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Sur les scènes lyriques berlinoises
Berlin : L’opéra, miroir de notre temps

Oeuvres commentées : Le Bal MasquéLa TraviataMarie VictoireLohengrinTheseusArmida.

Article mis en ligne le septembre 2009
dernière modification le 17 décembre 2011

par Eric POUSAZ

Les théâtres de répertoire allemands conservent leurs productions à l’affiche pendant de longues années, parfois même des décennies. Lors des vacances de Pâques, il était ainsi possible cette année de survoler près de vingt ans de
l’histoire de la mise en scène et les résultats ne manquaient pas de surprendre.

Un ballo in maschera
Paradoxalement, c’est à la Deutsche Oper, une maison dont Götz Friedrich a fait dès les années 80 l’un des fers de lance du renouveau de la mise en scène lyrique, que les productions au programme étaient les plus sages. Deux réalisations de l’ancien directeur de la maison attestent encore de l’extraordinaire pouvoir de renouveau des visions théâtrales de cet artiste hors du commun.
Le Bal Masqué de Verdi était à l’affiche pour la 73e fois depuis sa première qui eut lieu le 19 décembre 1993. Le décor, réduit à sa plus simple expression, est fait de grands pans de toile noire ou blanche ; quelques rares praticables et accessoires suffisent à situer l’action. Les costumes, aux teintes dominantes de rouge, noir et blanc, transforment l’immense plateau en une tapisserie où les taches de couleurs sont disposées avec un sens de la dynamique visuelle qui n’a rien perdu de sa magie aujourd’hui, comme par exemple dans ce bal masqué du dernier acte où figurants et figurines de cire se mêlent sur le plateau tournant pour démultiplier à l’infini le nombre des participants à la fête. Réduite à quelques lignes de force, l’action paraît encore plus brutale que de coutume et rend compréhensible les craintes de la censure de l’époque qui avait finalement forcé Verdi à transposer l’action de son nouvel opéra vers les rivages lointains de l’Amérique…

Michail Jurowski

Malheureusement, la distribution n’est pas des meilleures : Michail Jurowski peine à tenir les rênes d’un orchestre imprécis, les fausses entrées abondent et les chanteurs jettent souvent des regards désespérés vers le chef car ils ne se sentent pas soutenus efficacement. Au plan vocal, l’Amelia d’Angela Marambio et l’Ulrica d’Elisabetta Fiorillo nous gratifient d’un chant entaché d’un vibrato énorme alors que Martina Welschenbach en Oscar parvient, elle, à se hisser à un niveau plus qu’honorable grâce à son émission claire et son timbre agréablement léger. Kemen Chanev impressionne avec son ténor pétulant de santé en Gustaf III (la production replace bien entendu l’action en Suède comme le souhaitait le compositeur) alors que Lado Ataneli en Anckarström lui dame encore le pion en donnant une véritable leçon de bel canto avec une voix puissante et large à l’image de qu’a imposé une certaine tradition italienne sur toutes les scènes lyriques du monde…

La Traviata
Ce chef-d’œuvre absolu de Verdi, donné la veille également dans une mise en scène de Götz Friedrich, en était à sa 79e reprise depuis novembre 1999. Même lignes claires de la mise en scène, même dépouillement du décor, même soin symphonique à gérer la brochette limitée de couleurs des costumes. Bref : une mise en scène faite pour durer quelques années encore.

Norah Amsellem
Photo © Cosimo Magliocca

La distribution était surtout intéressante par la présence de la cantatrice française Norah Amsellem dans le rôle-titre. Cette artiste ne dispose pas de la plus grande voix qui soit et paraît parfois perdue sur l’immense plateau de cette salle, la troisième d’Allemagne en termes de volume. Mais l’artiste a l’intelligence de ne pas forcer son organe, s’offre le luxe de superbes pianissimi à la Caballé en fin de parcours après avoir impressionné avec ses vocalises fulgurantes et son contre mi dans son long air du 1er acte. Le reste de la distribution, plus convenu, ne se révèle pas digne d’une telle réussite : le ténor étroit de James Valenti est vite à la peine alors que le chant approximatif de George Petean en Germont père agace plus d’une fois l’oreille par ses notes mal focalisées. La direction énergique d’Yves Abel ajoute encore une touche d’urgence théâtrale à ce spectacle qui demeure aujourd’hui d’une efficacité remarquable.

