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Grand Théâtre de Genève
Entretien : Marc Albrecht

Marc Albrecht a une admiration sans borne pour les œuvres d’Alban Berg. Il se réjouit donc de diriger Lulu à Genève.

Article mis en ligne le février 2010
dernière modification le 26 février 2010

par Eric POUSAZ

Le chef d’orchestre Marc Abrecht est en charge de la production de Lulu au Grand Théâtre de Genève. Il dit sa joie de diriger ce qu’il considère comme un chef-d’œuvre absolu. Entretien.

Marc Albrecht a une admiration sans borne pour les œuvres d’Alban Berg, et notamment pour ses deux ouvrages lyriques. Aussi, lorsque je lui demande quelle version il a choisie pour la nouvelle production genevoise de ce titre, il répond sans hésiter : la plus complète possible !, avant de poursuivre : « Pour des raisons qui n’avaient aucune justification musicale, on a longtemps mis à l’affiche la version en deux actes avec le troisième acte réduit à des extraits de la Suite Lyrique et à la scène finale. Devant l’attitude négative de grands compositeurs comme Schönberg, Webern ou Zemlinsky qui refusèrent d’achever la partition, la veuve de Berg a en effet tout simplement interdit à quiconque de toucher à la version chant et piano pourtant totalement écrite par le compositeur avant sa mort (à l’exception de quelques mesures où la ligne vocale n’est pas notée). Les maisons d’opéra se sont donc contentées de reprendre la variante courte utilisée par Zurich pour la création mondiale du titre en 1937 au Stadttheater. A la mort de la veuve du musicien, la Fondation Alban Berg, moins tatillonne, s’est laissé convaincre de lever cette interdiction et c’est le compositeur Friedrich Cerha qui a finalement mis la dernière main au 3e acte pour la création parisienne à l’Opéra en 1979 sous la direction de Pierre Boulez. De fait, Cerha a fait un travail enthousiasmant à tous les points de vue, même s’il est difficile d’imaginer ce que Berg lui-même eût fait de ce même matériau musical. »

Y a-t-il beaucoup de points litigieux dans un tel travail de reconstitution ?
Non, car le troisième acte est complètement rédigé. C’est l’instrumentation qu’il est parfois permis de trouver un peu lourde, notamment pour les chanteurs qui se voient confrontés à un orchestre relativement puissant. On sait que Berg était très attentif à ce genre de détail et s’il avait eu l’occasion d’entendre son opéra au théâtre, il ne fait pratiquement aucun doute qu’il aurait introduit des modifications pour rendre moins ardue l’exécution de ses intentions dramatiques et musicales.

Marc Albrecht
© Marco Borggreve

Berg était-il vraiment très conscient des limites naturelles de la voix ou des impératifs pratiques du théâtre lyrique ?
Je connais peu de compositeurs aussi prodigues en renseignements adressés aux interprètes. Par exemple, il précise au moins six façons de mettre en valeur le texte : en le chantant, on le déclamant sur une note fixée, en obéissant plus ou moins docilement aux impératifs de la prosodie du langage parlé, et j’en passe… Il en va de même pour l’orchestre : les indications métronomiques sont d’une rare précision. Au premier abord, cela paraît presque accablant pour l’interprète qui a l’impression de se voir corseté par une telle liste d’impératifs. Mais lorsqu’il les intègre en les faisant siens, il s’aperçoit rapidement que c’est en respectant le plus possible les intentions du compositeur, et seulement ainsi, que la musique développe un impact maximum.

A vous entendre, on pourrait penser que pour l’auteur, la musique a la préséance absolue dans une production de Lulu.
Justement pas, car Berg calcule toujours très exactement l’effet dramatique qu’il veut créer en parallèle à sa mise en forme musicale. La répétition saccadée de quelques croches à l’orchestre donne par exemple à entendre les soupirs du vieux Schigolch. Il y a même un ensemble dans le tableau parisien où le compositeur demande expressément à ses interprètes de chanter de façon indistincte, en précisant que la compréhension du texte, à cet instant précis, est moins importante que la musique de syllabes qui s’entrechoquent sans faire sens !

