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Berlin : Scènes lyriques

Vu et entendu : Manon - - Le Nozze di Figano - Salomé - La forza del destino - Iphigénie en Tauride - Semiramide - Der Freischütz. Vu : Sylvia.

Article mis en ligne le juillet 2007
dernière modification le 20 juillet 2007

par Eric POUSAZ

Depuis que divers politiciens berlinois ont évoqué ouvertement la possible fermeture d’une des trois institutions lyriques de leur ville, chacune d’elles lutte pour ‘booster’ la fréquentation quotidienne de sa salle en s’assurant le concours d’interprètes prestigieux, en proposant des relectures soulignant la modernité du propos de l’ouvrage à l’affiche ou encore en recourant à un certain type de provocation qui leur assure un écho médiatique certain.

Staatsoper : Manon
Ce printemps, le coup le plus fumant a sans conteste été la mise à l’affiche du couple lyrique le plus médiatisé du moment : Anna Netrebko et Rolando Villazon. Ce couple a brûlé les planches avec son interprétation jusqu’au-boutiste, d’un érotisme sulfureux, du couple infernal que forment Des Grieux et Manon dans l’opéra de Massenet. La mise en scène a été commandée par l’Opéra de Los Angeles, coproducteur du spectacle, à Vincent Paterson, un spécialiste américain du musical ; elle est taillée sur mesure pour mettre en valeur la plastique et le jeu scénique éperdu des deux vedettes. Vocalement, la palme revient à la soprano russe, qui dispose d’un instrument virtuose et éblouissant sur tout le registre ; de plus, la cantatrice sait user de ses atouts physiques avec une science du coup de théâtre qui fait mouche à chaque coup. Son partenaire est tout aussi impressionnant avec son timbre solaire et généreux, mais il reste tout de même moins convaincant qu’elle musicalement, car il abuse de portamentos pleurnichards, cultive un fortissimo constant et négocie souvent en force des notes de passage parfois récalcitrantes, ce qui confère au personnage un profil monocolore rapidement lassant. Les décors et la mise en images de Paterson (il serait excessif de parler d’une mise en scène théâtrale !) sont d’un luxe tapageur dans leur évocation d’un Paris bien improbable malgré l’omniprésence de la Tour Eiffel.
Le reste de la distribution est de bonne tenue, mais peine à proposer une version compréhensible du texte français, même lorsque celui-ci est dit et non chanté. On signalera l’excellent Lescaut du jeune baryton Alfredo Daza, l’inusable Remy Corazza dans son portrait tout en finesse de Guillot de Morfontaine et l’aisance tant scénique que vocale de Christof Fischesser dans le rôle court mais essentiel du Comte Des Grieux. La direction des sept représentations est partagée entre trois (!) chefs. Daniel Barenboim a dirigé la première, alors que la seconde (à laquelle j’ai assisté) était confiée à Patrick Fournilier, un chef dont la direction convainc par sa fluidité, son naturel et surtout son aisance à assurer les nombreux changements d’atmosphères sans rupture aucune. Un DVD est bien sûr déjà programmé… (représentation du 3 mai)

Le nozze di Figaro
La reprise de cette production ancienne vaut surtout par la direction d’un jeune chef allemand, Dan Ettinger, dont on devrait encore souvent entendre parler au cours des prochaines années. Sa direction trouve naturellement le juste milieu entre le dynamisme des scènes turbulentes qui se télescopent avec frénésie dans certaines pages de cet opéra et l’introspection nostalgique de ces moments magiques que sont les airs des principaux personnages de l’intrigue. La distribution plaît par sa grande homogénéité plus que par les mérites individuels des chanteurs. Roman Trekel brosse le portrait d’un Comte hautain avec une voix chaleureuse et facile, alors que la Comtesse d’Anne Schwanewilms négocie les passages les plus ardus de son rôle avec une aisance déconcertante. Adriane Queiroz reste une Susanna trop pâle face au Figaro vif-argent de Hanno Müller-Brachmann, un baryton qui semble à l’orée d’une brillante carrière. Le reste de la troupe est plus discret, y compris le Cherubino trop féminin de Katharina Kammerloher. Mais lorsqu’une maison d’opéra parvient, sans recourir à des vedettes extérieures, à proposer une interprétation aussi assurée jusque dans ses moindres détails d’un ouvrage plutôt long et difficile, on ne peut que se réjouir de l’existence de ces théâtres de répertoire qui, tels des musées, offrent à l’amateur curieux l’occasion de parfaire sa culture sans devoir vider excessivement son portemonnaie, – il est en effet bon de rappeler ici qu’une excellente place au parterre à la Staatsoper coûte moins de cent francs suisses en de telles occasions ! (représentation du 27 avril)

