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A Berlin
Berlin : “Tannhäuser“, “Scènes de la vie de Jeanne d’Arc“ & “La Bohème“

Compte-rendu de la fin de saison à Berlin, et quelques mots sur la carrière remarquable du fils d’Armin Jordan.

Article mis en ligne le juillet 2008
dernière modification le 29 juillet 2008

par Eric POUSAZ

La carrière du fils d’Armin Jordan se déroule maintenant sur toutes les grandes scènes lyriques du monde ; sa première consécration : dès la saison 2010 / 2011, il sera le grand patron de la musique à l’Opéra National de Paris. Mais la maison qui a su faire éclore progressivement son talent est la Staatsoper de Berlin, un théâtre dans lequel, aujourd’hui encore, il occupe la fonction de Principal Chef invité.

Tannhäuser
Il vient d’y diriger son premier Tannhäuser dans la production montée il y a près de dix ans par Harry Kupfer et dirigée par Daniel Barenboim. La confrontation des esthétiques du père et du fils dans ce répertoire est fascinante. Pour Armin Jordan, la force du propos wagnérien tenait dans la fluidité du discours, la légèreté et la transparence de l’étoffe orchestrale ainsi que la prééminence constante de la voix. Pour son fils, Wagner et d’abord un grand symphoniste ; dès l’Ouverture, il s’attache à souligner la montée de la tension en d’énormes crescendos qui culminent sur des tutti presque assourdissants (ce morceau en parut presque déséquilibré et valut au chef quelques horions sonores) ; mais dès la confrontation du héros avec Venus, l’équilibre se rétablit. La fourchettes des nuances et des rythmes reste très large, avec des césures qui étirent le propos mais permettent également à la musique de tirer sa substance des moments de quasi silence dont elle semble émerger lentement ; la grande intervention chorale du 2e acte est réglée avec un goût du dosage infinitésimal qui permet au chef de jeter un coup de projecteur violent sur telle ou telle particularité de l’écriture vocale ou instrumentale habituellement noyée sous les décibels. Quant au 3e acte, il se mue en pur moment de grâce : orchestre et chanteurs semblent communier dans une atmosphère de recueillement où la solitude du héros vaincu et la nostalgique attente des rares amis qui lui sont restés fidèles atteint à des moments d’émotion rarement atteints au théâtre.
Dès 2010, Philippe Jordan doit diriger un nouveau Ring à Paris. L’entreprise méritera le voyage. Mais signalons tout de même que Zurich, dans le courant de la prochaine saison, a également programmé quatre Ring complets sous la direction du jeune prodige suisse…
La distribution réunie pour l’occasion était d’une qualité irréprochable. Robert Dean Smith est un des rares ténors capables de chanter de bout en bout le rôle épuisant de l’homme amoureux déchiré par ses pulsions ; mieux que Stephen Gould à Genève, il gère avec aisance des ressources vocales inépuisables et domine avec une insolence brillante les grandes déferlantes du 2e acte avant un Récit de Rome d’anthologie. Anne Schwanewilms se profile également comme une des meilleures Elizabeth qui se puissent imaginer aujourd’hui, avec un aigu rond, un médium magnifiquement fourni et un grave qui ne détimbre jamais. Roman Trekel, l’un des atouts actuels majeurs de la troupe berlinoise, donne au personnage de Wolfram le profil d’un être marqué au sceau d’une brûlure incandescente qui le détruit ; sa Romance à l’Etoile, sur le fil de la voix avec, en arrière fond, un orchestre réduit aux murmures souleva un enthousiasme bien compréhensible parmi un public qui eut bien de la peine à ne pas interrompre le spectacle de ses applaudissements, comme cela était déjà arrivé dans l’acte précédent, après un duo d’une phénoménale intensité entre Elizabeth et Tannhäuser. Des comparses et un chœur superlatifs ajoutèrent encore la touche manquante à ce qui semble avoir été une des interprétations musicales les plus intéressantes de ce chef-d’œuvre au cours de la saison actuelle.