« Lulu » d’Alban Berg
Photo GTG/Gregory Batardon

L’adaptation du texte fleuve de Wedekind a par ailleurs forcé Berg à concentrer sa tragédie sur quelques personnages seulement au lieu de brosser le grand tableau d’une société décadente comme l’a voulu l’écrivain. Pensez-vous que le livret soit à la hauteur de l’original ?
Il me semble plus judicieux de considérer l’opéra comme une œuvre à part entière écrite sur le même sujet que la pièce de théâtre mais conçue sur un plan entièrement nouveau. Berg s’attache avant tout à la personnalité de Lulu. Il prend parti pour elle (comme il l’a fait pour Wozzeck) car elle est une victime de la brutalité masculine. Vu ainsi, son comportement n’a rien de monstrueux car elle agit comme elle le peut et manie les armes que la société lui laisse à disposition. Dans un univers aussi pourri, Lulu n’a pas la latitude de s’offrir le luxe d’un quelconque sens moral, puisque ses partenaires n’en ont aucun et la traitent comme une marchandise dont ils disposent à leur guise. Elle leur rend la monnaie de leur pièce en les tuant les uns après les autres sans pour autant les haïr.

D’ailleurs, un des grands traits de génie du compositeur est d’avoir fait réapparaître les hommes qu’elle a aimés et tués dans la scène finale sous le déguisement des divers clients de la prostituée. L’assassin lui-même, qui se présente sous les traits de Jack l’Eventreur, n’est autre que le Dr Schön. Cet homme incarne à la fois le père et l’amant de Lulu ; celle-ci, en le tuant, lui témoigne un attachement inconditionnel et lorsqu’il l’assassine à son tour, il lui permet enfin d’accéder à une sorte de régénération. La musique qui précède le meurtre est à ce titre une des plus grandes pages composées au XXe siècle : tandis que Lulu et son client se chipotent sur le prix à payer pour le quart d’heure d’amour vénal qu’ils se préparent à passer ensemble, l’orchestre entonne un adagio qui n’est autre qu’un chant d’amour passionné s’inscrivant en totale contradiction avec la banalité de vaudeville des répliques en ce moment. Et c’est là que la différence entre l’auteur de la pièce et le compositeur apparaît avec le plus d’évidence : Wedekind procède par couches successives et ajuste les diverses séquences de son drame comme les pièces d’un gigantesque puzzle. Le compositeur, lui, concentre dans une forme resserrée les divers fils de l’intrigue pour en tirer une puissante symphonie vocale superposant en un raccourci saisissant les clefs psychologiques des personnages.

Revient-il par ce biais à un procédé de composition antérieur ? Je pense notamment à l’ensemble de la Scène de la loge de théâtre qui peut s’écouter comme un avatar moderne des grands concertati des partitions romantiques du XIXe…
Il est difficile de répondre franchement à une telle question. Certes, la partition de Lulu contient des airs, des ensembles, voire des récitatifs qui jettent un point avec l’art d’un Mozart en laissant sciemment de côté le renouveau du drame en continu initié par Wagner. Mais parallèlement, le principe de l’orchestre se posant en miroir des sentiments (ce qu’on appelle en allemand ‘das wissende Orchester’, soit l’orchestre qui sait…) est mis en œuvre avec conséquence comme si Berg voulait tout de même manifester ouvertement son attachement au renouveau lyrique initié par Wagner ! En outre, une scène comme le tableau parisien du 3e acte aligne des procédés de composition d’un modernisme affolant qui font presque de Berg un utopiste : les exigences musicales de ce tableau où texte, chant, langage parlé et voix instrumentales s’entremêlent sur un principe de variation constamment renouvelé sont quasiment irréalisables au pied de la lettre et nécessitent de la part des interprètes des choix interprétatifs qui privilégient telle piste plutôt que telle autre sans qu’ils puissent être sûrs de se trouver dans le vrai. On le voit : il est difficile de parler du style de Lulu, il faudrait employer le terme au pluriel.

« Lulu » avec Patricia Petibon et Gerhard Siegel
Photo GTG/Gregory Batardon

Un mot encore sur le rôle de Lulu…
Il est démesurément difficile, car on attend de la chanteuse qu’elle sache vocaliser dans le suraigu tout en disposant d’une puissance dramatique suffisante pour passer le barrage de l’orchestre dans quelques moments forts particulièrement exposés. Un peu comme la Salomé de Strauss, Lulu devrait disposer à la fois du raffinement vocal d’une grande interprète mozartienne et de l’énergie que déploie une Isolde dans le 2e acte de Tristan !... Et lorsque l’on donne la version en trois actes, comme c’est le cas ici, Lulu est quasiment trois heures en scène… A Genève, le défi est d’autant plus impressionnant que Patricia Petitbon incarne cette héroïne pour la première fois… C’est presque comme si elle s’attaquait à sa première ascension de l’Everest !

Propos recueillis par Eric Pousaz

Les 4, 7, 10, 13, 16, 19 février : « Lulu » d’Alban Berg, Orchestre de la Suisse Romande, dir. Marc Albrecht, m.e.s. Olivier Py.
Grand Théâtre (loc. 022/418.31.30)