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Opéra de Vienne
Entretien : Dominique Meyer

Conversation à bâtons rompus avec le Directeur de l’Opéra de Vienne.

Article mis en ligne le mars 2011
dernière modification le 28 août 2011

par Eric POUSAZ

Dominique Meyer, l’ancien Directeur de l’Opéra de Lausanne, puis du Théâtre des Champs Elysées à Paris, préside depuis le début de cette saison aux destinées de la plus grande maison d’opéra du monde : le Staatsoper de Vienne. Ce qui vaut à cette institution une réputation aussi flatteuse n’est bien sûr pas la qualité intrinsèque des spectacles qui est certes élevée, mais par forcément meilleure que celles des productions lyriques à l’affiche à Londres, Paris ou New-York. Par contre, aucun théâtre de cette réputation n’offre autant de spectacles différents sur sa scène en une dizaine de mois.

« Je ne suis pas venu ici en ambassadeur de la musique française ! »

Le répertoire lyrique actif du théâtre dépasse en effet les cinquante productions, - sans compter les soirées de ballets. Gérer un répertoire aussi vaste au quotidien n’est pas une mince affaire et M. Meyer met tout en œuvre pour trouver une solution moderne et efficace aux problèmes qu’un tel système d’alternance ne manque de poser ; il en a même fait sa priorité absolue. C’est la première question qui a été abordée au cours de l’entretien qu’il m’a accordé.

Dominique Meyer
Crédit Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Vous a-t-on nommé en vous confiant une mission particulière ?
Ma nomination a en fait passé par l’orchestre. Elle est indirectement due à ma fonction de Directeur du Théâtre des Champs-Élysées à Paris. J’y ai en effet invité le Philharmonique de Vienne à s’y produire plus d’une trentaine de fois, soit en grande formation symphonique, soit dans le cadre de soirées plus intimistes. Mes rapports avec les porte-parole de cet orchestre ont toujours été excellents et ce sont eux qui, les premiers, m’ont demandé si j’étais intéressé à succéder à Ioan Holender, qui a dirigé l’Opéra de Vienne pendant près de vingt ans

Quelles sont les demandes spécifiques qui vous ont alors été faites ?
Je n’ai pas reçu de cahier des charges particulier mais ai d’abord eu un contact assez informel avec la ministre en charge de la nomination du futur directeur. Et c’est alors que j’ai moi-même abordé le problème de l’immense répertoire de cet Opéra, ainsi que celui des quelques trous béants qui subsistent dans ce choix de titres où manquent des ouvrages pourtant essentiels. Vous imaginez-vous, par exemple, que le théâtre ne possède pas de mise en scène actuellement jouable des trois chefs-d’œuvre mozartiens que sont La clémence de Titus, Idoménée ou L’Enlèvement au Sérail ? De même, le répertoire belcantiste italien est bien maigre, et bon nombre d’opéras sérieux de Rossini, Bellini ou Donizetti sont absents depuis trop longtemps de l’affiche, quand ils n’ont pas tout simplement été ignorés jusqu’ici comme c’est le cas d’Anna Bolena de Donizetti dont nous avons programmé la première sur cette scène avec Elina Garanca et Anna Netrebko en avril ; quant au répertoire slave, il est plus que restreint (aucun Dvorak, aucun Smetana, aucun ouvrage hongrois…) et même du côté des opéras russes, si l’on excepte les deux grands titres de Tchaïkovski que sont Dame de Pique et Eugène Onéguine ainsi que Boris Godounov, il n’y a plus de Khovantchina, pas de titre de Prokofiev ou de Rimsky-Korsakov. Je ne dis bien sûr pas que ces titres figurent parmi les tâches les plus pressantes du théâtre, mais il est flagrant de constater que, pendant des années, le fonds du répertoire est resté pratiquement identique à lui-même. De plus, comme le nombre des nouvelles productions était jusqu’ici limité à quatre par saison, le tournus se faisait lentement et l’on joue encore les mises en scène d’une Tosca ou d’une Butterfly qui ont plus de cinquante ans d’âge…

