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Sur les scènes lyriques viennoises
Vienne : Britten débarque en force

Vu et entendu : Billy Budd - Le Viol de Lucrèce - le Vaisseau fantôme.

Article mis en ligne le avril 2011
dernière modification le 26 août 2011

par Eric POUSAZ

Les ouvrages du grand compositeur anglais n’ont pas encore acquis véritablement droit de cité dans le répertoire de l’Opéra d’État. A part Peter Grimes et Billy Budd ; certains autres titres, comme Le Songe d’une Nuit d’Eté, n’ont été donnés qu’une petite dizaine de fois en allemand il y a déjà plus de quarante ans, alors que d’autres aussi essentiels que Le Tour d’Ecrou ou Mort à Venise attendent toujours d’être jugés dignes de figurer à l’affiche.

Staatsoper : Billy Budd
La reprise de cette mise en scène de Billy Budd, vieille d’environ cinq ans, est d’autant plus réjouissante qu’elle coïncide avec la création du Viol de Lucrèce au Theater an der Wien et que ces deux spectacles suscitent un enthousiasme auprès du public qui devrait inciter les directions des théâtres à se montrer moins frileux.
Billy Budd est donné dans sa version originale en quatre actes, légèrement plus longue que la mouture courante habituellement présentée. Britten, qui a écrit le rôle du Capitaine Vere pour Peter Pears, s’est en effet rendu compte que la version longue était devenue presque inaccessible au chanteur dont le timbre ne possédait pas la résistance nécessaire à tenir le rôle sur toute son étendue. En supprimant sa longue allocution aux marins réunis sur le pont au début de l’ouvrage, il resserre certes le tempo dramatique, mais il introduit aussi un léger déséquilibre en faveur de Billy Budd dont les malheurs ont presque tendance à devenir l’unique pivot du drame, alors que c’est bien le problème moral posé au capitaine qui doit rester au cœur des préoccupations de l’auditeur. En Capitaine Vere d’exception, Neil Shicoff n’a aucun problème pour exploiter les nombreuses facettes de ce rôle d’une densité exceptionnelle : la voix se déploie librement dans l’aigu, se pare de nombreuses nuances lorsque le doute hante son esprit au moment de la condamnation du marin innocent et semble même gagner en éclat et en aplomb dans un épilogue d’anthologie où la conscience de l’injustice commise trouve en lui un interprète presque halluciné. Le jeune baryton autrichien Adrian Eröd est tout aussi éblouissant en Billy Budd : timbre jeune, physique d’athlète, aisance scénique, - tout prédestine cet artiste à devenir un des grands titulaires du rôle dans le futur. Peter Rose crée un Claggart inquiétant : son timbre, d’une noirceur profonde, n’est que rarement utilisé au maximum de sa puissance ; mais c’est précisément cette réserve qui rend sensible le danger qu’il représente pour ceux qui entravent sa route.

Staatsoper : « Billy Budd » avec Peter Rose (John Claggart), Adrian Eröd (Billy Budd), Neil Shicoff (Captain Vere).
Photo Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

L’impressionnante distribution des emplois plus secondaires est confiée à une troupe de chanteurs grandioses faisant preuve d’une remarquable efficacité dramatique ; une telle réussite atteste le fabuleux état de santé de la troupe du théâtre. Graeme Jenkins, à la tête d’un orchestre superlatif, met moins en exergue l’effet des grands tableaux choraux (comme lors de la fameuse apparition du navire français qui met tout le pont de la frégate en émoi) que la mise au point délicate des courts tableaux d’atmosphère que l’orchestre tisse derrière la tapisserie vocale complexe d’un impressionnante distribution purement masculine. Le décor de Wolfgang Gussmann reste d’une étonnante sobriété et se contente de suggérer vaguement, à l’aide de grands pans coupés grisâtres, l’architecture d’un bateau dont on ne perçoit jamais un détail significatif si ce n’est quelques cordages ; alors que ses costumes, eux, s’efforcent de serrer au plus près la vérité historique. Le message troublant de l’œuvre en sort grandi et assure au spectacle un succès public qui ne se dément pas bien qu’il s’agisse là de la vingt-huitième reprise de la production ! (Spectacle du 17 février)

Theater an der Wien : Le Viol de Lucrèce
Cette production entièrement nouvelle fait honneur aux programmateurs des saisons de ce théâtre historique où furent créés, entre autres, Fidelio et La Flûte enchantée. Les deux axes du répertoire de cette salle sont les opéras baroques et les ouvrages du XXe siècle. Le Viol de Lucrèce bénéficie de la présence, en fosse, des instrumentistes du Klangforum Wien, un ensemble de musiciens qui se sont spécialisés dans la musique contemporaine dont ils explorent systématiquement tous les courants majeurs. Autant dire que l’accompagnement de cette soirée lyrique n’avait rien de ce qui aurait pu évoquer le jeu d’un orchestre de chambre ; il s’agissait bien plutôt d’un groupe de musiciens aux personnalités affirmées qui donnent à chacune des voix de ce petit ensemble de douze instruments un profil particulier fortement individualisé. L’orchestre semble constamment dialoguer d’égal à égal avec les solistes sous la direction engagée de Sian Edwards, une cheffe qui parvient à maintenir un rapport intensément dynamique entre la fosse et le plateau. Abordée ainsi, la partition de Britten dévoile toute la modernité de son écriture instrumentale dont l’âpreté sonore atteint à des sommets de variété dans le mariage des timbres qui étonnent aujourd’hui encore.
La mise en scène de Keith Warner place l’ouvrage sou un éclairage particulier dans la mesure où les deux commentateurs de l’intrigue ne restent pas extérieurs au drame mais y participent directement. L’aspect un brin moralisateur de leurs interventions perd ainsi de son envahissante ubiquité et fait d’eux des victimes potentielles des faits dont ils sont les témoins. Le décor austère, moderne et froid, d’Ashley Martin-Davis, ajoute encore une touche de cruauté glaciale à cet univers inhumain où sont prisonniers des êtres torturés, tour à tour bourreaux ou victimes.

