Arts-Scènes
Slogan du site

Cinéma Danse Expositions Musique Opéra Spectacles Théâtre

Grand Théâtre de Genève
Entretien : Alberto ZEDDA

Entretien avec un spécialiste de Rossini.

Article mis en ligne le septembre 2010
dernière modification le 17 septembre 2010

par François JESTIN

Considéré comme le spécialiste rossinien de sa génération, le chef d’orchestre, musicologue et directeur artistique du Rossini Opera Festival Alberto Zedda sera au pupitre du Grand Théâtre, pour il Barbiere di Siviglia, donné en ouverture de saison.

Vous serez bientôt au Grand Théâtre de Genève pour il Barbiere di Siviglia, vous l’avez déjà dirigé de nombreuses fois ?
Eh oui, je l’ai dirigé un peu partout dans le monde, de la Chine aux Etats-Unis, en Belgique, mais pas encore en Suisse. A Genève, j’avais fait il y a des années un concert symphonique avec Teresa Berganza, et puis aussi un autre concert avec Ewa Podles, dans un programme d’airs et de cantates de Rossini.

A propos du Barbiere, vous en aviez fait l’édition critique en 1969…
Oui absolument, et ces 3 dernières années, j’y ai travaillé pour la refaire complètement. L’édition que j’avais produite il y a 40 ans était pour la maison Ricordi, et à présent je l’ai refaite pour la Fondazione Rossini. Publiée en décembre dernier, c’est cette nouvelle édition qui vient d’être jouée à La Scala début juillet, et qui sera aussi exécutée à Genève.

Alberto Zedda dirigeant le Stabat Mater
© Archives ROF

Avec des nouveautés ?
La nouveauté est surtout l’approche musicologique, par exemple certaines corrections d’erreurs du manuscrit, en fonction de nouveaux documents apparus ces 40 dernières années. Les nouveautés musicales sont peu nombreuses, 3 ou 4 petits changements, que le public devrait reconnaître, comme dans l’ouverture.

Dans l’édition critique de 1969 se trouvait déjà le fameux air final pour ténor « Cessa di più resistere »…
Oui, et là réside le vrai problème du Barbiere, mais un problème mineur. Je m’explique : le Barbiere n’est pas né comme Barbiere di Siviglia, mais comme Almaviva, ossia L’inutile precauzione. Rossini et son librettiste Sterbini avaient destiné le rôle principal à Almaviva, parce qu’ils voulaient dans ce rôle l’un des plus illustres ténors de l’époque Manuel Garcia. Garcia n’avait nulle intention de chanter un opéra comique, étant plutôt baritenore dans des rôles dramatiques, mais par amitié pour Rossini et étant de passage à Rome, il a accepté la proposition. Rossini lui a écrit deux duos, un trio important, et surtout le grand air final. Mais nous ne savons pas, encore aujourd’hui, si ce grand air a été chanté lors des représentations de la création à Rome, nous n’avons pas de témoignage écrit qui mentionne l’exécution de cet air.

« Il Barbiere di Siviglia » avec Pietro Spagnoli (Figaro), Jane Archibald (Rosina), John Tessier (Comte Almaviva).
Photo GTG / Vincent Lepresle

Il reste donc un petit mystère autour de cet air…
On sait aussi qu’à la reprise du Barbiere, à Bologne la même année (1816) le ténor ne chantait plus cet air ; c’est la Righetti-Giorgi (créatrice du rôle de Rosina, ndlr) qui chanta l’air, transposé d’une quinte, après autorisation donnée par Rossini. Dans les représentations romaines suivantes, l’air fut chanté par le mezzo Righetti-Giorgi, en adaptant un peu le texte. Puis dans les reprises successives, cet air était soit coupé, soit chanté par le mezzo. Je vous expose ma thèse : pendant les répétitions, Rossini, en tant que grand homme de théâtre, s’est rendu compte que le vrai protagoniste de l’opéra était Figaro et non Almaviva. Pour preuve, quand Rossini parle de son opéra, il ne l’appelle jamais Almaviva, mais « il mio Barbiere », comme dans la lettre adressée à sa mère le lendemain de la première romaine.

