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Covent Garden, Londres
Londres : Luxe et simplicité

Vu et entendu : La Fiancée du Tsar, Aida et Fidelio

Article mis en ligne le 1er juin 2011
dernière modification le 5 novembre 2013

par Eric POUSAZ

L’Opéra de Covent Garden à Londres jouit d’une réputation flatteuse dans les milieux artistiques, mais il passe aussi pour l’un des plus sélectifs tant le prix des places y est élevé. Pourtant, lorsqu’on pénètre dans ce temple de l’art lyrique entièrement rénové il y a quelques années, on est frappé par le nombre de jeunes qui arpentent les couloirs et par la relative discrétion des toilettes de soirée : la cravate y est rare, la robe longue inexistante. Et pourtant, le premier spectacle à l’affiche était une vraie création locale !...

La Fiancée du Tsar
Cet opéra de Rimski-Korsakov n’a pas bonne presse en Occident. On reproche au compositeur d’y reprendre des procédés d’écriture dépassés, comme s’il s’était reproché en fin de carrière d’avoir poussé trop loin le renouveau de son langage lyrique inauguré dans ses nombreux ouvrages féériques antérieurs et comme si Moussorgski, dont le Boris Godounov a pourtant été créé quinze ans avant cette Fiancée du Tsar, n’avait pas existé. De fait, l’ouvrage se déroule selon un schéma simple, maintes fois éprouvé dans les ouvrages composés au début du XIXe siècle : airs, duos, trios et ensembles, entrecoupés de vastes fresque chorales, se succèdent inlassablement pour former un tout quelque peu indigeste tant les rebondissements de l’action paraissent catapultés artificiellement dans le fil des événements. On retrouve bien sûr, l’inévitable air de folie à la Lucia di Lammermoor, la tendre romance réservée au ténor, une séquence chorégraphique agrafée à l’intrigue sans grand souci de continuité et les non moins attendus moments décoratifs (ici : folkloriques) réservées aussi bien au chœur qu’aux solistes.

« La Fiancée du Tsar » avec Marina Poplavskaya en Marfa
© Bill Cooper

On ne saurait pourtant faire la fine bouche devant tant de splendeur quand la distribution est aussi grandiose qu’à l’occasion de cette première absolue sur le plateau du Royal Opera House londonien. On accepte finalement dans l’enthousiasme aujourd’hui les livrets les plus éculées et les partitions aux accents nostalgiques les plus maladifs de l’ottocento italien, au prétexte qu’il faut raviver les couleurs de notre répertoire lyrique, - pourquoi ne pas faire aussi un effort du côté des opéras de l’Europe de l’Est dont plus de quatre-vingt-dix pour cents des titres sont absolument inconnus chez nous ? Cette Fiancée du Tsar, telle qu’elle est actuellement présentée à Londres, rencontre en tous les cas un succès réjouissant et permet tous les espoirs.
L’histoire est compliquée, comme celle d’un opéra de Verdi : Marfa est une jeune femme promise à un fiancé qu’elle adore, mais elle est convoitée par un autre homme puissant qui délaisse sa propre maîtresse pour tenter de se faire aimer de celle qui ne lui est pas destinée. Pour arriver à ses fins, il se fait livrer un élixir d’amour ; jalouse, sa maîtresse qui a assisté à la commande passée par son amant volage auprès d’un apothicaire allemand peu scrupuleux substitue un poison au breuvage d’amour. Manque de chance : c’est finalement Ivan le Terrible qui, apercevant Marfa, décide d’en faire la tsarine. A peine installée au palais, cette dernière, sous l’emprise du poison, devient folle. Les deux coupables, prix d’un repentir subit, s’accusent publiquement de trahison et passent de vie à trépas sur scène. L’opéra se termine dans la désolation…
Pour raconter cet invraisemblable salmigondis d’événements, le metteur en scène Paul Curran décide de moderniser l’action et de la faire jouer dans la haute société russe actuelle, peuplée d’êtres inquiétants qui recourent à des procédés plus ou moins maffieux pour parvenir à leurs fins ; on assiste même à l’exécution sommaire d’un jeune homme en petite tenue en début d’ouvrage, comme si l’ouvrage n’était pas suffisamment sanglant dans son état original ! Les décors somptueux de Kevin Knight nous transportent dans les lieux que hantent les nantis : terrasse d’un loft avec piscine, club privé où champagne et caviar sont servis sans retenue, palais doré où l’on se retrouve en luxueuses robes du soir et habits de soirée festifs. Cela n’ajoute rien à la pertinence relative du livret, mais l’œil est agréablement distrait et ce procédé permet d’enjamber sans encombre les quelques passages musicaux qui tournent à vide : au début de l’ouvrage surtout, il est en effet évident que l’inspiration semble avoir fait défaut au compositeur.