Theater an der Wien : « Le Viol de Lucrèce » avec Jonathan Lemalu (Collatinus), Angelika Kirchschlager (Lucretia)
© Philipp Pfeiffer

Angelika Kirschlager est une Lucretia bouleversante : le timbre reste toujours charnu, même s’il a parfois tendance à perdre de la consistance dans l’extrême grave ; l’interprète s’immerge avec une telle abnégation dans ce rôle complexe qu’elle en fait paraître légitimes les petits défauts entamant la perfection du chant sans pourtant déparer l’ensemble de l‘interprétation. De plus, la cantatrice se double d’une actrice hors du commun qui sait rendre parlants ses longs moments d’immobilité où devient alors directement sensible la lente montée de la détermination qui la pousse inexorablement à l’acte fatal. Nathan Gunn prête à Tarquinius sa belle voix sonore et flexible qu’il sait rendre troublante de sensualité dans la berceuse qui précède le viol. Son physique de jeune premier, exhibé avec quelque complaisance, ajoute une touche de vulgarité bienvenue dans ce portrait d’enfant gâté immature. La basse lumineuse aux accents juvéniles de Markus Butter fait de Junius un traître d’autant plus inquiétant que son chant paraît totalement lisse et clair alors que les accents douloureux et prenants du Collatinus de Jonathan Lemalu confèrent au personnage du mari une dignité exemplaire jusque dans le final. Kim Begley et Angel Blue (Male et Female Chorus) forment un couple dont les commentaires tour à tour insinuants et angoissés ajoutent une touche bienvenue de clarté dans le drame proprement dit où ne figurent que des voix graves dans les rôles principaux. Les voix des deux servantes de Lucretia – Jean Rigby et Anja Nina Bahrmann - se complètent elles aussi parfaitement dans leur duo où leurs deux timbres contrastés s’harmonisent d’idéale façon. Ce spectacle a rencontré un succès phénoménal au point que divers spectateurs potentiels cherchaient désespérément des billets devant le théâtre avant la représentation. (Spectacle du 19 février)

Staatsoper : le Vaisseau fantôme
Toutes les soirées de l’Opéra de Vienne ne se valent pas. La chose est évidente, mais quand on assiste d’aventure à une représentation aussi morne que cette 43e reprise du premier chef-d’œuvre de Wagner, on ne peut s’empêcher de se demander à quoi un tel échec peut bien tenir. La mise en scène de Christine Mielitz accumule certes les poncifs en hésitant entre une approche traditionnelle avec grandes toiles maritimes peintes et une modernisation du jeu de scène lors de l’inévitable scène de copulation générale pendant la grande scène chorale du début d 3e acte. Ce n’est ni parlant, ni beau, ni franchement laid mais cela n’explique pas l’impression négative que laisse l’ensemble de la représentation. Le chef de la soirée est le spécialiste wagnérien Peter Schneider ; mais il semble absent. Sa direction routinière accumule les pannes et tarde à mettre le feu à la mer… Les scènes se suivent avec force césures et l’auditeur attentif se prend à compter les transitions que le jeune compositeur eût certainement faites différemment s’il avait composé cet ouvrage après Tannhäuser !..

Adrianne Pieczonka en Senta du « Vaisseau fantôme » lors de ses débuts dans ce rôle à l’Opéra Bastille, avec James Morris en Hollandais. Septembre 2010
Photo : Fred Toulet

Adrianne Pieczonka en Senta et Stephen Gould en Erik sont les seuls interprètes à qui l’ouvrage ne pose vocalement aucun problème. Elle domine de sa voix rutilante un rôle qu’elle possède sur le bout du doigt et qu’elle habite avec une véhémence hallucinée qui aurait mérité un meilleur entourage. L’Eric de Stephen Gould a toute la puissance et l’éclat que réclame ce rôle ingrat d’amant qu’on n’écoute pas. Son évocation du rêve où il voit aborder le Hollandais est un des rares moments de pure poésie où la voix s’élève sans trace d’effort et coule dans une forme parfaite un plaidoyer amoureux qui aurait fait fondre n’importe qui d’autre. Bien connu des Genevois qui l’ont entendu dans plusieurs grands rôle wagnériens, Albert Dohmen n’est ce soir-là que l’ombre de lui-même : timbre mat, aigus difficiles et forcés, jeu de scène stéréotypé jusqu’à ne devenir que l’expression du plus parfait ennui sur scène. Walter Fink est, quant à lui, un Daland inexistant aux graves sans consistance et aux accents inexpressifs tant l’émission est devenue inarticulée. Norbert Ernst, le Marin, tout comme le chœur de l’institution se montrent sous leur meilleur jour et nous rappellent l’effet bouleversant que peut produire cette musique lorsqu’elle est confiée aux artistes adéquats. (Spectacle du 18 février)

Eric Pousaz