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Sur les scènes lyriques
Opéra à Paris 188 : Sourire fardé ?

Vu et entendu : Iphigénie en Tauride - Elisir d’amore - Don Giovanni - La Damnation de Faust - Les Aveugles - Fama.

Article mis en ligne le septembre 2006
dernière modification le 2 octobre 2007

par Pierre-René SERNA

À l’Opéra de Paris, la nouvelle production d’Iphigénie en Tauride ne saurait constituer une bonne soirée. Ce serait presque le contraire : un moment profond et terrible dont on ne sort pas entièrement indemne.

“Des mains royales tournèrent les pages de vos manuscrits, en penchant sur vous l’approbation d’un sourire fardé. Votre art fut donc essentiellement d’apparat et de cérémonie.” Debussy reçoit une belle gifle au palais Garnier, et sa fameuse “Lettre ouverte à Gluck” de 1903, le plus cinglant des démentis. D’entrée, le spectateur ne sait dans quel monde il est tombé. Un froid et clinique asile de vieillards plante le décor : il ne variera pas au fil de la soirée, parsemé des pas hésitants et fantomatiques de personnes de grand âge (que l’on ne voit jamais sur les scènes).
Cette atmosphère de malaise, provocante (face à notre hypocrisie actuelle où la mort doit être cachée), est précisément celle voulue par Krystof Warlikowski, metteur en scène à la renommée internationale grandissante. En l’occurrence, elle vise au plus juste : un monde d’agonie et d’inceste, dur comme un cauchemar, qui reflète crûment et fidèlement la trame du génial opéra de Gluck. Peu à peu s’impose la tragédie, la vraie, celle du sang et des obsessions morbides. On n’a jamais vu tant de force dans cet opéra, traduite par un réalisme des personnages et des situations allant croissant jusqu’à presque l’insoutenable. Iphigénie, vieillie, se remémore le drame de sa vie, et c’est à travers ses larmes que se narre une mythologie vive et présente comme jamais.
À ce saisissement participe tout autant la direction nerveuse et puissante de Marc Minkowski, au mieux dans une œuvre qu’il défend depuis des années et connaît comme peu. Ses Musiciens du Louvre, chœur et orchestre, font merveille, entre couleurs tranchées, accents rêches et feu arasant. Le plateau vocal, électrisé, suit aux mêmes altitudes, avec le Pylade idéal de style et de technique de Yann Beuron, et plus encore l’Iphigénie au chant directement profilé et à l’incarnation rouge vif de Maria Riccarda Wesseling. Reste que l’on a cru bon de reclure les seconds rôles et le chœur dans la fosse : seule faiblesse d’une mise en scène qui n’a pas su prendre l’œuvre jusqu’au bout à bras-le-corps. Et seule réserve à émettre sur un spectacle appelé à faire date dans les annales lyriques.

Futile Elixir
Tout l’inverse d’Iphigénie en Tauride, L’Elisir d’amore donne à Bastille dans le divertissement. Il est vrai que le “dramma giocoso” de Donizetti ne se prend pas trop au sérieux. Pour autant, il recèle une poésie qui ne souffre pas nécessairement les gags à répétition que lui inflige la mise en scène de Laurent Pelly. Une fois encore, se donne à voir une caricature des Italiens (à quand des scénographes italiens rendant ainsi les Français stupidement en béret basque avec baguette de pain ?), éternellement campés dans ces années 60, tic éculé des scènes d’aujourd’hui. Aucun des sentiments, et parfois des souffrances, des gentils petits paysans de l’histoire. Et comme le plateau vocal, qui se doit d’être ici de premier ordre, ne répond pas vraiment à sa mission, l’ensemble résulte encore plus pesant. Paul Groves (Nemorino) s’essouffle à tenter de dominer les difficultés de son rôle, mis à part son célèbre aria pris avec une juste délicatesse. Heidi Grant Murphy (Adina) lance ses notes en force, même si, la soirée passant, elle contrôle mieux son émission. Laurent Naouri (Belcore) se fourvoie quelque peu dans le bel canto. Mais il y a aussi, et heureusement !, Ambriogio Maestri, qui délivre un Dulcamara irrésistible de maestria et fermeté. Pour sa part, la direction musicale d’Edward Gardner ne convainc guère, massive et sans nuances. Peut-être, ici comme ailleurs, en raison d’un théâtre disproportionné pour cette opérette de tréteaux.