« La Fiancée du Tsar » avec Ekaterina Gubanova (Lyubasha) et Johann Reuter (Grigory)
© Bill Cooper

La soirée est dominée par la Marfa pathétique de Marina Poplavskaya qui réussit le tour de force de chanter ses airs tour à tour avec la délicatesse d’une interprète rossinienne et le feu d’une chanteuse verdienne de premier ordre. Ekaterina Gubanova est tout aussi impressionnante en Lyubasha : la voix est large, puissante, grave, mais d’émission toujours claire et superbe de maîtrise. Au baryton Johan Reuter échoit le rôle difficile de Grigory, le méchant amant infidèle prêt à tout, même au meurtre, pour obtenir les faveurs de celle qu’il désire. Son chant presque trop noble et son jeu d’une distinction supérieure en font le pivot de cette représentation exceptionnelle à plus d’un titre. En apothicaire allemand peu regardant sur les moyens, Vasily Gorshkov fait grande impression grâce à sa voix de ténor puissante, aux arêtes vives mais jamais agressives. Paata Burchuladze semble avoir retrouvé une deuxième jeunesse : sa voix de basse profonde a perdu ses accents grasseyants et ses imprécisions dans l’intonation et il donne de Sobakin, le père de la fiancée, une image pleine de noblesse. Les chœurs sont splendides alors que l’Orchestre, sous la direction attentive mais plutôt scolaire de Mark Elder, peine à trouver les accent brillants auxquels nous ont habitués les orchestre russes en tournée : en fosse, on a parfois l’impression d’entendre du Puccini sirupeux, non du Rimski-Korsakov brillant !... (Représentation du 14 avril)

Aida
Cette nouvelle production inaugurée en avril 2010 a été mise une dizaine de fois à l’affiche en ce printemps 2011 devant un public enthousiaste qui, à entendre ses réactions délirantes en cours de représentation et à voir les files de gens agglutinées devant le théâtre avec l’espoir d’acheter un billet en dernière minute, aurait certainement pu remplir cet immense théâtre pour une vingtaine de représentations supplémentaires ! La production, à la fois spectaculaire et glauque, est due à David McVicar, l’auteur de la récente Tétralogie strasbourgeoise. L’Égypte dessinée par le décorateur Jacques Puissant ne ressemble pas aux gravures en vogue chez les peintres orientalisants du XIXe siècle : ici, point de pyramides ou de sphinx, mais des formes primaires qui n’évoquent aucun lieu géographique précis. Les costumes de Moritz Junge paraissent, eux, étonnamment modernes et ne dépareraient pas dans un film de guerre consacré à un tragique épisode de l’actualité récente au Proche Orient. La barbarie est partout : au 2e tableau du 1er acte, on consacre l’épée de Radamès en éviscérant cinq victimes qui se trémoussent longuement avant de pousser leur dernier soupir ; la scène du triomphe est prétexte à un ballet martial où les femmes sont maltraitées à l’envi. Partout, l’angoisse et la mort marquent les comportements. Les esclaves sont systématiquement rudoyés, alors que les prêtres ou les soldats paraissent avoir suivi la même école pour apprendre efficacement à asseoir leur pouvoir sur les masses.

