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sur les scènes lyriques berlinoises
Berlin : parcours lyrique

Vu et entendu : Les Troyens - La Reine des neiges - Le Chat botté - Armide.

Article mis en ligne le février 2011
dernière modification le 17 février 2011

par Pierre-René SERNA

Berlin prétend présenter la plus importante offre opératique qui soit parmi
toutes les grandes cités internationales. Ce n’est pas exactement vrai – puisque Paris, d’une courte tête, l’emporterait. Mais le menu lyrique berlinois ravirait plus d’un mélomane épris de choix éclectiques, à travers les trois grandes
maisons que sont le Deutsche Oper, le Staatsoper, actuellement en travaux et réfugié au Schiller Theater, et le Komische Oper.

Troyens emberlificotés
Étrange impression, que celle laissée par ces Troyens du Deutsche Oper. Une première (mondaine ?) avec étalage d’élégances, une assistance emplissant jusqu’au dernier siège de la laide et moderne salle, l’espèce de frémissement qui annonçait le spectacle, l’attention du public… semblaient augurer une grande soirée. Et comme telle, elle fut reçue par ce même public, avec force applaudissements frénétiques et rappels insistants en fin de la représentation. Après exactement quatre-vingts ans d’absence dans la capitale allemande, une sorte de victoire pour l’opéra de Berlioz…
Mais il s’agirait presque d’un malentendu. Au sens propre, d’abord. D’emblée, dès l’apparition solitaire de Cassandre, rejointe ensuite par son fiancé Chorèbe, en raison d’une acoustique lacunaire : estompant les voix solistes quand elles tentent de nuancer – écueil rédhibitoire dans un ouvrage où tout n’est que nuances – au profit de la centaine de choristes, eux, éclatants, et de l’orchestre, d’une réelle présence sonore. Au long de la soirée, il faudra ainsi s’arc-bouter, rétablir par l’intellect ou le souvenir, un équilibre que les oreilles ne corroborent pas.
Première déconvenue. Il y en aura d’autres, mais peu à peu. Car jusqu’à la fin du deuxième acte, et même – soyons indulgent ! – du troisième, l’effet s’avère plutôt satisfaisant. De vrais Troyens ! ou à peu près. Petra Lang campe une Cassandre de bonne prestance, malgré les nuances éclipsées susmentionnées, mais avec de magnifiques emportements – hors un aigu hurlé à la fin du premier acte, au reste non prévu par la partition. L’Énée d’Ian Storey (qui chante Tristan par ailleurs, ce qui ne serait pas la meilleure référence en la matière) se présente fruste mais vaillant. Le Chorèbe de Markus Brück possède le chant délié nécessaire, même étouffé qu’il est parfois au fond de la scène. Une mention particulière pour la voix de basse de Stephen Bronk, Ombre d’Hector sépulcrale. Et le tout, musicalement, convainc : des chœurs fermes et ardents, un peu décalés toutefois dans la première scène, un orchestre subtil et enlevé, des ensembles vocaux bien posés. La mise en scène de David Pountney est également en place, illustrative et conventionnelle, certes, mais judicieusement animée et éclairée, quand bien même elle ne favorise pas les solistes au premier plan (voir supra). Le décor se résume à quelques brouillards sous des projecteurs violents, à de rares étais de bois descendus des cintres, transformés un temps en tête et pattes de gigantesque cheval ; et les costumes hésitent entre haillons et références antiques, dont de revigorants casques grecs que l’on ne voit plus guère dans les Troyens.

Deutscher Oper : « Les Troyens »
© Matthias Horn-DOB

Pour en rester aux deux premiers actes. Avec le troisième, le sentiment serait du même ordre. Mais, déjà, la mise en scène s’ébroue dans les chichis, avec des costumes d’un jaune criard, des gestes attendus, des mouvements chorégraphiques lourdauds et des objets dérisoires (cubes, bulles, cônes…), images un peu niaises de la neuve et fringante Carthage. L’apparition de Béatrice Uria-Monzon dans une robe à volants alla Carmen (rôle que la cantatrice incarne sur d’autres scènes), ajoute à l’aspect croquignolet ; et son chant, flottant et vibré, qui exprime si mal les voluptés de la reine Didon attendrie, complète un tableau médiocre. On s’étonne néanmoins que, sur ce, le rideau chute pour un entracte d’une demi-heure.
L’explication vient ensuite. Puisque les deux derniers actes réunis subissent de fortes altérations de la partition. Certaines justifiables, comme la suppression de trois numéros musicaux plus ou moins à considérer comme alternatifs (voir à ce propos notre ouvrage Berlioz de B à Z) ; d’autres contestables, comme la disparition des personnages entourant Didon au deuxième tableau du cinquième acte – transfiguré en grande scène pour soliste – et l’inversion de certains passages (la Chanson d’Hylas, parmi les plus dommageables). Il faut certainement imputer cet embrouillamini à la mise en scène, qui atteint dès lors un sommet d’indigence, avec un premier tableau du quatrième acte converti en ballet (non prévu par Berlioz) d’un patapouf désespérant. On joue donc, entre sautillements et entrechats, parmi les ballons et les cerceaux !… Quant à Didon et Énée, leur Duo les retrouve suspendus par les airs, cerclés chacun d’un anneau métallique qui ne fait qu’incommoder davantage les deux chanteurs et dont la symbolique laisse dubitatif… Le cinquième acte reprend mieux corps, dans une nudité du plateau assez propice.
Storey, digne jusque-là, s’embourbe pour sa part définitivement dans son Air d’adieu, débité tout à trac, sans expression ni intelligence, avec des notes étranglées. Uria-Monzon prend, elle, une sorte de revanche, mais uniquement pour ses scènes finales, d’un bel élan dramatique (qui caractérisait déjà sa Didon à l’Opéra de Strasbourg en octobre 2006). Relevons le pertinent Ascagne de Heidi Stober et l’Hylas joliment projeté de Gregory Warren (préférable à son Iopas aux notes dures). Car les seconds rôles s’affirment plutôt sentis, dans un français acceptable. Et le chœur remplit sa mission, rageuse à souhait et comme il sied pour sa dernière intervention au-dessus de la Marche troyenne, face à un orchestre qui n’a pratiquement jamais failli sous la battue vigilante de Donald Runnicles. Le chaud et le froid, en quelque sorte…