Deutsche Oper : « Scènes de la vie de Jeanne d’Arc »
© Thomas Aurin

Deutsche Oper : Scènes de la vie de Jeanne d’Arc
Il aura fallu plus de soixante ans à cette vaste fresque composée entre 1938 et 1942 pour atteindre la scène : Walter Braunfels (auteur des inoubliables Oiseaux présentés à Genève il y a quelques saisons) a écrit cet ouvrage alors qu’il était interdit de travail sous l’Empire nazi. Conscient des contraintes démesurées qu’il imposait à l’éventuelle scène qui serait un jour intéressée par son projet, il déclarait lui-même qu’il n’avait pas conçu cette partition avec l’espoir de la voir jouée un jour. Créée seulement en 2001 à Stockholm en version de concert, cette œuvre démesurée a fini par trouver un théâtre qui s’est attelé à la tâche d’en proposer une version scénique.
La seconde scène lyrique berlinoise a fait appel, pour l’occasion, à un artiste habitué des happenings de tous genres ; Christian Schlingenschief avait déjà tétanisé le public bayreuthien avec un Parsifal complètement submergé par une imagerie qui menaçait à chaque instant de faire basculer tout l’intérêt du spectateur vers la scène… Il en va de même avec ces Scènes de la vie de Jeanne d’Arc. Pendant près de trois heures, le spectateur assiste à divers défilés de personnages monstrueux, souvent mi-animaux, mi-êtres humains, comme si cette cohorte de monstres était tout droit issue d’un tableau fantastique de Jérôme Bosch. Des projections vidéo et des films contribuaient encore à brouiller les pistes sur un plateau où le décor changeait constamment de forme ; dans un amoncellement dément d’estrades, d’escaliers aboutissant nulle part et de praticables aux fonctionnalités peu claires errent des masses de figurants, de choristes, de danseurs et d’acrobates, sur les costumes desquels déferlaient de flots d’images de films tournés dans les quartiers déshérités du Népal ou de Naples. Les diverses étapes de la vie de Jeanne d’Arc, qu’entreprend de raconter l’opéra, se trouvent ainsi amalgamées à divers témoignages de la vie contemporaine pour se muer en un vaste capharnaüm dont on peine à saisir les fils directeurs. Et comme le compositeur a également jugé bon de mêler intimement à la vie de son héroïne quelques moments de l’existence du pédophile Gilles de Rais, on comprendra sans peine le désarroi du public. Pourtant, devant la beauté fulgurante des associations d’images suggérées par le metteur en scène, aidé des trois acolytes chargés de transposer sur le plateau les visions délirantes de leur mentor, les auditeurs se sont tout simplement laissé emporter jusqu’à l’apothéose finale, saluée par un tonnerre d’applaudissements rares ces jours dans les théâtres de langue allemande où les sifflets se portent plutôt bien !
La direction musicale de la soirée, impeccable, était assurée par Ulf Schirmer (qui a dirigé le dernier Tannhäuser genevois) ; l’écriture contournée des grandes masses chorales, tout comme les vastes architectures élaborées par le compositeur dans des formes musicales d’une incroyable complexité ont trouvé en ce chef un analyste d’une perspicacité suffisamment aguerrie pour introduire de la clarté là où d’autres n’auraient peut-être fait sentir que le puissance inexorable d’un langage un peu trop enclin à l’emphase. La distribution comprenait une vingtaine de rôles, tous admirablement tenus. Celui de Jeanne, interminable et d’une difficulté presque perverse pour la voix, était confié à Mary Mills, une artiste au timbre incroyablement pur, presque déplacé dans un climat aussi délétère, mais par là même particulièrement apte à faire sentir le miracle d’une apparition aussi miraculeuse en pareil milieu. Gilles de Rais avait le timbre pugnace mais charmeur de Morten Frank Larsen alors que le Roi de France était confié au ténor tour à tour vaillant et tendre de Daniel Kirch. Une grande soirée et – espérons-le – une vraie réhabilitation pour un ouvrage qui mérite de connaître d’autres réalisations scéniques dans un avenir qu’on ne souhaite pas trop lointain.

Komische Oper : « La Bohème »
© Monika Rittershaus

Komische Oper : La Bohème
La troisième institution lyrique berlinoise est connue pour ses approches peu conventionnelles des piliers du répertoire. Cette Bohème n’aura pas déçu les tenants d’une relecture décapante du chef-d’œuvre de Puccini. La scène reste dépourvue de tout décor pendant les quatre actes, joués sans pause. Seul un arbre de Noël vient meubler l’espace, alors que deux ou trois tables et sièges évoquent le café Momus. Les quatre bohémiens sont de jeunes ambitieux conscients de leur valeur et ne doutant pas une seconde de leur succès futur. Ils se mettent constamment en scène par goût de la provocation autant que par désir de publicité.
Le premier acte se joue ainsi devant un chœur de bourgeois noceurs qui s’amusent de ces artistes prêts à tout pour attirer l’attention sur eux. Lorsque Mimi arrive, habillée en pauvresse contrainte de vendre ses charmes pour subvenir à ses besoins, la sincérité de ses émotions et de son amour pour Rodolphe ne touche le jeune homme qu’en surface. Il la séduit, puis, après que l’heure du berger a fini de sonner, il entreprend, au 3e acte, de se séparer d’elle car sa simplicité désarmante de naïveté nuit à sa célébrité naissante. Au 4e acte, on le retrouve en habit de soirée de train de fêter, avec ses trois compères, la sortie d’un roman dans lequel il retrace son idylle de courte durée avec Mimi. Celle-ci interrompt la fête pour venir mourir dans les bras de celui qu’elle aime toujours ; mais ce dernier se détourne d’elle, après avoir versé quelques larmes de crocodile sur sa jeunesse passée ; de l’argent récolté à la hâte parmi les invités de ce cocktail mondain est jeté aux pieds de Mimi mourante avant que tout le monde ne s’en aille continuer la fête dans un autre endroit moins triste ; Musette reste seule devant le cadavre de Mimi, éplorée, rejetée de Marcel et elle aussi plongée à nouveau dans la misère.
Cette vision cynique d’un monde où le haut du panier exploite sans vergogne le potentiel qu’il perçoit dans le peuple ‘bas de gamme’ pour le laisser tomber aussitôt dérange, voire irrite ; mais à la sortie du théâtre, le public est visiblement secoué. Et cela d’autant plus que la distribution est presque parfaite, avec un ténor, Timothy Richards, qui possède tous les atouts vocaux et physiques nécessaires pour devenir un des grands interprètes pucciniens de notre temps, une Mimi (Brigitte Geller) au timbre déjà presque trop puissant, une Musette aguicheuse et sexy dotée d’une voix juste assez vulgaire de ton pour rendre plausible sa grande scène de séduction au 2e acte et un trio de bohémiens aussi bons chanteurs que comédiens.
L’orchestre, dirigé par Patrick Lange, joue cette partition avec une ferveur rare au Nord des Alpes, sans pour autant oublier de faire enten-dre les multiples finesses d’instrumentation que Puccini y a semées avec générosité. Une grande soirée de théâtre moderne !

Eric Pousaz