langage haendélien : l’auditeur souhaiterait parfois des cordes plus bondissantes, des vents plus bavards et surtout un tissu rythmique d’une plus grande diversité. Pourtant il serait injuste de ne pas reconnaître à cette approche une qualité de style inimitable et une rare perspicacité dans le choix des couleurs orchestrales qui rend finement justice à l’écriture virtuose de Haendel.

Halévy : Clari
Pour son escale zurichoise annuelle, Cecilia Bartoli a obtenu de la Direction de l’Opéra qu’on remette à l’affiche un opéra totalement oublié de Halévy intitulé Clari. Cette exhumation entrait, pour la cantatrice romaine, dans le projet d’un mini-festival consacré à l’une des plus grandes figures du chant romantique italien : Maria Malibran. Après lui avoir consacré un CD, Cecilia Bartoli s’est produite dans deux spectacles dont l’héroïne a permis à La Malibran d’enregistrer ses plus beaux succès. De fut d’abord la Cenerentola de Rossini à la Salle Pleyel de Paris, un spectacle donné dans le cadre d’un marathon Malibran qui s’est tenu le jour même du 200e anniversaire de sa naissance, puis La Somnambule de Bellini à Baden-Baden. A Zurich, la cantatrice a choisi Clari, car cet ouvrage a été écrit sur mesure pour la voix de cette cantatrice d’exception morte avant trente ans des suites d’un accident de cheval….

« Clari », avec Cecilia Bartoli
Copyright Suzanne Schwiertz.

L’œuvre raconte les déboires d’une jeune paysanne séduite par un duc ; lorsqu’elle arrive à son château, elle fait tache dans la bonne société avec ses manières naïves et son séducteur, déçu et mortifié, ne parle plus mariage.
Lors d’une représentation donnée en l’honneur de son anniversaire et dont le sujet tourne autour d’une jeune femme pauvre séduite puis abandonnée par son prétendant riche, Clari prend soudain conscience de la fragilité de sa position dans ce milieu social qui lui reste étranger. Elle sombre dans la folie ; après avoir laissé un mot pour annoncer son suicide, elle s’éclipse et rentre chez elle. Le duc est ému d’une telle preuve d’amour et part à sa recherche. Il la retrouve, bien évidemment, et plus rien ne s’oppose au happy end final.
Cecilia Bartoli domine la représentation de bout en bout. Son effronterie vocale, qui lui permet de réussir tout ce qu’elle tente, fait merveille dans une musique relativement linéaire, mais riche en superbes occasions de mettre en valeur sa virtuosité de légende. Les trilles sont lancés avec une précision de rayon laser, les traits rapides fusent avec aisance, la voix parcourt près de trois octaves sans manifester des signes de faiblesse. Tout au plus remarque-t-on dans le grave quelques notes moins charnues, plus grossièrement émises parce que entonnées dans un registre de poitrine d’une instabilité rauque. Pour parachever son œuvre, l’artiste interpole encore l’Air du Saule, tiré de l’Otello de Rossini, qui lui permet de faire montre de l’exquise subtilité de son registre tragique avec quelques notes chantées sur le fil de la voix jusqu’à en devenir imperceptibles…
Autour d’elle, les interprètes peinent quelque peu à se mettre au diapason. John Osborn dispose pourtant d’une voix de ténor assurée, riche d’aigus magnifiques, mais le chant reste trop rigide parce que le métal du timbre peine à trouver des couleurs variées dans le forte. Oliver Widmer et Eva Liebau forment une paire de serviteurs alertes et bien chantants, mais la partition ne les gâte pas et ils doivent se contenter d’une musique passe-partout qui devient rapidement ennuyeuse. Par contre, Carols Chausson et Stefania Kaluza, en vieux couple paysan matois, parviennent en quelques notes à croquer à traits acérés les portraits incroyablement vivants des parents de Clari sans recourir à des expédients vocaux trop grossiers. Du grand art !
Adam Fischer dirige sans passion l’ensemble « La Scintilla », un groupe de musiciens spécialisés dans la pratique de la musique baroque, et ne parvient pas à gommer ces longs moments où il ne se passe rien dans la fosse et où le spectateur se prend à attendre avec impatience le retour de la diva pour se laisser charmer par ses prouesses vocales. Le chœur, par contre, est tout simplement surprenant d’aplomb dans ces divers déguisements, de la foule bigarrée des nouveaux riches du début aux paysans crottés de la fin.
Si le spectacle convainc finalement, c’est avant tout au tandem formé de Moshe Leiser et Patrice Caurier qu’il le doit. En transposant l’intrigue dans le monde d’aujourd’hui, les deux metteurs en scène redonnent en effet un semblant de vérité dramatique à une intrigue d’une débilité crasse. La rencontre entre les deux amants si peu faits l’un pour l’autre s’ébauche via Internet et explique en partie la déception puis le désintérêt du séducteur pour la jolie paysanne. Par la suite, les gags se succèdent sur un rythme soutenu et veillent à maintenir l’œil aux aguets tandis que l’oreille reste trop souvent à la diète. Dans tous le cas, on ne saurait imaginer meilleurs avocats pour cette œuvrette qui ne va pas tarder à retomber dans les oubliettes de l’histoire où elle aurait peut-être dû rester…

Eric Pousaz