« Aida »
© Bill Cooper

C’est à la musique que revient la mission de faire passer le message de tendresse et d’espoir qu’entend véhiculer l’ouvrage de Verdi. Et elle le fait avec maestria grâce à la présence d’une Aida mémorable, qui possède toutes les qualités, rares sur les scènes d’aujourd’hui, d’un vrai soprano spinto verdien : elle parvient ainsi sans peine à caresser avec sensualité les volutes de l’air du Nil après avoir surclassé tous les solistes et le chœur dans le tonitruant final du 2e acte, célèbre avant tout pour ses inénarrables trompettes. Latonia Moore est un nom à retenir : elle triomphe avec aisance de tous les pièges disséminés dans ce rôle écrasant. Bonne actrice, elle émeut autant par sa présence que par le raffinement d’un chant dont on ne se lasserait pas d’énumérer les impressionnantes qualités si l’on avait assez de place pour lefaire. Son Radamès est le chanteur coréen Dongwon Shin : son ténor est puissant, mais peu souple ; il passe bien la rampe mais manque d’éclat. Est-ce suffisant pour justifier le sacrifice d’Aida qui vient volontairement mourir près de lui ? On peut en douter.
Anna Smirnova fait, elle, grande impression en Amneris : le timbre est chaleureux et remplit l’auditorium sans effort dans une scène du jugement tout simplement exceptionnelle d’intensité dramatique. Enfin, Michael Volle en Amonasro déploie un timbre ahurissant de noirceur et son chant venimeux fait merveille dans un duo du 3e acte qui faisait courir le frisson. Les chœurs se montraient de nouveau grandioses alors que l’orchestre, dirigé avec feu par Daniele Rustioni, donnait la preuve qu’il peut rivaliser avec les meilleures formations mondiales quand il est placé sous la direction d’un chef qui sait solliciter ses indéniables qualités d’ensemble. Le ballet, par contre, a bien de la peine à convaincre dans une chorégraphie qui se montre peu soucieuse d’écouter ce que dit la musique ; pire, elle n’hésite pas à demander aux danseurs de la recouvrir de nombreux ahanements sonores destinés à rendre plus crédibles les stupides exercices militaires qui accompagnent le retour triomphal du héros victorieux. (Représentation du 15 avril)

Fidelio
Ce spectacle était l’occasion pour Nina Stemme – la dernière Elisabeth du Tannhäuser genevois – de se mesurer à l’immense rôle de Leonore où se sont surpassées les plus grandes interprètes du passé. Dire qu’elle est parvenue à se hisser au sommet e la hiérarchie serait excessif : comme à Lucerne sous la direction de Claudio Abbado, la voix a de la peine à se dégager et à planer librement dans les envolées du ‘Abscheulicher !’ ; pire encore, dans l’évocation hallucinée d’un futur lumineux aux côtés d’un époux à nouveau libre, la voix devrait se déployer sans effort, comme dégagée de toute contingence terrestre. Or on en était bien loin ce soir-là avec une ligne de chant revêche, trahissant l’effort, qui semblait arrachée à un matériau récalcitrant…. L’émission manque souvent de clarté et la technique ne se fait jamais oublier : les notes sont toutes tendues et la voix devient vite agressive au point que l’on a peine, à vrai dire, à trouver dans cette interprétation laborieuse ce qui fait de cette chanteuse une des meilleures Brünnhilde actuelles…

« Fidelio » avec Nina Stemme (Leonore) et Endrik Wottrich (Florestan)
© Catherine Ashmore

Dans le deuxième acte, les choses s’arrangent pourtant, et un final jubilatoire où son soprano semble retrouver des ailes lui permet de faire oublier les pénibles séquences initiales. Le rôle de Florestan est confié au ténor allemand Endrik Wottrich : sa voix, solide et perçante, manque d’éclat et semble parfois même souffrir de quelques problèmes techniques qui rendent son chant peu galvanisant. Kurt Rydl, un Rocco au timbre étouffé par la progression des ans, et John Wegner, un Pizarro hurlant incapable de soutenir une note piano, font pâle figure, de même que le Jaquino souvent inaudible du jeune ténor Steven Ebel. Marzelline, heureusement, est d’un autre format : Elizabeth Watts lui prête son soprano chaleureux, remarquablement clair, qu’on imagine impatient de s’attaquer à des emplois plus dignes de ses qualités intrinsèques. Le chœur est de nouveau impeccable, mais orchestre reste impavide et incolore sous la direction molle de David Syrus. Il est juste de signaler que Kyrill Petrenko aurait dû diriger cette série de spectacles mais qu’une maladie l’a empêché en dernière minute de monter sur le podium. On peut presque parier que la représentation eût pris une autre tournure si le chef russe avait été présent dans la fosse… (Représentation du 16 avril)

Eric Pousaz

(Dmitry Popov (Ivan Sergeyevich Lïkov)
(Elisa Bomelius)
(Vasily Sobakin)
Jurgita Adamonyté (Dunyasha Saburova)
Elizabeth Woollett (Domna Saburova)
Alexander Vinogradov (Malyuta-Skuratov)
Anne-Marie Owens (Petrovna)

Mark Elder (dm)
Paul Curran (ms)
Kevin Knight (d, c)
David Jacques (l)