Incombustible Don Giovanni
Difficile de renouveler un opéra du répertoire comme Don Giovanni. On ne saurait dire qu’André Engel, qui a donné par ailleurs des preuves de son talent (comme pour un mémorable Rake’s progress, vu en ce même Théâtre des Champs-Élysées) y réussisse pleinement. Une Italie ressortie des écrans cinématographiques des années 60 (encore !), les éternels personnages qui s’habillent et se déshabillent à tout propos histoire d’occuper leurs longs arias, les valises obligées, autant d’éléments du langage scénique qui confinent au rabâché. Reste la divine surprise finale : Don Juan ressuscité, incombustible, revenu après la farce des enfers narguer encore ses contemporains sur les toutes dernières mesures. Belle trouvaille en vérité, criante de révélation sur le sens de l’œuvre et justifié par le finale enjoué de Mozart, mais qui ne suffit pas à nourrir toute une soirée. Côté musique, on attendait beaucoup des instruments d’époque du Concerto Köln et de la direction d’Evelino Pido. Ici aussi petite déception, en raison d’une sonorité générale obstinément arrêtée sur le mezzo forte, malgré des tempos vifs prometteurs mais finalement peu articulés. La distribution vocale elle-même ne se signale guère, en dépit des nuances qu’impriment les chanteurs en jouant sur les registres de voix (selon assurément les indications de Pido, et qui correspondent tant au style approprié que nos vastes théâtres ont fait oublier). Se détache toutefois la fermeté d’Anna Bonitabus (Zerlina) et d’Alexandrina Pendatchanska (Elvira) et surtout de Lucio Gallo (Giovanni).

Damnation, Aveugles et Fama
La Damnation de Faust à Bastille subit mal l’épreuve du temps, entre une mise en scène (de Robert Lepage) enlisée dans ses projections incertaines, un plateau vocal inadapté (où Michèle De Young tire le meilleur, face aux notes dures de Giuseppe Sabatini, que l’on a connu mieux, et l’absence désolante de chant de José Van Dam), et une direction musicale déficiente de Patrick Davin. La “légende dramatique” de Berlioz, avait pourtant connu un bon départ, en ce même lieu en 2001. Mais peut-être avec une autre attention à ses ingrédients. Écueil des reprises.
Commande au compositeur genevois Xavier Dayer (voir entretien), les Aveugles couronnent la saison de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris. Au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis, le charme opère : celui d’un livret insaisissable (d’après Maeterlink), d’une mise en scène subtilement évocatrice dans sa sobriété (signée Marc Paquien), d’une musique luminescente où les voix se fondent avec les instruments parcellaires de l’ensemble Cairn dirigé par Guillaume Tourniaire. Car l’on n’aurait garde de distinguer chacun des solistes vocaux, tant l’œuvre leur fait une part belle (sans jamais forcer le chant) mais indissociable, et tant la maturité et l’homogénéité d’ensemble force l’adhésion.
En coproduction avec le Festival Agora et l’Opéra de Paris, Fama investit les Ateliers Bertier. Le compositeur Beat Furrer a conçu son “théâtre de l’écoute pour grand ensemble, huit voix, actrice et construction sonore” comme un jeu dispersé de sonorités, où instruments et solistes sont placés à l’extérieur. À l’extérieur d’une sorte de vaste boîte imaginée par les architectes de Limit, où les spectateurs (?) se retrouvent dans le noir. Le metteur en scène Christoph Marthaler tisse sa trame avec quelques interventions de solistes, des ouvertures et fermetures de panneaux. Une sorte de rêve éveillé, servi par une musique décomposée que les musiciens du Klangforum Wien et des Neue Vocalsolisten de Stuttgart, distillent avec virtuosité.

Pierre-René Serna