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Grand Théâtre de Genève
Entretien : Stefan Soltesz

En marge des représentations Elektra au Grand Théâtre de Genève...

Article mis en ligne le novembre 2010
dernière modification le 11 décembre 2011

par Eric POUSAZ

Encore inconnu en Suisse romande, Stefan Soltesz est un chef originaire de Hongrie qui s’est déjà produit dans tous les grands théâtres internationaux appréciant aussi bien l’étendue impressionnante de son répertoire que son style d’interprétation soucieux de respecter au maximum les intentions des compositeurs. Entretien.

« L’opéra n’est pas qu’un concert en costumes »
Formé à Vienne par Hans Swarowsky notamment – un pédagogue de l’après guerre encore admiré de toute une génération de spécialistes actuels de la direction d’orchestre -, Stefan Soltesz a aussi obtenu un diplôme de pianiste tout en suivant des cours de composition à la Haute Ecole de Musique de Vienne.
En 1971, il occupe un premier poste de directeur d’orchestre au Theater an der Wien, puis, de 1973 à 1983, à l’Opéra d’Etat de la capitale autrichienne. Suivent ensuite de nombreux engagements à Hambourg, à l’Opéra Allemand de Berlin ainsi qu’à l’Opéra des Flandres, où il occupe le poste de directeur général de la musique de 1992 à 1997. Depuis maintenant treize ans, il occupe le poste de directeur général de l’Opéra d’Essen tout en assumant les responsabilités de chef musical de cette institution.

Stefan Soltesz
© GTG

Ses années de formation l’ont essentiellement mis en contact avec les centres de musique allemands. Lorsque je lui demande au début de cet entretien téléphonique s’il considère comme un défi son premier contact avec l’OSR dans une partition aussi marquée qu’Elektra au sceau du postromantisme allemand, il part d’un immense éclat de rire.

« Il n’y a pas de style d’interprétation allemand opposé à un style français, italien ou anglais. Une telle classification est totalement stupide (« doof ») et a été inventée par des critiques ou des chefs en mal de publicité. Si vous prenez Wagner, un compositeur qui passe pour l’un des géants de l’art musical allemand, vous vous rendez rapidement compte que l’influence d’un Weber ou celle d’un Marschner ne comptent que pour un quart dans l’élaboration de son langage musical car ses vrais modèles sont pour la plupart étrangers : Wagner aimait particulièrement Bellini et ses mélodies infinies et avait une connaissance encyclopédique du répertoire italien de l’époque car il était chef d‘orchestre dans un théâtre lyrique qui affichait plusieurs dizaines d’ouvrages par année ; il admirait aussi particulièrement la période française de Gluck où le musicien met en œuvre de fructueuses tentatives en vue d’abolir les ruptures entre le récitatif et l’air ou l’ensemble, ce dont le jeune compositeur allemand saura tirer profit dans sa recherche du drame total ; il avait de plus, en début de carrière, une grande admiration pour les opéras de Meyerbeer, un compositeur certes allemand mais qui passe aujourd’hui encore pour un géant incontournable du grand opéra romantique de style français ! Par ailleurs, pour prendre le problème par l’autre bout, l’OSR n’a-t-il pas été marqué au cours des dernières décennies par des chefs de tradition allemande comme Paul Kletzky, Wolfgang Sawallisch, Horst Stein ou Marek Janowski, sans compter Armin Jordan, qui était un Zurichois ayant passé ses années de formation et obtenu ses premiers engagements de chef d’orchestre à Bâle et Zurich !!! Cessons donc d’opposer des catégories interprétatives qui n’existent pas en dehors de quelques cerveaux sclérosés. »

Il est pourtant indéniable que l’on assimile le langage musical d’Elektra au romantisme allemand. Ne doit-on pas en tenir compte en abordant une telle partition avec un orchestre qui s’est fait une spécialité des grandes pages symphoniques françaises ?
C’est indéniable. Mais de grands chefs comme Pierre Boulez ou André Cluytens ont également marqué de leur personnalité les grandes partitions allemandes et j’attends toujours qu’on m’explique très clairement ce qui est typiquement allemand dans une œuvre de Mendelssohn ou de Schubert ! Pour moi, il est d’abord important de respecter les indications des compositeurs eux-mêmes. Dans une œuvre comme Elektra, les grands moments dramatiques se construisent tout seuls et ne demandent pas un effort particulièrement grand aux orchestres brillants d’aujourd’hui, quelle que soit la tradition interprétative de laquelle ils se réclament. Par contre, les nombreux passages où le compositeur demande de jouer piano pour ne pas couvrir les voix et permettre la mise en place de crescendos dramatiques indispensables à la dynamique d’une scène particulière doivent être travaillés avec toute la légèreté nécessaire. Dans la deuxième partie de sa vie, Richard Strauss aimait d’ailleurs à répéter aux chefs qui lui demandaient des conseils sur l’interprétation de ses œuvres qu’il fallait aborder des partitions aussi lourdes qu’Elektra ou Salomé comme s’il s’agissait d’une musique d’elfes (Elfenmusik). Avec ce terme, il entendait bien sûr rendre d’abord hommage à l’art d’un Mendelssohn, par exemple, un compositeur qu’on ne saurait soupçonner de lourdeur teutonne !!!

