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“Les Troyens“ pour l’éternité
Article mis en ligne le septembre 2007
dernière modification le 29 septembre 2007

par Christian WASSELIN

Il est possible de considérer les Troyens comme une somme, un aboutissement, un testament, choses qui ont été dites et redites mais qu’il est toujours bon de rappeler.

Comme l’explique par exemple Pierre-René Serna, « à la manière de Benvenuto, les Troyens concentrent une explosion d’idées d’autant plus fortes que longtemps contenues ». (1) Mais si Benvenuto était l’opéra du feu, il faut entendre les Troyens comme l’opéra de l’eau, c’est-à-dire l’opéra du grand départ, celui du dernier voyage, celui au terme duquel tout sera accompli. En imaginant un opéra pour lui-même, c’est-à-dire sans commande, sans aucune assurance qu’il sera joué un jour, à Paris ou ailleurs, Berlioz va s’embarquer seul pour la haute mer de ses passions d’enfant.
Rappelons les faits. Nous sommes en 1856 : Berlioz est un familier de l’Énéide, son père l’a autrefois initié au poème de Virgile et a fait naître en lui un amour sans borne pour la reine Didon, que le compositeur choisit quatre décennies plus tard de transfigurer en opéra. Berlioz va s’échapper pour réinventer le monde comme on invente un trésor : qu’elle porte la mémoire ou annonce l’engloutissement, la mer sera la matrice et la marraine du nouvel ouvrage. Les Troyens, une bouteille à la mer ? Oui, une dérive longtemps différée, enfin accomplie. Un acte de foi en l’art et en soi-même. On ne peut pas imaginer créateur plus lucide que Berlioz au moment où s’annonce la composition des Troyens. Il y a en effet quelque chose du suicide et de la rédemption dans la partition qui vient. Un suicide car Berlioz sait qu’il a raison dans un monde qui a tort et qui fera tout pour faire une épave de son grand ouvrage : « J’éprouve un véritable bonheur à creuser, à équiper, à mâter ce grand canot de Robinson que je ne pourrai pas lancer, si la mer ne vient elle-même le prendre. » (2) Une rédemption pour les mêmes raisons : les Troyens ont la splendeur d’une offrande, et Berlioz sait qu’il ne pourra que se désespérer devant l’aveuglement et la surdité de l’Opéra de Paris, incapable de concevoir la splendeur de sa partition et d’en tirer les conclusions qui s’imposent. En même temps Berlioz semble se moquer de n’être pas entendu, et ce dès avant la fin de la composition : « Peu importe ce que l’œuvre ensuite deviendra, qu’elle soit représentée ou non. Ma passion virgilienne et musicale aura ainsi été satisfaite et j’aurai au moins montré ce que je conçois qu’on puisse faire sur un sujet antique traité largement. » (3)

Hector Berlioz

Achèvement de la musique
Berlioz a pris le parti de composer pour lui-même. Mais il est aussi permis d’entendre les Troyens comme la tentative, par Berlioz, d’achever la musique. L’achever non pas au sens de la tuer, mais l’achever comme on y met un terme, comme on la parachève. C’est la raison pour laquelle le monde, la civilisation, et l’art en particulier, peuvent être envisagés à l’aune de cette balise éblouissante, qui est à la fois un astre solitaire et un don indépassable à cette part de rêve et de beauté que l’humanité porte en elle. « Le temps, les époques, la nationalité, l’âge, tout cela m’est parfaitement égal » (4), écrit Berlioz : ces quelques mots sont lumineux quant à la manière dont il conçoit l’Histoire, en particulier celle de la musique. Toute généalogie lui est indifférente, tout déterminisme lui est étranger. Il ne s’intéresse qu’aux personnalités, aux cas particuliers, aux aventuriers, tel ce Christophe Colomb dans lequel il voit un poète sans œuvre. C’est l’un des sens qu’il faut donner à une phrase comme celle-ci, écrite en 1831 à son ami Humbert Ferrand : « Que me fait le monde entier, à trois ou quatre exceptions d’individus près ? » Vingt-cinq ans plus tard, il ne croit plus qu’en lui et n’a foi qu’en les Troyens. Le temps des plaidoyers est révolu. Il n’y a plus d’ignorant à convaincre, plus de barbare à civiliser. (Son recueil d’articles les Grotesques de la musique, qui paraît en 1859, un an après l’achèvement de l’essentiel de la partition des Troyens, Berlioz le dédiera « à mes bons amis les artistes des chœurs de l’Opéra de Paris, ville barbare. ») Et c’est en musicien qu’il conçoit son grand œuvre. Là où d’autres ont voulu faire ou veulent faire de la musique l’esclave humiliée ou l’auxiliaire de la parole, quitte à manquer heureusement leur but, il va redonner la première place au rythme, au son, à la mélodie, à la danse. Il va écrire un opéra, il va donc composer un livret, faire vivre des personnages, imaginer une histoire qui est plus l’évocation de destins qui se rencontrent et se déchirent – mais il va paradoxalement refaire sienne la leçon de Roméo et Juliette, symphonie dramatique où il prétendait avoir choisi la langue instrumentale, « plus riche, plus variée, moins arrêtée, et, par son vague même, incomparablement plus puissante » (que celle des paroles). Comment donc ? En faisant du texte un prétexte, en subordonnant le propos à la musique : « L’action lui est soumise, éclipsée ou reléguée hors des actes, (elle) est déjà entamée bien avant le lever du rideau, de la même manière qu’elle se prolonge au-delà de sa chute. » (5)
La fuite hors du temps est l’affranchissement suprême, et Berlioz en joue à l’intérieur même de sa partition. Il s’agit d’être architecte, c’est-à-dire d’abord musicien. Et l’hommage rendu à la tragédie lyrique autorise toutes les audaces : les ballets, les intermèdes instrumentaux, autant de pages où seul un dramaturge obtus ne peut voir que des instants de relâchement, où seul un directeur de théâtre sans scrupule ne peut entendre que des moments néfastes à ce qu’on appelle benoîtement « un drame resserré ». Les trois entrées du troisième acte, dont Berlioz déplore amèrement qu’on les ait supprimées au moment de la création (d’ailleurs largement tronquée) de son ouvrage, trouvent ainsi leur place légitime et nécessaire malgré leur brièveté ou plutôt grâce à elle ; trois plages de musique suspendue, éloquente car sans paroles, entre un air et un chœur qui les mettent idéalement en valeur. Le fond d’une œuvre d’art est sa forme elle-même. Berlioz, à cet égard, incarne le comble de l’artiste : il n’y a pas de plus grand amoureux de la forme que lui, il n’y a pas en ce sens créateur plus détaché que lui (constat qui, par parenthèse, pourrait faire réfléchir plus d’un metteur en scène d’aujourd’hui).