Les priorités


Comment fixez-vous vos priorités lors du choix de nouvelles productions ?
Comme je l’ai déjà laissé entendre, il faut absolument que Vienne dispose de productions jouables régulièrement des grands ouvrages mozartiens. Dans ce but, je m’efforce même de reconstituer – à l’image de ce qui existait ici après la Deuxième Guerre Mondiale - un ensemble de voix jeunes à qui je puisse confier sans problème l’un ou l’autre de ces titres pour redonner une présence affirmée aux chefs-d’œuvre mozartiens dans le répertoire de cette maison. Ensuite, je tiens à faire figurer chaque année à l’affiche des ouvrages du XXe siècle - il s’agit maintenant, pour nous, d’ouvrages du siècle passé, ne l’oublions pas ! – et de les reprendre régulièrement au fil des saisons suivantes. La Medea de Reimann, créée sur ces planches il y a un an, est revenue au programme dans ma première saison et il en ira de même plus tard ; le Cardillac de Hindemith donné en octobre dernier ou la nouvelle Katia Kabanova de Janacek jouée en juin prochain sont des productions qui resteront elles aussi à l’affiche au-delà de leur première série de représentations. En fait, j’aimerais constituer progressivement un noyau de spectacles moins directement populaires que des reprises régulières pourraient aider à entrer dans le giron des ouvrages vraiment appréciés, comme le sont aujourd’hui une Tosca ou un Wozzeck !... Enfin, je souhaite redonner une place à l’opéra baroque ; la production d’Alcina que nous avons présentée en novembre dernier avec un orchestre jouant sur instruments anciens a démontré que, malgré sa taille, l’Opéra de Vienne est parfaitement apte à rendre justice à une musique intimiste. Ces orientations relativement nouvelles ici me paraissent d’ailleurs correspondre à l’attente d’un public bien plus curieux qu’on ne le dit souvent : pendant les premiers mois de mon directorat, les ouvrages peu connus comme les partitions contemporaines ont su attirer de nombreux amateurs et le théâtre a quasiment tout le temps joué à guichets fermés. Ce qui prouve bien qu’on peut faire de l’opéra vivant à Vienne sans recourir systématiquement aux Traviata, Tannhäuser et autres Barbier de Séville !

« Cardillac »
© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Et qu’en est-il de la musique française ?
Il est certain que certains titres doivent figurer au répertoire et je songe déjà à mettre sur pied un projet autour d’un ouvrager de Berlioz, par exemple. Mais je ne me considère pas comme investi d’une mission particulière à l’égard de la musique de mon pays ; comme Alsacien, je me sens autant attiré par la musique allemande que par la française. Ce qui doit primer, c’est l’intérêt du projet artistique, non la provenance géographique des titres au répertoire !

Le répertoire


Élargir le répertoire implique aussi de maintenir les productions dans un état de conservation satisfaisant… De nos jours, les théâtres lyriques travaillent plutôt sur le principe de la stagione, soit la mise à l’affiche d’un ou deux titres donnés en série sur quelques semaines avant qu’ils ne soient remplacés par les spectacles suivants. Il est en effet souvent reproché aux théâtres de répertoire comme l’Opéra de Vienne d’offrir des spectacles vieillots aux mises en scène complètement vidées de tout contenu dramatique cohérent.

