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Berlin : Wagner et Verdi
Article mis en ligne le avril 2007
dernière modification le 5 juillet 2007

par Eric POUSAZ

Les grandes voix wagnériennes se font rares, entend-on dire régulièrement. Et pourtant, les drames du maître de Bayreuth ont rarement été aussi populaires qu’aujourd’hui et sont mis à l’affiche avec une régularité qui semble démentir l’absence d’artistes capables de se mesurer à ces rôles d’une difficulté démesurée. Une récente reprise berlinoise de L’Anneau du Nibelungen devant une salle comble de près de 2500 spectateurs enthousiastes a permis de faire le point sur une nouvelle génération d’interprètes précédés d’une flatteuse réputation…

Deutsche Oper : L’Or du Rhin
Comme presque toujours lors d’une intégrale de la Tétralogie, l’exécution du prologue s’avère problématique, comme si l’importance de l’enjeu (près de quinze heures de musique à exécuter en six jours !) freinait les ardeurs et inhibait les chanteurs. De surcroît, la conception très symphonique du chef d’orchestre américain Donald Runnicles, l’actuel directeur général de la musique à l’Opéra de San Francisco, vise à incorporer les voix dans le tissu instrumental, les empêchant par là de disposer de la liberté nécessaire à se profiler avec la netteté souhaitée. Grandiose dans la fosse, donc, la représentation avait sur le plateau quelque chose de figé. Trois exceptions notables sont à signaler, à commencer par l’impressionnant Wotan du chanteur norvégien Terje Stensvold, une basse dont il faudra retenir le nom car il pourrait bien devenir un des grands Wotan du futur. Le grain du timbre est noir à souhait, mais possède la légèreté nécessaire à une projection idéale dans l’aigu, ce qui l’autorise à enrichir son chant d’un luxe de nuances rares ; ironie, méchanceté, hypocrisie, tendresse, - chacune des facettes de ce personnage complexe entre tous est mise en perspective par une diction et une clarté d’intonation qui suscite un enthousiasme légitime. Dans la même ‘ligue’ se situe la véhémente Fricka de Marina Prudenskaja, un mezzo soprano alliant idéalement puissance et rondeur jusque dans les scènes les plus véhémentes. L’Alberich de Richard Paul Fink reste un reste un brin en retrait avec une voix qui peine à donner tout son poids à la malédiction de l’Anneau mais parvient tout de même à rendre de façon convaincante la duplicité malveillante du personnage.
Le reste de la distribution est nettement plus pâle et ne fait pas grande impression, à commencer par le Loge vocalement pusillanime de Clemens Bieber, la Freia trémulante de Manuela Uhl ou les Fafner et Fasolt discrets (!) de Reinhard Hagen et Phillip Ens. Seul le trio des filles du Rhin sauve l’honneur de ces rôles moins en vue… La mise en scène de Götz Friedrich, vieille de plus de vingt ans maintenant, a conservé tout son pouvoir de fascination ; elle est même en passe d’acquérir un statut de classique ! Elle situe l’action dans un long tunnel (‘le tunnel du temps’) habité au début par des figures fantomatiques prostrées dans une demi obscurité. Un effet de perspective superbe rend le plateau encore plus profond qu’il ne l’est et confère à cette journée d’ouverture une grandeur hiératique qui sied idéalement au sujet. Point de modernisation outrancière donc, mais la patte d’un vrai directeur d’acteurs reste sensible dans la mise en place d’une gestique quasi chorégraphique qui sait rendre signifiant chaque moment du drame.