« Elektra » au Grand Théâtre de Genève
© GTG / Vincent Lepresle

Pensait-il ainsi ménager ses chanteurs ?
Certes, mais ce n’est pas là l’essentiel ; à son avis, il faut d’abord rendre la texture instrumentale de l’accompagnement aussi transparente que possible car l’orchestre est en fosse pour commenter le drame, non pour le recouvrir d’une chape épaisse. On ne doit jamais oublier que Richard Strauss a été lui-même un formidable chef d’orchestre lyrique, grand admirateur de Mozart et de l’opéra comique français : il savait donc parfaitement ce qu’on peut obtenir des musiciens d’orchestre à l’opéra. Le chant reste pour lui toujours au premier plan ; et lorsqu’il entend faire parler l’orchestre, il se passe alors du concours des chanteurs ! Pensez à l’entrée d’Egisthe ou de Clytemnestre dans Elektra : elles sont toutes deux précédées de quelques courtes mesures où la musique instrumentale traduit seule une atmosphère grotesque ou oppressante que la voix humaine vient seulement enrichir par la suite. La transparence est un maître mot dans l’interprétation des grands opéras straussiens qui, ne l’oublions jamais, abondent en rythmes de danses, même dans Elektra ! Dans les duos avec Chrysothémis ou dans l’extraordinaire scène finale où l’héroïne entre en transe et s’abandonne à son exaltation jusqu’à l’épuisement total, le chef doit impérativement faire entendre les subtils rythmes de danse, et notamment ces formidables échos de valse presque incongrus dans un tel contexte…

Dans quelle mesure une telle exigence influence-t-elle le jeu des instrumentistes ?
Les cordes ne doivent pas servir à l’auditeur un brouet épais mais conserver une légèreté de touche quasiment viennoise. Cela vient à dire que les archets ne peuvent pas être systématiquement arrachés mais que les musiciens sont au contraire invités à concentrer leur jeu au maximum jusqu’à épurer le son en limitant à l’extrême le frottement de l’archet sur les cordes. Ainsi obtient-on cette large fourchette de nuances sans laquelle la musique de Strauss devient rapidement grossière et lourde, comme le veut encore une certaine tradition à laquelle je refuse catégoriquement de souscrire.

Quelles sont les voix idéales pour Strauss ?
On a l’habitude de s’attendre à des organes vocaux puissants qui puissent emplir une salle de leurs inépuisables réserves. Pour moi, ce n’est pas le plus important, car un chanteur qui force le son rend le texte inaudible dès la seconde moitié du parterre. Je préfère des interprètes qui portent toute leur attention sur l’articulation des mots, la coloration des voyelles, la ‘force de frappe’ des consonnes… Lorsque le texte passe, la violence contenue dans la musique devient tout naturellement sensible et l’auditeur ressent comme puissant un chant qui ne cultive pas forcément l’accumulation de décibels.

« Elektra » avec Jeanne-Michèle Charbonnet (Elektra) et Erika Sunnegårdh (Chrysothemis)
© GTG / Vincent Lepresle

Êtes-vous alors opposé au sur-titrage ?
Non, car même dans le cas idéal où chaque chanteur articule parfaitement son texte, l’auditeur moyen qui n’a pas une connaissance parfaite de l’opéra joué ne peut tout saisir dans l’instant de la représentation. Il y a même des moments où la force d’évocation de la musique est telle que l’esprit se déconnecte en quelque sorte pour se laisser porter par la jouissance que lui procurent les sons. Je suis quant à moi favorable au sur-titrage même dans les opéras allemands joués devant un public germanophone. Il y aurait à vrai dire souvent besoin d’un deuxième sur-titrage pour expliquer aux gens les obscurités d’un livret dont ils comprennent pourtant chaque mot !

Certains metteurs en scène vous paraissent-ils excessifs dans leur désir systématique de mettre à jour les différents niveaux de lecture des textes au point, parfois, de rendre méconnaissable le déroulement de l’action scénique ?
Par principe, je ne me mêle pas de la mise en scène et reste ouvert à toute proposition théâtrale, même étonnante. Certes, il y a des limites à ne pas franchir : lorsqu’un chanteur doit se faire entendre, on ne peut le placer au fond du plateau sur une estrade de six mètres de haut ! Mais tant que le propos scénique fait sens et que le responsable du spectacle parvient à convaincre les artistes – chanteurs, chef et musiciens – du bien-fondé de ses partis pris, il n’y a pas lieu de s’interposer. Libre au public, par la suite, de refuser ce qu’on lui sert. Nous, les interprètes, sommes là pour nous mettre au service de l’œuvre musicale autant que de sa transposition théâtrale. Après tout, l’opéra n’est pas qu’un concert en costumes !...

Propos recueillis par Eric Pousaz

Les 10, 13, 16, 19, 22, 25 novembre : « Elektra » de Strauss. OSR & Chœur du Grand Théâtre, dir. Stefan Soltesz, m.e.s. Christof Nel. Grand Théâtre de Genève à 20h (rés. 022/418.31.30)