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Deutsche Oper
Berlin : Marathon wagnérien

Joli programme à la Deutsche Oper, avec Rienzi, Le Vaisseau fantôme, Tannhäuser, Lohengrin et Les Maîtres-chanteurs de Nuremberg.

Article mis en ligne le avril 2010
dernière modification le 23 mai 2010

par Eric POUSAZ

Avec ses trois salles d’opéras qui ouvrent leurs portes en moyenne cinq à six
fois par semaine, la capitale allemande est la seule ville au monde à s’offrir le luxe de proposer annuellement les ouvrages de base du répertoire lyrique en « duo- » voire « trio-pack » : les chefs-d’œuvre de Mozart ou Verdi sont ainsi régulièrement représentés dans des mises en scène différentes sur chacune de ces scènes et le public apprécie vivement ce type de confrontations, comme en témoigne le haut taux de remplissage des salles. Pour Wagner, la situation est à peine moins favorable puisque l’Opéra d’Etat comme l’Opéra Allemand possèdent tous les titres majeurs du compositeur à leur répertoire.

En février, la Deutsche Oper proposait cinq grands titres de Richard Wagner joués dans l’ordre chronologique, après avoir ouvert sa saison avec Tannhäuser et Tristan, et avant de reprendre l’Anneau du Nibelungen pour deux cycles complets en avril…

« Rienzi »
Photo : Bettina Stoess / Deutsche Oper Berlin

Le rare Rienzi en ouverture
Le festival s’est ouvert avec une nouvelle mise en scène de Rienzi qui n’avait encore jamais été représenté sur cette scène en près de cent ans d’existence. La mise en scène était signée de Philipp Stölzl, un spécialiste du vidéo-clip publicitaire, qui a décidé de présenter le tribun romain sous les traits d’un grand dictateur du XXe siècle dont la fulgurante ascension précède une chute non moins vertigineuse. Ce faisant, il commet un nombre impressionnant de fautes contre le livret (la plus importante restant la chute du tyran qui est chez lui le résultat d’un soulèvement populaire, non de l’ingérence de puissances étrangères), mais le spectacle tient la route et garde le spectateur en haleine comme un excellent film d’action. Les décors futuristes et une utilisation systématique du cinéma ajoute au mélange réussi des genres pour ces trois heures de spectacle - la partition a été amputée de près de deux heures de musique - qui suscitent l’enchantement.
La distribution n’est pas en reste : le ténor Torsten Kerl se révèle infatigable en Rienzi, un rôle exténuant où la voix est constamment poussée dans ses derniers retranchements par une écriture vocale aux exigences presque sadiques. Camila Nylund en Irène et Kate Aldrich en Adriano volent également sur les plus hauts sommets et habitent leur emploi de leur infatigable ardeur pour le bonheur inconditionnel de nos oreilles. Récemment élu meilleur chœur d’opéra de toute l’Allemagne, le chœur de l’institution impressionne ici, comme d’ailleurs dans chacun des autres titres abordés au cours de cette semaine de festival, par la cohésion comme par la fraîcheur des timbres autant que par un engagement scénique jamais pris en défaut. L’orchestre, sous la direction plutôt routinière de Sebastian Lang-Lessing, ne suscite par contre pas l’enthousiasme…

Un Vaisseau Fantôme à oublier
Le lendemain soir, le festival prévoyait le retour à l’affiche d’une des versions du Vaisseau fantôme les plus ridicules qui soient. La metteuse en scène roumaine Tatjana Gürbaca, déjà responsable du naufrage d’un Mazeppa de Tchaïkovsky programmé par l’Opéra de Berne il y a quelques saisons, transpose l’univers marin de Wagner dans la salle de courtage d’une grande multinationale ; au 2e acte, les fileuses se muent en employées d’un salon de manucure à la mode alors que le troisième acte tourne à la ‘partouze’ avec son incontournable cortège de vulgarités et de séances de striptease inutiles. La mer reste bien entendu invisible et les rebondissements de l’intrigue s’avèrent totalement incompréhensibles pour qui ne connaît pas son livret par cœur. En fin de représentation, les huées d’un public irrité par une telle déferlante de bêtise devraient inciter la direction à retirer au plus vite de son répertoire un ratage aussi impardonnable.
La distribution était néanmoins d’un très haut niveau mais ne pouvait rien faire contre les aberrations scéniques qu’elle devait défendre contre vents et marées. Manuela Uhl est un Senta hallucinée au chant d’une extraordinaire précision, Egils Silins un Hollandais au timbre certes trop léger mais d’une fort belle couleur, Endrik Wottrich un Erich remarquable de lyrisme et de tendresse avec une puissance d’émission qui fait bien augurer de son futur dans ce répertoire plus lourd et Hans-Peter König un Daland formidable de vigueur et de noirceur. Jacques Lacombe dirige avec élan un orchestre bien disposé et impose au spectacle un rythme que la mise en scène s’évertue systématiquement à ralentir.