La Walkyrie
La première journée de ce Ring emporte par contre une adhésion inconditionnelle. La mise en scène se veut ici plus moderne, et l’on commence à entrevoir le projet de son auteur lorsqu’on découvre le monde clos de Hunding, qui ressemble fâcheusement au nôtre et crée un contrepoint visuel fort aux espaces dégagés du monde des dieux. L’apothéose finale avec le feu jaillissant de toute part autour du rocher sur lequel Brünnhilde est condamnée à sommeiller fait encore aujourd’hui frissonner et suscite même quelques flashes d’appareils photographiques intempestifs… Mais c’est bien sûr d’abord musicalement que cette première journée enthousiasme. Le chef paraît plus enclin à laisser la bride sur le cou à ses chanteurs qui en profitent pour habiter leur rôle avec un feu qui manquait singulièrement la veille au soir. Robert Dean Smith en Siegmund se révèle tout simplement grandiose ; la ligne de chant est magnifiquement sculptée par une voix d’une souplesse et d’un éclat qui le prédestine à ce type de répertoire où l’on entend trop souvent des ténors à la peine ; il est accompagné de la Sieglinde exaltée de Eva Johansson, qui sera Brünnhilde cet été à Aix-en-Provence : sa voix fraîche et chaleureuse et son jeu passionné en font une Sieglinde d’anthologie, même s’il paraît déjà légitime de douter de sa réussite dans l’emploi plus exposé de Brünnhilde car quelques signes manifestes de fatigue se font déjà cruellement sentir dans sa scène explosive du 3e acte notamment. Affaire à suivre… Brünnhilde est incarnée par Evelyn Herlitzius, une chanteuse au profil de jeune première et à la voix d’airain qui se joue des fameux ‘hojotojo !’ de sa scène d’entrée avec une désinvolture qui coupe le souffle. Si l’on ajoute que le timbre passe la barrière de la fosse sans encombre, que le texte est projeté avec une clarté idéale et que le jeu atteste une vraie nature de comédienne, on comprendra aisément le triomphe qui fut fait à l’interprète en fin de soirée. Et cela d’autant plus que Terje Stensvold se surpasse en Wotan dans une scène d’adieux qui électrise l’auditoire par sa richesse expressive autant que par sa générosité vocale. Reinhard Hagen est un Hagen noir à souhait, mais handicapé par une direction trop bruyante qui couvre une bonne partie de ses interventions alors que Marina Prudenskaja renouvelle son exploit de la veille avec sa Fricka bien chantante et d’une grande assurance scénique. Le groupe des huit walkyries impressionne aussi par sa cohésion et son brio dans une des exécutions les plus excitantes récemment entendues sur une scène de leur célèbre chevauchée. Si l’on oublie la propension du chef américain à forcer le trait dans les passages dramatiques au risque de mettre en péril l’équilibre entre fosse et plateau, on admirera presque sans réserve son sens du timing théâtral qui se révèle tellement sûr que les heures filent comme des minutes.

La Walkyrie, avec Eva Johansson (Sieglinde) et Robert Dean Smith (Siegmund). Foto : © Bernd Uhlig

Siegfried
Le premier acte de cette deuxième journée crée la surprise : dans une ambiance de fête foraine, avec lampions et toiles peintes de style naïf, Mime et Siegfried semblent se jouer la comédie du mauvais fils et du bon papa. En réduisant à un vilain jeu de rôles cette altercation pénible pour le spectateur d’aujourd’hui sensible à ses connotations antisémites, le metteur en scène relativise le propos et concentre l’intérêt sur le point essentiel de ce moment théâtral. Car c’est bien ici la ruse de Mime qui est au centre de l’action, non l’insouciance, certes agaçante, du jeune Siegfried ! Burkhard Ulrich dans le rôle du nain félon est tout simplement grandiose parce qu’il évite d’en rajouter : son chant est presque noble, chaque note est entonnée avec soin et il n’abuse pas du registre suraigu pour signaler sa duplicité. Mais c’est bien sûr vers le Siegfried d’Alfons Eberz que se tourne toute l’attention : avec une voix claironnante et néanmoins légère à qui tout semble facile, ce ténor justifie tous les espoirs mis en lui pour reprendre un rôle qui, de nos jours, manque cruellement de titulaires valables. L’acteur n’est peut-être pas au diapason de ses possibilités vocales exceptionnelles, mais l’on peut imaginer que si l’occasion lui est donnée de travailler une fois le personnage dans le détail pour une nouvelle mise en scène, sa gaucherie sera rapidement écartée. Terje Stensvold reste égal à lui-même – il est à vrai dire le chanteur le plus constant au cours de ce cycle – alors que le réveil de Brünnhilde pose quelques problèmes de résistance à une Evelyn Herlitzius soudain nettement moins à l’aise avec ses aigus tirés, sa voix entachée d’un trop lourd vibrato et son jeu scénique convenu. Marina Prudenskaja troque les habits de Fricka contre les oripeaux d’Erda à qui elle confère une grandeur majestueuse par un grave qui semble ne connaître aucune limite alors que l’Oiseau pépiant de Ditte Andersen ou l’Alberich vociférant de Richard Paul Fink remplissent correctement leur rôle, sans plus. La direction de Donald Runnicles se veut ici plus lyrique et affiche un choix de tempos nettement plus lent qu’auparavant, ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes aux musiciens de l’orchestre qui peinent parfois à soutenir la tension dans la durée.