Salomé
Philippe Jordan, le fils du regretté Armin, a été longtemps l’assistant de Daniel Barenboim à la Staatsoper avant de commencer le parcours que l’on sait. Il revenait ce printemps à Berlin diriger une Salomé d’anthologie avant de proposer une nouvelle version de La clemenza di Tito de Mozart. Son approche de Strauss est tout simplement magistrale : point d’excès de décibels sous sa baguette précise et nerveuse, mais plutôt un entêtant parcours au sein d’un matériau orchestral en fusion, admirablement radiographié pour l’occasion. Aucun détail n’échappe à l’auditeur, alors que le chanteurs peuvent lui savoir gré de ne pas devoir rivaliser avec une muraille sonore qui ferait écran entre eux et le public. Janice Watson est une Salomé juvénile, dont la voix passe admirablement la rampe même si elle conserve sa fragilité, comme le voulait d’ailleurs le compositeur qui aimait à répéter que l’héroïne n’a pas beaucoup plus que seize ans et ne devrait pas être incarnée par une Brünnhilde en puissance ! Quand on aura ajouté qu’elle exécute elle-même une des Danse des sept voiles les plus suggestives qu’on puisse imaginer, le lecteur comprendra que la scène internationale tient là une interprète d’exception de ce rôle difficile entre tous. Mark Delavan est un Jochanaan puissant mais bien chantant, Rainer Goldberg un Hérode à la fois veule et vocalement impérieux et Rosemarie Lang une Hérodiade plutôt retenue. La mise en scène de Harry Kupfer, vieille de près de trente ans, fonctionne toujours admirablement et pourrait servir d’exemple à bon nombre de relectures modernes qui camouflent mal l’absence d’idée directrice de leurs concepteurs (représentation du 4 mai).

La forza del destino
Pour Stefan Herheim, Verdi décrit dans son opéra l’oppression de l’individu libertaire par une morale castratrice. Le destin est symbolisé par une montre géante qui se balance au-dessus du plateau alors que tous les rôles sont dédoublés au point de rendre incompréhensible la plupart des situations. Le Padre Guardiano ne fait qu’un avec le Marquis de Calatrava, Preziosilla n’est que le double fantasmé de Leonora, alors que Don Carlo et Alvaro sont les deux facettes d’une même personnalité machiste. Le sexe et la brutalité sont partout (Preziosilla finit mangée par les spectateurs de la Staatsoper qui sont sortis sur le parvis de la salle pendant un entracte !) et la musique en vient à ne plus rien signifier du tout, d’autant plus que le metteur en scène a pris le soin de récrire complètement le déroulement de l’intrigue et de placer l’ouverture en plein quatrième acte ! Dans le genre confus, on peut difficilement imaginer mieux…
La distribution est solide, mais manque de brio et d’assurance, à commencer par la Leonora de Norma Fantini, qui dispose d’une voix trop petite pour ce rôle exigeant entre tous. Burkhard Fritz, un ténor allemand à qui certains prédisent une belle carrière dans le répertoire italien, chante un Alvaro tout d’une pièce mais d’un bravoure jamais prise en défaut alors que Anthony Michaels-Moore trouve quelques nuances intéressantes pour rendre le personnage du frère sanguinaire moins banal que d’habitude. Excellente Preziosilla de Ekaterina Semenschuk, brillant Padre Guardiano de Alexander Vinogradov – une basse profonde et remarquablement claire dans l’aigu – et excellent Melitone du vaillant Enrico Marabelli. Malheureusement, la direction besogneuse de Julien Salemkour coupe inutilement les ailes à une distribution qui eût pu faire meilleure impression dans un autre contexte (représentation du 5 mai).

Komische Oper : Iphigénie en Tauride
La plus petite des trois salles berlinoises mise sur le théâtre plus que sur la musique pour dynamiser le genre lyrique. Sa nouvelle mise en scène du chef-d’œuvre de Gluck a été confiée à un metteur en scène australien, Barry Kosky, qui fait jouer la fin de la tragédie des Atrides dans un décor qui évoque Guantanamo ou une prison irakienne de triste mémoire. Les prisonniers y sont humiliés de diverses façons par une Iphigénie obligée de se plier aux caprices de Thoas sous peine de se voir elle-même passée par les armes. Paul Goodwin propose de la musique de Gluck une version stridente, emportée, rageuse qui convient particulièrement bien à l’univers concentrationnaire que le décor de Klaus Grünberg recrée sur le plateau.
Jamais ce langage lyrique n’aura paru si audacieusement novateur, jusque dans ses intermèdes chorégraphiques qui servent ici de musique de fond à quelques scènes de torture parmi les plus réalistes qui se puissent voir sur une scène d’opéra. Geraldine McGreevy, une chanteuse dotée d’un timbre parfois strident à l’excès, impose une vision haletante d’Iphigénie, alors que le baryton Kevin Greenlaw subjugue le public avec son chant à la fois sauvage et maîtrisé jusque dans les excès voulus par le metteur en scène. L’excellent Pylade du ténor lyrique Peter Lodahl contraste avec la basse plutôt rugueuse de Ronnie Johansen en Thoas. Après cent minutes d’une densité musicale presque insoutenable, le public fait fête à une troupe qui ne manifeste aucune faiblesse dans ce qu’il faut bien qualifier de spectacle total particulièrement brillant (représentation du 28 avril).