Marie Victoire
Depuis quelques années, la Deutsche Oper entreprend chaque saison l’exhumation d’un grand opéra du passé tombé dans l’oubli. Cette année, c’était au tour de Marie Victoire, un ouvrage qu’Ottorino Respighi a composé en 1913 et dont aucun théâtre n’a voulu jusqu’en … 2004. A juger par ce spectacle fade et ennuyeux, on ne peut que regretter que ce ban n’ait pas duré plus longtemps. L’histoire mélodramatique se joue pendant la Terreur : emprisonnée après la disparition de son mari, une jeune femme attend son exécution fixée au lendemain. Son compagnon d’infortune, un ancien ami de son époux, en profite pour la séduire, sûr de périr lui aussi le lendemain. La mort de Robespierre les libère inopinément. Quelques années plus tard, Marie dirige un atelier de couture à Paris. Elle croit son mari et son amant disparus à jamais et chérit l’enfant né de son incartade en prison. Les deux hommes réapparaissent bien sûr et tout se termine par le suicide de l’amant.

Stephen Bronk

On imagine ce que Puccini aurait fait de cette histoire torride, mais Respighi se contente de l’illustrer pendant près de quatre heures d’une musique élégante, truffée de citations à l’antique. L’ennui est rapidement au rendez-vous, d’autant plus que la distribution n’est pas à la hauteur des exigences vocales de la partition. Le beau soprano fuité de la jeune cantatrice Kakesha Meshé Kizart donne déjà des signes de fatigue causée par la fréquentation assidue de rôles trop lourds pour lui et le ténor léger de l’Espagnol Germán Villar devient curieusement cotonneux dans le médium alors que l’aigu conserve encore tout son éclat. Seuls Markus Brück, dans le rôle du mari trompé, et Stephen Bronk, dans celui du jardinier aux idéaux révolutionnaires, parviennent à faire passer le frisson avec leur chant véhément et prenant. La direction de Michail Jurowski, nettement plus précise que dans Verdi, tente l’impossible pour tirer de sa léthargie une musique marquée au sceau de la placidité dramatique.

Lohengrin
L’Opéra d’Etat organise chaque année un festival pascal sous l’impulsion de son bouillant chef attitré Daniel Barenboim. Cette année le scandale était programmé d’avance avec l’engagement de Stefan Herheim, l’un des enfants terribles de la mise en scène actuelle. Ses déclarations emportées dans la presse ont d’ailleurs mis le feu aux poudres avant le lever du rideau : accusant Barenboim de mal gérer la maison dont il a la responsabilité, il lui reprochait publiquement de se désintéresser des conditions de travail de son personnel technique et artistique, égratignant au passage le manque de professionnalisme des choristes. Comme de bien entendu, sa mise en scène a divisé les esprits : au lieu de raconter l’histoire du chevalier au cagne simplement, il charge son spectacle de plusieurs niveaux de lecture qui se contredisent souvent. La légende est mise en scène à l’ancienne avec une gestique exagérée et des roulements d’yeux pathétiques ; le décor et les costumes évoquent la pratique des théâtres du 19e siècle et font volontairement sourire. Parallèlement, Herheim prend ses distances avec l’intrigue en faisant intervenir plusieurs marionnettes à l’effigie de Wagner qui sont manipulées par le chœur et réagissent au spectacle. Quant à Elsa, il en fait la sœur d’Eve à qui Dieu a défendu de goûter au fruit de l’arbre de la connaissance. Le tout se complique encore lorsque le chœur apparaît en habits de tous les jours portant des pancartes pour manifester contre la guerre fratricide que se livrent les trois institutions lyriques berlinoises pour assure leur survie dans une ville où les budgets consacrés à la culture rétrécissent comme peau de chagrin…

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Musicalement, le spectacle se hisse sans peine au niveau des plus belles réussites internationales. Daniel Barenboim confirme sa place de leader incontesté dans la garde des grands spécialistes wagnériens actuels avec son interprétation admirablement équilibrée et techniquement sans faille de cette partition qui n’est pas sans longueurs. Klaus Florian Vogt (entendu à Genève dans les derniers Maîtres Chanteurs) fait un parcours sans faute dans le rôle titre avec des aigus clairs et une intonation d’une pureté irréelle. Dorothea Röschmann prête à Elsa son chant moelleux et ensorcelant, alors que la paire des méchants est incarnée par Michaela Schuster et Gerd Grochowski, deux chanteurs d’exception dont les vociférations ne tournent jamais au cri. Les chœurs sont au dessus de tout reproche et contribuent pleinement à la réussite de cette soirée mémorable.

