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Sur les scènes lyriques viennoises
Vienne : Renaissance

Vu et entendu : Castor et Pollux - Werther - Cosi fan tutte

Article mis en ligne le mars 2011
dernière modification le 24 mars 2011

par Eric POUSAZ

La capitale autrichienne est, depuis quelques années, le théâtre d’une renaissance baroque de la meilleure veine. Le Theater an der Wien affiche en effet chaque saison trois ou quatre productions scéniques des chefs-d’œuvre de cette époque musicale longtemps négligée ici et s’offre en plus le luxe d’une petite dizaine de concerts où des titres moins connus sont donnés en version de concert. Peu de villes peuvent, dans cette niche du répertoire, rivaliser actuellement avec cette prolifération réjouissante.

Vienne : Castor et Pollux
S’il est un domaine où les choses n’ont pas encore vraiment changé en Autriche, c’est celui du baroque français. Aussi la direction du théâtre s’est-elle lancée cette année dans un grand cycle Rameau qui devrait permettre à son public de se faine une idée moins lacunaire du génie du plus grand compositeur français du XVIIIe siècle. Castor et Pollux est l’œuvre qui a été choisie pour donner le ton à cette nouvelle politique. L’ouvrage est difficile, car son livret n’est pas des meilleurs et se trouve encombré de références mythologiques et de personnages allégoriques qu’il est presque impossible d’intégrer efficacement dans une production moderne. La metteuse en scène française Mariame Clément, bien connue des Lausannois où elle a débuté il y a quelques années avec une mise en scène de Gianni Schicchi, a eu l’excellente idée, en se basant sur la deuxième version de l’ouvrage, de couper le Prologue et de supprimer le ballet des Planètes qui clôt l’ouvrage. Traitant le sujet comme un véritable thriller psychologique, elle utilise les intermèdes de ballet comme musique de fond pour des scènes muettes relatant, grâce au procédé du flashback, quelques-uns des événements du passé qui éclairent la conduite actuelle des personnages. Les chanteurs se voient ainsi doublés de figurants qui les représentent à des âges différents de leur vie et qui font revivre devant nous les traumatismes mal digérés par les héros pendant leur enfance ou leur adolescence. Le décor et les costumes austères de Julia Hansen nous transportent dans une demeure bourgeoise qui pourrait se situer dans la campagne anglaise ; un escalier monumental mène à un bureau, celui du maitre de maison (Jupiter) dont la porte toujours fermée est gardée par un cerbère intransigeant (le Grand Prêtre). Les parois noires ne comportent aucun élément décoratif, si l’on excepte une sombre galerie de portraits d’ancêtres aux traits effacés par le temps. Dans ce huis-clos qui n’est pas sans évoquer certains films d’Hitchcock ou de Bergman, deux couples s’affrontent et s’entre-déchirent jusqu’à ce que le dieu suprême fasse accéder les deux frères à l’immortalité en les invitant à le rejoindre dans son bureau…

Theater an der Wien : « Castor et Pollux » avec Dietrich Henschel (Pollux), Christiane Karg (Télaïre), Enea Scala (Mercure), Sophie Marilley (Cléone), Maxim Mironov (Castor)
© Monika Rittershaus

Cette transposition très simple fonctionne admirablement. La distribution, composée de voix jeunes et souples, se tire remarquablement bien d’affaire dans cette version originale française dont la presque totalité du texte reste compréhensible. Maxim Mironov dispose d’un ténor élégant, manquant parfois de couleur et d’éclat dans l’aigu, mais cela convient idéalement à ce personnage mal aimé qui est éclipsé par son frère Pollux qu’incarne ici un Dietrich Henschel au timbre rayonnant et d’une noirceur superbement maîtrisée. Christiane Karg est une révélation en Télaïre, un personnage de femme ballottée par les événements auquel elle prête une voix d’une limpidité et d’une fluidité parfaites jusque dans le piano le plus effilé. Anne Sofie von Otter en Phébé, l’amante délaissée et vindicative, sait mettre en valeur un timbre d’une ampleur peu commune qu’elle utilise subtilement pour sculpter avec précision le profil vocal ambigu d’un personnage tiraillé entre l’amour et la haine. Nicolas Testé en Jupiter et Pavel Kudinov en Grand Prêtre font bonne impression, mais sans marquer le rôle d’une personnalité hors du commun. Véritable héros de la soirée, les choristes du Arnold Schönberg Chor sont aussi brillants acteurs que chanteurs et démêlent avec une aisance confondante la trame complexe des longs passages musicaux où les serviteurs de la maison se muent en commentateurs éclairés de l’action.
Christophe Rousset, à la tête des instrumentistes des Talents Lyriques, donne à entendre une version alerte, vive et parfois même franchement pugnace du langage lyrique de Rameau ; la modernité de l’œuvre en paraît d’autant plus évidente et a su séduire un public qui, malgré la nouveauté de ce qu’on lui proposait, a fait fête à tous les artistes. (Représentation du 20 mars)

Vienne : Werther
Depuis qu’il a incarné pour la première fois le héros goethéen sur les planches de l’Opéra Bastille, Jonas Kaufmann passe pour le meilleur titulaire actuel du rôle de l’opéra de Massenet. Il est vrai qu’il a du jeune suicidaire la silhouette élancée, la beauté ravageuse et la mélancolie communicative. Autant dire que son Werther a fait fondre les cœurs des spectateurs présents ce soir-là à l’Opéra. Le plus impressionnant est son refus de l’éclat : à quelques exceptions près, son chant ne s’impose pas, force le public à tendre l’oreille car il se cantonne dans un mezza voce d’une douceur rêveuse, presque irréelle. Certes, les réserves sont là quand il s’agit pour lui de donner corps à son désespoir dans les vers d’Ossian qu’il lit au 3e acte ou quand il laisse éclater sa jalousie dans le célèbre ‘Un autre son époux !...’ Mais il impressionne d’abord par la qualité d’un chant qui épouse naturellement la prosodie française, au point de faire chanter les diphtongues sans emphase et sonner les consonnes avec naturel. Un chant aussi raffiné rend les surtitres totalement inutiles !...

