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A Berlin, Staatsoper unter den Linden
Berlin : Cadenza Barocktage

Ce cycle passionnant, consacré à Claudio Monteverdi, a pris fin cette année en forme d’apothéose.

Article mis en ligne le mai 2007
dernière modification le 13 juillet 2007

par Dominique CAILLAT

Depuis quatre ans, les « Cadenza Barocktage » du Staatsoper unter den Linden de Berlin se sont déroulés sous la houlette d’un des gourous de la musique ancienne, le formidable René Jacobs, et ont été entièrement
consacrés à Claudio Monteverdi. Ce cycle passionnant a pris fin cette année en forme d’apothéose, avec la reprise de l’Orfeo créé en 2004 et une nouvelle production combinant une œuvre religieuse, les Vêpres de la Vierge, et le madrigal Il Combattimento di Tancredi e Clorinda.

Orfeo
Sous la direction lumineuse de Jacobs et dans la remarquable mise en scène de l’Australien Barrie Kosky, Orfeo semble plus neuf, expressif et vrai que jamais.
Suivant les indications de Monteverdi, René Jacobs a recréé les conditions de représentation lors de la création de l’œuvre en 1607 et réparti ses musiciens tout autour du théâtre : en avant-scène, de plein pied, se trouve l’orchestre « terrestre » ; au fond, surélevées, les cordes célestes ; dans la fosse, les vents diaboliques de l’Hadès ; derrière enfin, au premier balcon, les majestueux cuivres. Cette disposition instrumentale visualise la musique et transporte l’auditoire dans un univers acoustique aux dimensions et couleurs multiples, hypnotisant.
Le thème de cet Orfeo est la musique, considérée comme un don du ciel. La lyre d’Orphée, que lui a offerte Apollon, symbolise la lyre céleste, métaphore de la musique du monde. Kosky mène l’idée à son terme : Orphée est le compositeur de l’opéra – il entre sur scène avec la partition et la donne à René Jacobs, puis continue de composer, inspiré par Eurydice, qui n’est autre que la Musique elle-même.
Au début, Orphée ne semble vivre l’amour que pour mieux le chanter. Comme un possédé, il remplit des feuilles entières de notes et tout son entourage s’empare des fragments pour les lire et les annoter : les crayons s’agitent, battent la mesure sur le sol, les feuillets s’envolent et s’éparpillent dans la nature, forêt de troncs d’arbres tout verts jaillis d’un monde sans pollution (très belle scénographie de Klaus Grünberg).
Mais l’humanité d’Orphée l’emporte : lorsqu’il oublie le caractère divin de sa mission, qu’il perd le contrôle de soi et se retourne pour voir Eurydice, lorsqu’il place l’amour terrestre au-dessus de la musique, donc au-dessus des Dieux, il est puni.
Désespéré, il quitte le royaume des morts, sous-sol traversé chez Kosky de souvenirs terriens désuets (un téléphone, un poisson, une maisonnette, un tramway, entre autres accessoires) et retrouve sa forêt déserte réduite à des souches calcinées, un univers de silence. Sa douleur lui inspire des plaintes déchirantes, dont il ressent la perfection. Car Orphée, l’artiste, mesure la profondeur de sa peine à la qualité de son expression. C’est à celle-ci qu’il consacrera désormais sa vie et il renonce à l’amour, c’est-à-dire au monde. Alors apparaît Apollon (identifié à Dieu le Père) pour sauver son fils (Orphée-Jésus), car nous sommes, chez Monteverdi, en plein drame chrétien.
Orphée est magistralement interprété par le baryton Stéphane Degout, qui se joue de tous les dangers de cette partition notoirement difficile et réalise à la perfection le « parlar cantando » voulu par un Monteverdi obsédé par la vérité des personnages et de l’action. Virtuose et chaleureux, orgueilleux et tendre, l’Orphée de Degout est un anti-héros déchiré par des forces centrifuges qui l’attirent vers le haut et le bas tout à la fois. Ses comparses sont au même niveau : à noter surtout la gracieuse Eurydice/Musique de la star coréenne Sunhae Im, la Messagère de la mezzo suisse Marie-Claude Chappuis, de même qu’Antonio Abete (Pluton) et Michael Slattery (Apollon).
Aidé par ses complices de longue date de l’Akademie für Alte Musik Berlin, du Concerto Vocale et du Vocalconsort Berlin, René Jacobs nous livre une interprétation inspirée, fondée sur le dialogue des groupes instrumentaux et vocaux et sur une dynamique des soli et tutti d’un raffinement incomparable. Le public redécouvre cette musique qu’il croyait connaître et se recueille un instant lorsque tout est fini, le temps d’un écho intérieur. Puis les applaudissements fusent.

