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Hambourg : Tradition et modernité
Hambourg : “La Femme sans ombre“ & “Otello“

La scène lyrique d’Hambourg proposait, outre un ballet consacré au Roi Arthur, deux œuvres intéressantes : Otello et La femme sans ombre.

Article mis en ligne le mai 2007
dernière modification le 24 septembre 2007

par Eric POUSAZ

La ville de Hambourg peut s’enorgueillir de posséder la seule institution lyrique d’importance en Allemagne où la fonction de Directeur Général de la Musique se décline au féminin. Simone Young est en effet depuis quelques mois la directrice de l’institution et l’on sent déjà qu’elle a su conquérir le public si l’on en juge par la qualité des applaudissements qui saluent chacune de ses apparitions en cours et à la fin de chaque représentation.

En février dernier, elle était à la barre pour une nouvelle production de La femme sans ombre de Strauss et une reprise d’Otello de Verdi. Dans les deux cas, l’émotion a été au rendez-vous-même si l’on peut parfois souhaiter que la ‘cheffe’ laisse un peu plus la bride sur le cou à ses interprètes…

Die Frau ohne Schatten
Cet opéra est le plus long et le plus complexe que Strauss ait composé et il est rarement donné en version absolument intégrale tant il sollicite le chef et les chanteurs. A Hambourg, Simone Young n’a pas craint de relever le défi et s’en sort avec les honneurs.
Sa direction n’est peut-être pas de celles qui font délirer le public. Car elle évite les trop grands écarts de volume sonore pour travailler plutôt la fluidité du discours musical, la souplesse dans les rapports de l’orchestre avec le plateau et enfin la mise au point scrupuleuse d’une interprétation où la transparence prime sur l’éclat. Les moments apocalyptiques comme la fin du 2e acte ou l’apothéose finale sont ainsi abordés avec une certaine retenue, afin de mieux rendre audible l’originalité d’une écriture qui flirte avec l’atonalisme dans son recours fréquent au cri ou son refus systématique de laisser une mélodie se développer trop longuement sans l’enrichir de quelque contrepoint instrumental qui la fragilise. Sous la direction scrupuleuse de cette artiste ennemie de tout effet de manches inutile, Strauss révèle l’exceptionnelle maîtrise de son instrumentation qui, malgré ses orgies sonores parfois creuses, se voit dotée d’une mobilité extrême. Au risque de faire piétiner excessivement l’action, Simone Young s’attarde volontiers sur un détail parlant pour en tirer le maximum d’expressivité et dispose, sous les voix des chanteurs, un tapis sonore dont les scintillements infinis n’en finissent pas de surprendre même ceux qui croient bien connaître leur partition.
La distribution est excellente dans l’ensemble, même si la Nourrice de Gabriele Schnaut hurle plus qu’elle ne chante et si la Teinturière de Lisa Gasteen peine à conserver à son timbre trop sollicité par une tessiture meurtrière une certaine rigueur d’intonation dans les moments d’exaltation du 3e acte. Mais Emily Magee est une Impératrice … impériale : l’aigu est stable, rondement ‘assis’, même lorsque Strauss semble prendre plaisir à le torturer ; de surcroît, l’intensité incandescente de son chant n’est jamais mise en péril par un jeu scénique extrêmement exigeant. Du côté des hommes, Stuart Kelton campe un Empereur solaire, aux aigus faciles triomphant sans trop de peine d’une écriture malcommode parce que constamment tendue, alors que le Barak de Daniel Sumegi est plutôt terne, comme si son baryton peinait à trouver ses marques dans ce rôle mélodieux et gratifiant entre tous. Les emplois secondaires sont inégalement tenus par les membres d’une troupe qui ne paraît pas toujours à l’aise dans ce langage musical hyperbolique ; on retiendra surtout le Messager puissant de Gerd Grochowski et la gardienne du temple au timbre finement conduit de Christiane Karg.
La mise en scène de Keith Warner n’a visiblement pas convaincu le public local avec son mélange d’humour, de kitsch et de stylisation finement chorégraphiée par Karl Schreiner. Il faut dire que le parti pris paraît artificiel dans la mesure où le spectateur se demande constamment ce qu’on attend de lui. Rire ? Se laisser aller à l’émotion ? Prendre ses distances ? A force de jouer à cache-cache avec l’auditoire, le metteur en scène s’aliène bien des sympathies et donne l’impression d’un travail inabouti qui n’a pas osé explorer sans fausse pudeur des prémisses pourtant prometteuses.