Opéras pour enfants
Pour la fin d’année les institutions lyriques berlinoises versent dans un domaine assez peu célébré sous d’autres latitudes : les opéras pour enfants. Ce qui ne veut pas dire infantiles, puisqu’il s’agit ici de productions soignées, dessillant les yeux et ouvrant les oreilles des apprentis mélomanes aux délices lyriques. C’est ainsi que le Komische Oper met sa ravisante salle rococo au service de la Reine des neiges. Cet opéra d’après un conte d’Andersen narre les péripéties de deux gamins aux prises avec des fées et diablotins. Tout finira bien, pour la plus grande joie du public juvénile accouru en foule (avec les parents). Le compositeur Pierangelo Valtinoni en a écrit la musique, dans le style néoclassique et un peu boursouflé qui le caractérise. Anna Borchers plante la petite gamine délurée au centre de l’intrigue avec une pétillante présence scénique et un joli chant délié. La direction musicale d’Aurélien Bello mène le tout sans un temps mort. Et la mignonne mise en scène d’Anisha Bondy (sans aucune relation avec Luc), dans un style forain de circonstance, complète une distrayante après-midi.

Komische Oper : « La Reine des Neiges ».
© Iko Freese/Drama-berlin.de

Dans la salle de répétitions du Schiller Theater, le Staatsoper se voue, lui, au Chat botté tel que vu par César Cui. Au centre de l’espace, entouré de petits gradins de fortune où prennent place des spectateurs, parfois mués en intervenants (puisque les enfants sont aussi participants au spectacle), les chanteurs solistes jouent de quelques objets et praticables, dont des pelotes de laine infiniment roulées et déroulées, dans des mouvements incessants. La transmission est directe, à quelques centimètres, ce qui participe de l’impact immédiat, mais serait aussi un piège : celui qui ne pardonne pas, mais ici évité. L’animation scénique conçue par Isabel Ostermann ne faillit donc pas, sans un instant de relâchement pour narrer ce conte de fées qui ravit petits et grands. Il est seulement dommage que l’orchestration virevoltante de Cui soit réduite à une poignée d’instrumentistes, sous la direction de Boris Anifantakis, malgré le joli chant délivré par Anna Alas, Evelin Novak et Matthias Siddhartha Otto.

Armide sauce piquante
Calixto Bieito s’est taillé une réputation de metteur en scène sulfureux. Hors de son pays. Car il nous souvient de zarzuelas en Espagne parfaitement régies par ses soins et sans nulle référence scatologique (à défaut d’être eschatologique).

Komische Oper : « Armida »
© David Baltzer

Armida, puisqu’il s’agit d’une version en allemand l’opéra de Gluck, a beaucoup contribué à alimenter la susdite réputation. Au Komische Oper, on ne s’étonne pas dès lors de voir surgir une flopée de figurants masculins entièrement nus, et ce en dépit du froid glaciaire qui règne sur la ville ; ils occuperont la scène jusqu’au dernier moment, régulièrement soumis aux pires sévices de la part des autres protagonistes, les chanteurs (eux, habillés, et le plus souvent féminins). Vous avez dit sadomasochiste ?… Mais on se surprend, passé un moment et de premières irritations, à se laisser prendre au spectacle. Pour peu que l’on connaisse un peu l’Armide de Gluck et son tragique effréné. Car, paradoxalement, la trame est illustrée à la lettre, ses souffrances, ses perversions et ses déchirements. D’autant que le jeu d’acteurs est réglé au plus près (presque à l’opposé, sous ce rapport, des Troyens présentés au même moment au Deutsche Oper), au sein d’éclairages violents et d’une nudité crue (du plateau !) qui contribuent au climat angoissant. Et cette lecture, que l’on pourrait croire inconsidérée, ne va pas contre la musique. Car celle-ci s’épanouit – on n’oserait dire : se libère – sans gène et conquérante, avec les voix assurées d’Elena Semenova (Armide) et de Norman Shankle (Renaud), et un orchestre présent sous la direction de Konrad Junghänel. On est loin, certes, du côté de l’orchestre et des chanteurs comme évidemment de la mise en scène, des restitutions baroqueuses, et la traduction du livret de ce modèle de Tragédie lyrique française le prouverait assez. Mais la flamme gluckiste est transmise. Notons, pour l’anecdote, l’excellente prestation vocale d’Anna Borchers pour le rôle mythologique de Melissa, au milieu des diverses fornications, elle qui incarne la gentille petite fille de la Reine des neiges vue la veille dans cette même salle.

Pierre-René Serna