Le Crépuscule des dieux
Le cycle s’est terminé en apothéose avec un Crépuscule des dieux où tout semblait si bien maîtrisé que ces quelque cinq heures de spectacle ont passé sans qu’aucun signe de fatigue ne se fasse sentir sur scène ou dans l’assemblée. Certes, certains personnages auront paru plutôt falots comme le Gunther vocalement peu assuré de Lenus Carlson ou la Gutrune bien en voix mais peu rayonnante de Michaela Kaune. Cependant, emportée par une direction qui a enfin su trouver le juste milieu entre l’emphase et le goût du détail tout en maintenant un débit naturel à une musique riche en contrastes, la distribution s’est encore surpassée en cette ultime soirée du cycle. Brünnhilde a retrouvé son énergie et son aigu brille par sa stabilité autant que par son éclat ; Alfons Ebert, toujours aussi confondant de panache dans une tessiture moins exposée car moins élevée, semble scéniquement plus à l’aise dans cet emploi où Siegfried doit, la plupart du temps, cacher sa nature vraie en adoptant un jeu plutôt gauche. Bien qu’annoncé grippé, Eric Halfvarson campe un Hagen d’un aplomb exceptionnel avec son timbre noir et agressif alors qu’en Waltraute, Marina Prudenskaja (également présente dans l’excellent trio des Nornes) enthousiasme toujours autant que précédemment en créant un personnage d’une incroyable diversité d’accents. Au final, donc, une explosion d’enthousiasme qui frise le délire.
Le ciel wagnérien serait-il en passe de se dégager ? Malgré l’indéniable réussite de l’entreprise berlinoise, il est tout de même permis d’en douter. Car le fait d’un grand chanteur wagnérien n’est pas d’impressionner un soir, mais d’assurer sa présence sur plusieurs années. Or, à l’exception de Siegmund, Wotan et Fricka, aucun des chanteurs mentionnés ci-dessus ne donne l’impression de pouvoir tenir dans la durée. Dans le médium, par exemple, la voix d’Evelyn Herlitzius donne déjà des signes de fatigue inquiétants (blancheur subite du timbre, absence d’harmoniques, décoloration de certaines notes notamment au passage) qui ne manquent pas de faire craindre que cette cantatrice ait déjà atteint, voire dépassé, son zénith vocal. Pour Siegfried, la voix fait certes preuve d’une endurance remarquable, mais au prix d’un certain manque de pugnacité dans les moments épiques de Siegfried et d’une relative indifférence aux multiples notations de nuances ; en l’état actuel, l’interprète peine encore à proposer du héros un portrait au profil plus accusé lorsqu’il est censé aborder une mélodie mezza-voce, comme par exemple dans l’évocation de sa mère inconnue dans la scène des murmures de la forêt ou dans ses adieux à Brünnhilde après le coup porté par Hagen. Même Sieglinde, alias Eva Johansson, mise tout sur un forte véhément qui fait certes grande impression mais demanderait à être enrichi d’une fourchette de modulations plus complexes du timbre. Aussi cette Tétralogie laisse-t-elle finalement un sentiment de malaise : l’époque du chanteur ‘Kleenex’ a-t-elle aussi commencé dans ce répertoire réservé d’ordinaire à des gosiers plus athlétiques ? Réponse dans cinq ans…