Vous jouerez ce grand air pour ténor à Genève ?
Avec ou sans «  Cessa di piu resistere », il Barbiere reste il Barbiere. Je dirige cet air depuis 40 ans, dans de nombreux théâtres, et je me suis d’ailleurs souvent fait critiquer à ce sujet. Cet air final n’apporte rien à la dramaturgie, alors s’il est chanté par Juan Diego Florez, c’est une merveille et on peut l’écouter pendant 10 minutes, mais s’il s’agit d’un ténor un peu moins bon, il peut devenir embarrassant pour le public d’attendre 10 minutes, avec tous les personnages immobiles en scène et l’intrigue pratiquement déjà conclue. Pour le spectateur, le protagoniste reste Figaro, Rossini lui a donné une musique d’une telle vitalité, d’un tel bonheur, d’une telle joie de vivre, d’une telle énergie, que ce personnage est véritablement le moteur de l’opéra. Pour revenir à Genève, je ne sais pas encore si nous ferons cet air, je dois juger des capacités des deux ténors distribués, ainsi que des souhaits du théâtre et ceux du metteur en scène. Il n’y a pas de raisons musicales et musicologiques suffisantes pour justifier de l’obligation d’interpréter cet air.

« Il Barbiere di Siviglia » avec Pietro Spagnoli (Figaro), Eduardo Chama (Bartolo), John Tessier (Comte Almaviva), Jane Archibald (Rosina)
Photo GTG / Vincent Lepresle

Parlons un peu de Rosina, il y a à Genève une mezzo et une soprano en alternance…
Bien sûr, même si j’ai souvent dirigé un soprano, vous savez que je suis pour le mezzo soprano, tel que Rossini l’a écrit. Mais attention, le même Rossini a approuvé des dizaines de représentations avec soprano, et déjà l’année suivant la création. Rossini n’a pas seulement approuvé, mais il a aussi composé un très bel air, très difficile aussi, que nous n’avions pas encore mentionné dans l’édition critique de 1969, mais qui se trouve bien entendu dans la toute récente édition. Quand je dirige la version pour soprano, j’exige que son air soit rétabli, afin de démontrer non seulement que Rossini approuvait cette version, mais aussi composait des variations et un air pour soprano, donc il y sera a priori à Genève, c’est une édition légitime.

Un mot sur le metteur en scène Damiano Michieletto, que vous connaissez bien…
Oui, c’est moi qui avais fait débuter Damiano à Pesaro. A l’origine, il m’avait envoyé une vidéo d’une production – d’un Barbiere di Siviglia justement – faite de bric et de broc, et j’avais pu déceler le talent de ce garçon. A Pesaro, il a mis en scène une farsa (il Trionfo delle Belle), puis La Gazza ladra, et l’année dernière il a sauvé le festival – à la suite des coupes financières drastiques – en montant La Scala di Seta, en dernière minute, à la place du Sigismondo, reporté sur l’édition 2010.

Alberto Zedda
Photo Festival Mozart-La Coruna

Une question sur la « Rossini Renaissance » qui a bien progressé, en particulier depuis la création du ROF en 1980 ; il reste du chemin à faire ?
Il reste beaucoup à faire, le langage rossinien est très spécifique, très personnel. Le Rossini serio pose encore de gros problèmes : il aborde les grands thèmes classiques – l’amour, la mort, l’honneur, … – mais il ne les affronte pas d’un point de vue humain, comme Verdi ou Puccini, et non plus symbolique comme la tragédie grecque, mais il a une approche à mi-chemin, en somme entre ciel et terre. C’est une vision très détachée, chez Rossini il y a évidemment les bons et les méchants, mais il ne prend pas partie, il ne juge pas. L’ambigüité demeure, on ne sait pas où est le vrai dans l’opéra rossinien. La Donna del Lago se termine bien ou mal ? La Gazza ladra se termine bien ou mal ? Pour un metteur en scène, Rossini pose problème, et ses ouvrages ont besoin d’interprètes, une belle voix ne suffit pas. Le problème avec Rossini est que l’espace entre banalité et grandeur est très étroit : avec de bons interprètes Rossini se grandit, avec de mauvais, il peut devenir mécanique, ennuyeux, et même banal.

Gioacchino Rossini, c’est l’homme de votre vie ?
Oui c’est l’homme de ma vie, mais pas tellement comme musicien, il m’intéresse plus comme phénomène culturel, comme homme de théâtre, dramaturge, philosophe. Il parvient, avec une musique simple (je ne dis pas « pauvre »), à faire des discours si compliqués que nous n’arrivons pas encore à bien les comprendre après 40 ans d’études. C’est cela qui m’intéresse chez Rossini, chaque fois que je le joue, je découvre quelque chose, et une petite porte s’ouvre… mais ce n’est jamais la dernière porte. C’est un homme mystérieux, je sens que c’est un grand homme de théâtre, mais je n’ai pas encore bien compris pourquoi ! Il a aussi réussi à créer le mystère en restant silencieux : 40 ans sans composer pour un homme qui avait connu de tels triomphes (dernier opéra Guillaume Tell créé en 1829, et décès en 1868, ndlr), c’est aussi un problème, et une situation assez unique pour un compositeur.

Propos recueillis par François Jestin