Theseus
Cet opéra peu connu de Haendel bénéficie, lui aussi, d’une relecture radicale sur le plateau à peine moins vaste de la Komische Oper. Prenant le livret très au sérieux, Benedikt von Peter montre comment ces serments d’amour éternels que se prêtent les personnages s’inscrivent dans la durée d’une vie. Ainsi met-il en scène non seulement le présent, mais le futur et le passé. Lorsqu’un amant promet de rester fidèle à sa belle, on le voit déjà penser à la tromper avec une autre ; lorsque la guerre éclate, on nous montre comment, enfants, ces généraux sanguinaires se plaisaient déjà à se battre dans la boue avec leurs petits camarades de jeux. L’intrigue relativement convenue de l’opéra baroque se charge ainsi de toute une série de sens que le spectateur contemporain est invité à décrypter pour dépasser le stade de la simple jouissance musicale. La démonstration ne va pas sans choquer les sensibilités, mais elle fait surtout la démonstration de l’extraordinaire modernité d’un art à qui seules les conventions caduques d’alors interdisaient de s’adresser plus directement à ses auditeurs. Riche en effets visuels étonnants grâce à des caméras mobiles qui filment les acteurs sur le plateau et en projettent l’image sur un écran géant afin de permettre au spectateur de ne perdre aucune de leurs mimiques, cette soirée s’impose comme un moment théâtral particulièrement fort qui pourrait bien faire des émules. La distribution ne contient aucun chanteurs spécialiste du baroque mais impose une vision roborative de la musique : les voix sont saines avec des vocalises certes discutables parfois, mais qui restent toujours en situation si bien que chaque personnage se construit avec une force dramatique évidente au fil de cette longue soirée qui n’ennuie pas un seul instant. Le mérite premier en revient à la direction énergique mais jamais précipité d’Alessandro de Marchi qui obtient de son orchestre un accompagnement soigné, tour à tour sensuel ou guerrier. Robin Johannsen en Agilea et Hagen Matzeit en Ägeus sortent nettement du lot avec leur chant d’une remarquable plasticité alors que la jeune Olivia Vermeulen, encore élève de l’opéra studio de l’institution, fait sensation en remplaçant au pied levé avec un incroyable aplomb la titulaire tombée subitement malade.

Armida
Confiée au metteur en scène catalan Calixto Bieito, la production d’Armida de Gluck a, comme prévu, suscité la colère de certains spectateurs et forcé la direction à indiquer clairement sur les affiches du spectacle que l’accès à la salle n’est pas recommandé aux enfants de moins de seize ans. En cause : la troupe d’hommes victimes des sortilèges de la magicienne, qui se promènent toute la soirée dans leur costume naturel. Victimes de pratiques sadiques que leur infligent les femmes avec divers instruments inattendus (la strangulation de l’un d’eux par le fil d’un téléphone est un modèle du genre), ils semblent pourtant se prêter avec plaisir à ces traitements humiliants… La venue de Rinaldo introduit une touche de violence autrement plus angoissante : vêtus de vestes de cuir et de jeans, les chevaliers chrétiens sèment la désolation sur leur passage avant que, prise d’une colère incontrôlée, Armida ne tue d’un coup de révolver le seul homme de la soirée qui a osé résister à ses avances perverses…

Komische Oper : « Armida » avec Maria Bengtsson et Peter Lodahl.
Photo Komische Oper

Une telle approche prêterait seulement à sourire si le décor, les éclairages et les costumes restants n’étaient aussi beaux. De plus, malgré les excès visuels signalés, l’idée de montrer sans pudeur l’animalité d’hommes privés de leur raison par la libération complète de leurs instincts premiers n’est pas sans pertinence. Au final, cette relecture fonctionne plutôt bien et rend justice à l’aspect le plus novateur de ce livret de Quinault qui s’avère incroyablement en avance sur son temps. La distribution est dominée par l’Armida formidable de Maria Bengtsson : la voix est large, paraît sans limites malgré un léger durcissement passager dans l’aigu et module chacune des séquences de ce rôle ambigu avec une vérité dramatique bouleversante.
Maria Gortsevskaya, dans le rôle court mais essentiel de La Haine, est à peine moins impressionnante avec sa voix profonde qui ne connaît aucun engorgement dans le grave. Les partenaires de ces deux artistes d’exception, Peter Lodahl dans le rôle de Rinaldo en tête, ont certes de la peine à se profiler en partenaires d’égale valeur, mais ne déméritent jamais. Konrad Junghänel, à la direction d’un orchestre admirablement discipliné, offre une lecture bouillonnante du langage musical visionnaire de Gluck en gommant chaque césure afin d’assurer au drame lyrique sa continuité dramatique inouïe, d’une homogénéité qui a dû faire sensation en 1777…
Malgré les réserves exprimées plus haut, voilà un spectacle qu’on souhaiterait voir partir en tournée pour corriger l’image encore fausse que l’on se fait de ce compositeur dont la production est en majeure partie injustement oubliée dans le programmes des théâtres.

Eric Pousaz