Staatsoper : « Werther » avec Sophie Koch et Jonas Kaufmann.
Photo Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Sa partenaire, comme à Paris, était Sophie Koch : moins maternelle et chaleureuse que de coutume, cette Charlotte s’impose comme la partenaire idéale du ténor allemand car elle préfère, elle aussi, la tendresse pudique de l’aveu à demi-caché aux débordements mélodramatiques auxquels les actes 3 et 4 invitent trop souvent les titulaires de ce rôle. Le baryton autrichien Adrian Eröd, dont le français est également parfait, incarne un Albert inquiétant : s’il n’élève jamais la voix, il sait à l’aide de quelques notes blanches ou de quelques déplacements d’accents donner corps aux doutes qui l’assaillent et faire planer une menace autrement plus inquiétante que si elle s’exprimait par le pur éclat vocal. Quant à Ileana Tonca, elle est une Sophie agréablement babillarde et ses incursions virevoltantes dans le registre aigu la montrent parfaitement à l’aise dans ce registre vocal particulier.
La direction de Frédéric Chaslin ne séduit pas par sa subtilité : le jeu des cordes est épais et plusieurs couacs gênants viennent entacher un accompagnement qui ne semble pas stimuler outre mesure les musiciens de l’orchestre. Dommage, car ce plateau royal eût mérité meilleur soutien du côté de la fosse. La mise en scène d’Andrei Serban, visible dans un DVD capté lors de la première série de représentations de cette production que dirigeait Philippe Jordan, vieillit assez bien mais semble déjà terriblement datée avec son immense arbre qui encombre le plateau pendant les quatre actes et signale, par la couleur de ses feuillages, l’inexorable passage des saisons. (Représentation du 21 janvier)

Vienne : Cosi fan tutte
Mozart n’a plus actuellement dans le répertoire la place privilégiée qu’il a occupée au siècle passé. Cet état de fait devrait changer car la Direction de l’Opéra s’est fixée pour but de reconstituer un ensemble de jeunes voix capables de redorer le blason des chefs-d’œuvre de l’enfant de Salzbourg sans nécessiter le recours aux grandes vedettes étrangères. Cette reprise de Cosi fan tutte a permis de constater que la chose n’est pas impossible, mais qu’il y a encore un long chemin à faire avant de retrouver le lustre de l’ensemble mozartien d’antan. Caroline Wenborne, alias Fiordiligi, est une jeune soprano australienne prometteuse dont la voix fait facilement façon des terribles écarts de tessiture dont Mozart a cru bon d’enrichir le portrait musical de son héroïne. Mais si le timbre a déjà de l’assurance et du punch, comme l’atteste un ‘Come scoglio’ d’anthologie, il n’a pas encore l’éclat ni la beauté intrinsèque nécessaire pour rendre justice aux divines phrases musicales de sa reddition amoureuse dans son ultime duo avec Ferrando au 2e acte ; de plus, l’actrice est encore bien empruntée et semble bien mal à l’aise dans une production qui n’a pas été conçue pour elle.

Staatsoper : « Cosi fan tutte »
© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Stephanie Houtzeel en Dorabella n’a pas ces problèmes et fait preuve d’un aplomb scénique réjouissant ; la voix, néanmoins, n’est pas des plus flatteuse et fatigue par ses trop nombreuses incertitudes dans l’intonation. Anita Hartig se tire d’affaire avec pertinence mais sans éclat particulier du rôle de Despina : ses apparitions en médecin puis en notaire la montent néanmoins assez peu douée pour les travestissements de cette impitoyable comédie de mœurs. Du côté des hommes, Topi Lehtipuu déçoit avec sa voix de ténor incolore, franchement exsangue dans l’aigu et peu apte à donner un galbe parfait à ses longues phrases languides. Ildebrando d’Arcangelo est par contre un Guglielmo parfait dont le sang-froid vocal se double d’un don pour le jeu comique qui fait de lui un interprète idéal damant trop facilement le pion à son rival d’un soir. Le vieux routinier Alessandro Corbelli est, quant à lui, tout simplement parfait dans son rôle de tireur de ficelles un brin sadique car la voix semble toujours aussi pétulante de santé qu’à ses débuts.
Jérémie Rohrer, annoncé comme un prodige français de la direction d’orchestre, domine le propos haut-la-main, mais peine parfois à respecter les exigences de chanteurs que ses tempi changeants mettent à la peine. Les promesses sont là, mais à Vienne où les plus grands spécialistes de la baguette se sont succédé dans cet ouvrage aux équilibres si fragiles, il ne faut pas en rester là pour convaincre définitivement !... (Représentation du 22 janvier)

Eric Pousaz