« Tannhäuser », le Purgatoire
© Matthias Horn

Un Tannhäuser d’anthologie
Stephen Gould est un ténor wagnérien exceptionnel qui réussit le tour de force de faire paraître facile un des rôles les plus redoutables de tout le répertoire wagnérien. Son Tannhäuser est tout simplement parfait : sans trace d’effort, il maîtrise les accents véhéments des grandes envolées du premier acte, domine sans peine la contestation des chanteurs au II et livre un récit de Rome d’une formidable richesse d’inflexions subtiles au III. Nadja Michael, qui cumule les rôles de Venus et Elisabeth, serait elle aussi parfaite si la voix n’avait tendance à perdre de sa présence dans le médium et à s’enrichir d’un vibrato excessif dès qu’elle est obligée d’augmenter le volume. Dietrich Henschel en Wolfram – un rôle qu’il a également chanté récemment à Genève – donne une vraie leçon de chant raffiné sans pourtant posséder une voix qui se coule naturellement dans la dynamique de la musique wagnérienne par manque de puissance.
Une bonne distribution dans les emplois secondaires, un chœur parfait jusque dans ses pianissimi éthérés au début du chœur des pèlerins au III et l’excellente direction d’Ulf Schirmer ont ajouté encore du prestige à ce spectacle qui surclasse sans peine ce qu’on peut entendre dans une autre Mecque de l’interprétation wagnérienne…
La mise en scène de Kristen Harms reste fidèle aux exigences du livret en les modernisant quelque peu mais sans excès ; on n’est certes pas conquis, mais certaines séquences, comme le concours de chant ou le retour des pèlerins, ne manquent pas de grandeur et se gravent dans la mémoire.

Lohengrin ou le poids des vedettes
La reprise d’une mise en scène de Götz Friedrich vieille de près de vingt ans se justifiait par la présence de deux vedettes du chant wagnérien qui se font des plus rares sur la Colline Verte de Bayreuth. Ben Heppner et Waltraud Meier ont ainsi pu donner la vraie mesure de leur talent dans un spectacle qui n’a certes rien d’innovant mais permet aux personnalités artistiques de s’épanouir sans contrainte.
En Ortrud, Waltraud Meier domine les débats avec son chant vibrant, aux accents déchirants de vérité, et sa présence scénique affirmée. Rarement, le Mal qu’elle incarne n’aura paru si dangereusement attirant tant le chant sait se faire charmeur dans les moments les plus exposés. Ben Heppner en Lohengrin réussit l’exploit de dominer l’orchestre et les chœurs sans jamais donner l’impression de devoir chanter fort : son interprétation très lyrique du chevalier au cygne s’impose comme une incarnation d’un monde où l’harmonie règne en maîtresse sans qu’elle soit jamais troublée par des contingences matérielles humaines : la voix coule avec naturel et impose son chant dans la douceur avec une grâce naturelle qui tient du miracle. Ricarda Merbeth en Elsa et Eike Wilm Schulte (qui fut Beckmesser à Genève) en Telramund sont à peine moins convaincants alors que le reste de la distribution et les chœurs, sous la direction lente mains toujours inspirée de Michael Schonwandt, rendent une copie en tous les points parfaite et enthousiasmante.

« Les Maîtres-chanteurs de Nuremberg »
© Kranichphoto

Les Maîtres-chanteurs de Nuremberg
Point final de la manifestation, ces Maîtres Chanteurs de Nuremberg ont marqué un léger recul dans la qualité par la faute d’un Sachs bien chantant mais trop prosaïque (James Johnson) et d’une direction de Donald Runnicles souvent en difficulté de coordination avec le plateau. Pourtant celui-ci était dans son ensemble d’un très haut niveau également : Michaela Kaune est une Eva au timbre solaire d’une parfaite précision d’intonation, Ulrike Hetzel une Magdalena juvénile dont le chant séducteur rend parfaitement compréhensible l’admiration inconditionnelle que lui voue le David au timbre chatoyant de Paul Kaufmann. Kristinn Sigmundsson est un Pogner au timbre impressionnant de noirceur et Stephen Bronk un Kothner d’une remarquable subtilité de jeu.
Mais c’est Klaus Florian Vogt, dans le rôle qu’il a déjà chanté à Genève, qui emporte la palme à l’applaudimètre avec son Walther solaire au chant souple et fluide couronné de quelques aigus atteints avec une déconcertante facilité. La mise en scène de Götz Friedrich, qui date pourtant de 1993, a mieux vieilli que celle de Lohengrin, de trois ans son aînée, et se regarde avec plaisir malgré ses oripeaux aux couleurs passées et ses mouvements scéniques qui sentent l’agitation inutile.
Au terme de ces cinq jours de marathon wagnérien, un public conquis, qui emplissait jusqu’au dernier des quelques 1800 sièges de l’Opéra, a fait une fête longue et bruyante à une des troupes qui cultive avec une fidélité exemplaire un répertoire lourd que peu d’autres salles peuvent se targuer de mettre aussi souvent en exergue.

Eric Pousaz