Deutsche Oper : Semiramide
Le troisième Opéra de Berlin a joué de malchance en ce début mai pour sa reprise attendue de Semiramide, l’opéra le plus long et le plus exigeant de Rossini après Guillaume Tell. Le ténor Antonino Siragusa a dû se contenter de chanter à l’octave ses interventions dans la scène initiale de l’opéra car il souffrait d’une grave bronchite ; ses deux airs ont du coup été supprimés. Puis ce fut la cantatrice chargée du rôle titre qui a déclaré souffrir d’une attaque de rhume des foins : il ne restait en effet que quelques notes aiguës à Darina Takova pour venir à bout de l’énorme rôle de la reine de Babylone.
Dans ses conditions, l’excellent travail d’Alberto Zedda à la tête d’un orchestre magnifiquement disposé a passé presque inaperçu, de même que les prouesses vocales de Marina Prudenskaja, un Arsace à la voix ample, virtuose et chaleureuse et de Ildar Abdrazakov, un Assur à la projection vocale impeccable. Le chœur laisse une impression plus mitigée, de même que la mise en scène austère de Kirsten Harms qui se contente de quelques beaux effets visuels sans parvenir à donner un profil dramatique accusé aux chanteurs. Mais ce défaut est peut-être à mettre au compte de la nervosité sensible sur le plateau après qu’un spectateur malotru eut manifesté par quelques ‘bouh !’ sonores sa désapprobation devant une telle représentation (soirée du 2 mai).

Der Freischütz
Nouvelle déception après ce Freischütz joué dans l’arrière salle d’un restaurant campagnard encombré de trophées de chasse. La scène de la Gorge aux Loups, particulièrement risible avec ses acolytes diaboliques déguisés en singes et ses effets d’éclairage dignes d’une soirée scolaire, ressemblait trop à la scène de mariage finale pour que l’on cherche encore à comprendre ce que le metteur en scène avait voulu dire par là. Musicalement, les choses allaient nettement mieux si l’on excepte la direction calamiteuse, trop lente et trop bruyante, d’Attilio Tomasello qui ne semblait pas avoir une conception précise de l’idiome de Weber. Michaela Kaune est une Agathe de grande classe avec une voix où se marient idéalement la puissance, la tendresse et l’éclat. Aga Malmberg est presque aussi bonne en Aennchen, mais le timbre reste fluet dans le grave. Will Hartmann remporte un beau succès avec son Max plus lyrique qu’héroïque, alors qu’Urban Malmberg, avec une voix sonore et hargneuse, campe un Kaspar maléfique à souhait. Faible Ottokar de Simon Pauly mais superbe Ermite de Ante Jerkunica, une basse qui promet si elle parvient à différencier un chant pour l’instant trop uniformément plein (représentation du 6 mai).

Sylvia
Le ballet d’Etat berlinois, qui danse dans les trois salles d’opéra, présentait la première locale d’une version de Sylvia, un ballet de Léo Delibes beaucoup moins populaire que Coppélia, chorégraphiée en 1952 déjà par Frederick Ashton pour Margot Fonteyn. L’histoire de cette suivante de Diane qui désobéit à la loi divine par amour pour un mortel est ici prétexte à un délirant spectacle bourré d’effets spéciaux, de décors à transformations et d’humour un brin suranné. La troupe du ballet berlinois (qui – soit dit en passant – possède seule les droits de représenter le grand spectacle conçu par Maurice Béjart autour du Ring de Wagner) est d’une belle homogénéité et se délecte dans cette suite de variations d’une originalité toujours aussi confondante qu’au premier jour.
La vedette de la soirée est sans contexte Polina Semionova pour qui le rôle de Sylvia semble avoir été expressément chorégraphié, tant il met en valeur ses mouvements déliés, ses sauts d’une rare élégance malgré leur nature acrobatique et un instinct imparable de l’occupation du plateau qui fait d’elle le centre de l’attention dès qu’elle entre en scène même pour faire de la figuration. Vladimir Malakhov, le danseur vedette de la troupe, se remet actuellement d’une blessure qui lui enlève une bonne partie de cette souplesse féline qui fait de chacune de ses apparitions un moment de grâce impatiemment attendu de ses nombreux admirateurs. Il paraît ce soir-là plutôt sage, même si chacun de ses pas ou de ses sauts est marqué au sceau d’une parfaite maîtrise musculaire et d’une élégance racée peu commune chez un danseur par ailleurs aussi athlétique. Succès énorme et mérité pour cette deuxième représentation d’un ballet dont on annonce une dizaine de représentations encore d’ici la fin de l’année 2007 (soirée du 1er mai)…

Eric Pousaz