Staatsoper : Falstaff
En guise d’antidote aux lourds sortilèges wagnériens, l’Opéra situé sur la fameuse avenue Unter den Linden affichait l’ultime chef-d’œuvre de Verdi dans une distribution faite, elle aussi, presque exclusivement de chanteurs à l’orée de leur carrière mais dont la maîtrise de ce langage musical difficile frise déjà la perfection. Au centre de la distribution : le Falstaff homérique de Michele Pertusi. La grande basse italienne, qui reprend le rôle créé sur cette scène il y a huit ans par Ruggiero Raimondi sous la direction de Claudio Abbado, fait mieux qu’assurer ses arrières. Il propose une version d’une rare élégance du pancione dont il souligne la noblesse de caractère avant d’en révéler les nombreuses tares. Aussi rit-on du personnage, mais on ne s’en moque jamais. Vocalement, le chanteur veille également à faire un sort à chaque note, aidé en cela par la direction extrêmement lente de Dan Ettinger et laisse à la musique seule le soin de révéler la pingrerie ou la fatuité du personnage, c’est-à-dire que c’est l’orchestre qui grimace alors que le chanteur sert Verdi avec une abnégation et un brio que seuls peuvent se permettre des artistes en pleine possession de leurs moyens. Alfredo Daza, quoique fort jeune encore, est un interprète de la même trempe : son Ford a de la classe, de la distinction même lorsqu’il chante à pleine voix son éloge à la jalousie ; et dans le dialogue avec Falstaff, il fait preuve d’une scrupuleuse attention aux notes qui magnifie l’écriture d’un compositeur touché par l’aile du génie en ce stade pourtant tardif de sa carrière (Verdi a près de 80 ans lorsqu’il se met à écrire cette partition). Leonardo Capalbo en Fenton dispose de tous les attributs qu’on souhaite chez un jeune premier : prestance physique, aisance vocale, aigu délié ; ces mêmes qualités se retrouvent chez sa partenaire, la délicieuse Sylvia Schwartz, dont la Nanetta au timbre parfois aigrelet manque pourtant de corps et ne convainc pas complètement ; Anna Samuil déploie les sortilèges d’un magnifique soprano lyrique, royal et épanoui, dans le rôle d’Alice tandis que Simone Schröder campe une Mrs Quickly pétulante de santé. Le reste de la troupe se hisse sans peine à la hauteur des protagonistes et forme un des meilleurs ensembles entendus récemment sur scène dans cet ouvrage. Si l’approche méticuleuse du chef agace au début car elle prive da partition de son vernis vif-argent par un excès d’accentuation de chaque effet instrumental, elle s’avère pertinente au final car elle permet à l’auditeur de détailler les innombrables trouvailles dont fourmille cette partition miraculeuse…
Les décors de Herbert Kapplmüller évoquent l’univers de Vermeer, mais dans l’irrespect total de la perspective et de l’harmonie. Ce sont en effet des éléments de tableaux du maître hollandais qui sont mis tête bêche sur le plateau, comme si leur agencement avait été laissé au bon vouloir d’un artiste naïf. Dans cet univers délirant, Jonathan Miller signe une mise en scène plutôt sage, soucieuse de rendre à l’intrigue un maximum de lisibilité mais non désireuse d’en proposer une lecture contemporaine. En somme, le spectacle séduit d’autant plus facilement qu’un tel parti pris sert d’abord le livret et la musique sans obliger l’auditeur à une relecture dont il n’a cure devant un tel régal théâtral et musical.

Eric Pousaz