Quelle est votre attitude face à l’impressionnante liste de productions susceptibles de figurer à l’affiche à peu près n’importe quand ici à Vienne ? Allez-vous comme à Paris ou à Londres restreindre progressivement le répertoire pour en arriver à une gestion plus rigoureuse, c’est-à-dire plus restreinte des titres à l’affiche qui rapprocherait les programmes viennois de ce qui se fait presque partout ailleurs en Italie ou en France ou pensez-vous continuer à défendre la politique artistique d’un théâtre où trois à quatre spectacles différents alternent chaque semaine ?
Avant de répondre à une telle question, il faut rappeler une chose. Avec un million et demi d’habitants, Vienne a à peu près l’importance d’une ville comme Lyon. Mais la ville possède trois opéras, sans compter les petites troupes comme l’Opéra de Chambre, qui joue une petite dizaine d’ouvrages par an, et d’autres ensembles aux effectifs fluctuants qui axent directement leur programmation sur un répertoire contemporain de nature plus intimiste. Le bassin de recrutement du public est donc restreint et l’on ne peut satisfaire la fringale de musique des Viennois en leur proposant chaque fois des spectacles nouveaux au rythme de trois ou quatre représentations par semaine. Ce qui fait accourir le public local à l’Opéra (il assure tout de même le 80% de la fréquentation, les touristes formant les 20% restants), ce sont les distributions. Il faut donc trouver chaque fois des voix qui font mouche et attirent le public dans la salle. Si je veux jouer quinze fois Norma, je ne puis le faire avec les mêmes artistes mais dois m’arranger pour programmer trois séries de cinq représentations avec des distributions différentes !

« Alcina »
© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

L’état de fraîcheur des mises en scène est-il secondaire ici ?
Prenons un exemple concret : nous jouons ces jours Werther de Massenet, un spectacle qui a déjà été donné plus de quarante fois dans cette même production avec des distributions de prestige. En engageant Sophie Koch et Jonas Kaufmann qui chantent ici pour la première fois les rôles de Charlotte et de Werther, nous suscitons un intérêt nouveau au sein du public et faisons salle comble chaque soir, alors que les chanteurs précédents (une Vesselina Kasarova, une Elina Garança en Charlotte ou un Marcello Alvarez, un Ramon Vargas en Werther) n’étaient pas précisément des petites pointures ! A Vienne, on aime comparer les chanteurs entre eux et suivre leurs progrès comme dans d’autres pays on s’attache à la carrière d’un joueur de football ou à commenter les mérites de son équipe d’un match à l’autre. Et la presse de boulevard viennoise n’est pas en reste dans ce domaine : elle est toujours très active et parle presque quotidiennement de musique, - ce qui ne se voit plus depuis longtemps en France ou en Suisse ! Le moindre changement de distribution, le plus petit scandale – vrai ou inventé de toutes pièces – figurent en bonne page dans le feuilleton culturel du lendemain, et chaque reprise, même s’il s’agit de la deux-centième représentation d’une production vieille de vingt ans, est consciencieusement analysée après sa réapparition à l’affiche !

Quels problèmes précis vous pose ce type de fonctionnement ?
La scène du théâtre est occupée au maximum de sa capacité. Nous sommes d’ailleurs parvenus à obtenir une scène de répétition qui sera installée en plein Vienne mais dans un lieu tout à fait différent, ceci afin de décharger les techniciens du théâtre. Actuellement, ils arrivent vers sept heures au théâtre pour démonter le décor du spectacle joué la veille. Puis ils préparent le plateau pour la répétition de la production actuellement en chantier. Les chanteurs occupent ensuite le terrain de 10 à 14 heures environ, après quoi la technique défait une nouvelle fois ce décor utilisé pour la répétition avant de remonter la production donnée en soirée dès 19 heures ! Une alternance aussi rapide empêche de jouer trois spectacles trop lourds à la suite et influence directement la conception du programme. Et puis il faut compter avec les tournées de l’orchestre pendant lesquelles on doit se contenter d’un ensemble symphonique d’une soixantaine de musiciens au maximum, ce qui interdit de jouer les ouvrages aux effectifs instrumentaux pléthoriques comme certains titres de Wagner ou Strauss.…

Pouvez-vous demander à un metteur en scène invité pour une nouvelle production de se contenter d’un spectacle relativement léger, par exemple, pour en faciliter l’alternance par la suite ?
Bien sûr. Nous allons par exemple remplacer l’actuelle production de Cosi fan tutte, encore parfaitement jouable, par une nouvelle mise en scène que nous voulons moins complexe au plan technique pour pourvoir donner le cycle Mozart-Da Ponte en alternance rapprochée…