Affolement du temps
C’est ainsi qu’il faut comprendre cette lettre adressée à un destinataire resté inconnu, où Berlioz donne une définition du mot classique : « Par art classique, j’entends un art jeune, vigoureux et sincère, réfléchi, passionné, aimant les belles formes, parfaitement libre. Et par ce mot classique, je désigne tout ce qui a été fait d’original, de grand, de hardi. Gluck et Beethoven sont des classiques ; ils ne se sont jamais gênés pour dire ce qu’ils voulaient, comme ils voulaient, au mépris de certaines règles. Virgile et Shakespeare sont des classiques. La seule chose que je méprise, c’est l’imitation plate, sans flamme et sans volonté. Ma maison n’est pas une chapelle : mais j’en encadrerais volontiers la porte, comme Cacus, avec les têtes de certains “classiques” qu’on a gratifiés d’une étiquette menteuse, en les considérant comme les continuateurs des plus grands. Étant classique, je vis souvent avec les dieux, quelquefois avec les brigands et les démons, jamais avec les singes. » Cette lettre n’entend pas contribuer au débat vain et artificiel entre anciens et modernes, ou à la dichotomie on ne peut plus convenue entre classique et romantique. Elle affirme la volonté simple et tranquille de se situer dans un temps qui est celui de l’éternité, une éternité où habitent quelques dieux qui ont réglé leur compte à l’Histoire, à la Politique, à tout ce qui est contingent.
Les Troyens ont le profil d’une sentinelle en éveil devant le temps qui s’accélère et la vulgarité qui s’installe. Leur beauté a quelque chose de définitif, comme si Berlioz nous disait : « C’est maintenant ou jamais. » On mesure l’exigence et la générosité que doit avoir en lui le chef d’orchestre qui s’en empare. Ainsi, de John Nelson, qui emmènera les Troyens à Genève, on attend beaucoup. « J’ai dirigé la première intégrale des Troyens à New York. C’était en 1970, à Carnegie Hall, j’avais vingt-neuf ans. (...) J’avais insisté pour qu’il n’y ait aucune coupure dans la partition, ni reprise négligée, ni ballet supprimé. Ce concert connut un grand succès. » (6) Gageons qu’il n’a rien perdu de son ardeur impétueuse et de son désir de faire entendre la partition telle qu’elle est. Il faut du souffle pour porter les Troyens, pour respirer avec eux. Nul doute que John Nelson, en venant boire à ce grand fleuve, y puisera les forces qui feront de lui un demi-dieu et pourquoi pas un Mercure de la musique.

Christian Wasselin

(1) Pierre-René Serna, Berlioz de B à Z, Van de Velde, 2006, p. 213.
(2) Berlioz à la princesse Carolyne Sayn-Wittgenstein, le 30 novembre 1857.
(3) Berlioz au compositeur et journaliste Adolphe Samuel, le 26 février 1858.
(4) Berlioz à la princesse Carolyne Sayn-Wittgenstein, le 13 juillet 1866.
(5) Pierre-René Serna, op. cit., 221-223.
(6) L’Herne, Cahier Berlioz, 2003, p. 338-339.