Otello
La reprise de cette production vieille de près de vingt-cinq ans valait surtout par sa distribution et par la direction d’orchestre. Les décors et costumes de Pierluigi Samaritani et la mise en scène d’August Everding ne dépassent en effet pas le stade de la luxueuse illustration ; si le spectacle conserve encore son pouvoir de fascination, il déçoit pourtant par une mise en perspective trop superficielle d’un des drames les plus forts de la culture européenne.
Simone Young, de nouveau, surprend par son travail en profondeur sur le langage verdien ; laissant de côté les éruptions faciles et les fortissimos impressionnants, elle aborde Verdi avec les précautions d’une musicienne de chambre veillant à ne pas détruire le savant équilibre entre les voix instrumentales. Le long finale du 3e acte paraît ainsi moins orgiaque que de coutume, mais il est donné dans son intégralité (ce que beaucoup de chefs évitent généralement de faire car la mise au point n’en est pas facile et ne ‘paie’ pas en terme d’effet auprès du public) et se révèle une pièce maîtresse dans l’équilibre entre les diverses forces destructrices déjà à l’œuvre. Le dernier acte est un pur moment de grâce qui fait comprendre pourquoi beaucoup voient en cette sublime demi-heure le vrai pendant italien du 2e acte du Tristan wagnérien avec ces cordes en sourdine qui brodent quelques motifs discrets autour de voix toujours plus esseulées qui retrouvent ici pour ainsi dire la spontanéité de Monteverdi.
Franco Farina est un Otello au timbre moins puissant que de coutume, presque fragile, mais d’autant plus émouvant que chaque note est clairement posée et savamment sculptée. Alexia Voulgaridou incarne une Desdemona de grande classe avec son soprano plutôt lyrique par nature car la voix se déploie avec une vigueur insoupçonnée lorsqu’il lui faut s’imposer face à un orchestre déchaîné. Marco Vratogna fait trop confiance à la puissance presque animale de son organe et néglige ses pianissimi lorsqu’il s’agit pour lui d’insuffler le poison de la jalousie dans l’oreille d’Otello ; la voix alors perd toute couleur et frise le parlando. Le Cassio de Peter Gaillard manque d’assurance, alors que Montano, Rodrigo et Emilia remplissent leur rôle sans grande inspiration.

La Légende du Roi Arthur
John Neumeier, directeur de la danse depuis 1973 à Hambourg, est friand des grands ballets d’action (ou ‘ballets soirée’) en deux ou trois actes. Sa compagnie reprend régulièrement ses grandes fresques construites autour d’une légende ou d’un personnage mythique (tel Nijinsky ou La Dame aux camélias) ; la musique y joue un rôle prépondérant, mais les choix opérés posent parfois problème, comme dans ce Roi Arthur où les voix graves de moines népalais s’opposent aux puissants effluves nordiques de la 1e Symphonie de Sibelius, avec quelques détours par des chants de cour d’amour moyenâgeuse ou quelques banales orgies instrumentales réglées par un compositeur américain. Autre point curieux : l’intrigue est tellement complexe, contrairement à celle des grands ballets romantiques, que la soirée reste incompréhensible à qui ne connaît sur le bout du doigt les tribulations aventureuses et amoureuses du Roi Arthur. Dernier regret : la soirée se déroule sans orchestre, avec une musique enregistrée projetée avec force décibels sur un public tétanisé par des haut-parleurs riches en aigus et pauvres en grave ! Dans la précédente série de représentations, Simone Young était, il est vrai, elle-même était à la barre…
Mais ces réserves n’entachent pas la très forte impression que fait la compagnie hambourgeoise dans cette longue suite de mouvements chorégraphiques où les pas de deux ou de trois d’inspiration néo-classique s’insèrent sans rupture aucune dans un art de la danse au langage fluctuant nettement marqué par les conquêtes gestuelles des divertissements à l’américaine sur Broadway (comme dans les épisodes guerriers, par exemple, que ne renierait pas le chorégraphe d’un ‘musical’). Les numéros de solistes, brillants, ne se détachent pas non plus d’un contexte plus général et ce n’est pas un des moindres mérites des danseurs vedettes de la maison que de ne pas faire ombrage aux ‘comparses’. On ne saurait pourtant passer sous silence la présence radieuse de l’exceptionnelle Joëlle Bourgogne, dont la ligne élégante et le jeu de bras délié assurent à chacune de ses scènes une élégance quasi ‘balanchienne’. Ou la fluidité de style de Sylvia Azzoni dont le travail de jambes, d’une souplesse féline, lui permet des enchaînements d’une envoûtante continuité. Du côté des hommes, c’est Carsten Jung et Alexandre Riabko qui s’imposent le plus facilement à l’attention avec des bonds d’une précision saisissante et des pirouettes qui fascinent par leur apparent équilibre naturel.
Comme le chorégraphe est également auteur des décors, des costumes et des éclairages, l’impression d’homogénéité totale est renforcée au point que, en fin de soirée, le public de cette soixantième représentation fait fête avec la même passion à chacun des artisans de ce spectacle hors du commun. On peut certes regretter le côté très intellectuel de cette traduction scénique où les sentiments sont plus joués qu’incarnés, mais on ne peut se soustraire au charme fascinant qu’opère un art du mouvement aussi abouti qui intègre toutes les composantes d’un spectacle réellement complet.

Eric Pousaz