« Werther » avec Sophie Koch et Jonas Kaufmann
Crédit : Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Lutter contre la routine


Et comment parvient-on à gérer le fonds des productions propres au théâtre pour éviter de sombrer dans la routine ?
Dès le début de mon mandat, j’ai demandé aux assistants des metteurs en scène qui avaient monté des ouvrages ici de reprendre dans le détail certaines productions tandis que nos ateliers se chargent de remettre en état les décors. C’est ainsi que la Bohème, montée par Franco Zeffirelli, a été entièrement rafraîchie, ainsi que le Chevalier à la Rose, dont la première a eu lieu en 1968 et que nous avons eu la chance de pouvoir remettre en chantier sous la direction personnelle du metteur en scène d’alors ! Nous ferons de même l’an prochain avec La Chauve-Souris ou Boris Godounov plus tard. Mais lorsqu’un tel travail n’est plus possible, nous nous arrangeons pour serrer au plus près la conception scénique d’origine avec la complicité des assistants de mise en scène et pour reprendre à la base le travail instrumental : ceci a été rendu possible parce que j’ai obtenu dès mon arrivée un nombre accru de répétitions scéniques et musicales : j’ai notamment pu convaincre l’orchestre de nous accorder douze services supplémentaires par saison et suis en outre parvenu à augmenter de deux à dix le nombre de jours de mise au point scénique sur le plateau ! Il faut en outre revoir complètement les jeux de lumière, car beaucoup de choses ont changé ces dernières années grâce à la numérisation des programmes d’éclairages ; et puis il est bien sûr prévu de redonner un coup de frais aux décors et costumes de tous les spectacles qui ont beaucoup tourné. De cette façon, j’ai l’impression que chacune de nos soirées s’approche qualitativement de plus en plus de ce qui se voit ailleurs dans des salles où le répertoire est moins fourni.

Intervenez-vous dans le choix des versions musicales ? Boris Godounov ou Les Contes d’Hoffmann sont en effet joués dans des arrangements tellement différents d’une fois à l’autre qu’il est difficile de s’y retrouver pour le spectateur curieux de savoir au devant de quoi il va…
Pour moi, il est impératif que chaque opéra joué sur notre scène soit donné dans une version qu’on ne remette plus en question, même si certaines coupures prêtent le flanc à la critique. Une fois que la première a eu lieu, il est normal qu’on s’en tienne définitivement au texte choisi, ne serait-ce que par respect pour les impératifs techniques patiemment mis au point pendant la période de répétitions. Je ne veux plus que notre version de Boris change de forme musicalement à chaque nouvelle reprise comme cela a été le cas par le passé. Lorsque nous reprendrons prochainement ce titre, nous allons revenir, avec l’aide du metteur en scène original, à la première version de Moussorgski, c’est-à-dire sans l’acte polonais, et reprendrons ensuite toujours la partition dans ce même état jusqu’à ce que se pose la question d’une éventuelle nouvelle production ! Dans ce même souci de continuité, nous avons revu les tournus d’orchestre, de façon à obtenir chaque soir une qualité instrumentale maximale. Pour les ouvrages rares et représentés dans le cadre d’une série relativement courte, les mêmes musiciens s’assiéront dans la fosse, exception faite d’un tournus minimum d’un ou deux pupitres liés à une maladie ou une absence inévitable. Pour les grands titres repris tout au long de la saison, l’orchestre entier répète sous la direction d’un chef qui, lui, reste le même dans la mesure du possible pendant toute la saison ; de cette façon, quels que soient les musiciens en fosse, le travail d’affinage orchestral initial porte ses fruits puisque titulaires et remplaçants ont bénéficié des mêmes conditions de répétition.

Un souhait pour vos années futures ?
Parvenir à satisfaire un public connu pour ses exigences souvent contradictoires et conserver à cette maison le lustre qui lui assure une réputation particulière dans le monde entier !

Propos recueillis par Eric Pousaz