I Combattimento di Tancredi e Clorinda (copyright Ruth Walz)

Les Vêpres de la Vierge /
Il Combattimento di Tancredi e Clorinda

Avec les Vêpres de la Vierge, Monteverdi a composé une œuvre charnière, qui traduit parfaitement l’esprit de « contre-Réforme » de son temps. Cherchant à battre le protestantisme avec ses propres armes, l’Eglise catholique s’efforça de moderniser son discours et réhabilita l’émotion comme lien possible et souhaitable avec le divin. Sur le plan musical, cela signifiait avant tout la mise en avant du texte, qui devait être émouvant et intelligible. La polyphonie cédait ainsi tranquillement le pas à la monodie et à l’harmonie.
Appliquant ce programme, Monteverdi mélange les genres dans ses Vêpres, intercalant entre les psaumes liturgiques des versets du Cantique des Cantiques qui, même s’il fait (curieusement) partie de la Bible, n’en est pas moins un sommet de la littérature érotique. Ainsi le spirituel et le profane sont-ils mêlés dans l’œuvre originale.
On comprend alors la solution choisie par René Jacobs et son metteur en scène Luc Perceval, qui souhaitaient représenter lors d’une même soirée cette œuvre religieuse maîtresse et le plus beau des madrigaux de Monteverdi, Il Combattimento di Tancredi e Clorinda : les œuvres ne seraient pas représentées à la suite l’une de l’autre, mais en même temps !
L’idée est osée et géniale. Il Combattimento n’a que deux héros qui chantent peu, un récitant qui raconte l’action et à peine quelques instruments. Or le contraste entre la monodie du drame chevaleresque sensuel et la polyphonie jubilatoire des Vêpres fonctionne comme un rêve : au lieu de s’anéantir l’une l’autre, les deux œuvres s’enrichissent et se complètent. Le récit profane structure l’œuvre spirituelle, il l’assouplit et il ravive notre esprit qui risquerait d’être surmené par le débordement polyphonique des Vêpres.
Si le contraste entre les deux œuvres est évident on y trouve aussi des points de convergence. Car au centre de chacune se trouve Jérusalem, une Jérusalem céleste, utopique, représentant l’idéal collectif, le but vers lequel tendent tous nos efforts, symbole de l’humanité en route vers Dieu ou cherchant simplement à dépasser sa condition terrestre. Cette idée est le point de départ de la mise en scène de Luc Perceval : il a conçu avec sa scénographe Annette Kurz une énorme pyramide, qui occupe entièrement la scène de bas en haut. Ce formidable mur presque vertical est parcouru par une rampe qui le traverse par cinq fois dans toute sa largeur, jusqu’aux cintres. Entrent les musiciens, les chanteurs et les figurants en vêtements de tous les jours : ils gravissent la rampe et s’immobilisent devant des pupitres disposés le long du chemin. C’est le chœur de l’humanité qui fait face au public dont il est le reflet. Au début, Perceval ne permet pas le moindre mouvement. Mais à mesure qu’on avance, une légère agitation trouble le tableau, des regards s’échangent, des mains se trouvent, des personnages changent de place ou se détournent, des couples se font et se défont, des groupes s’agglutinent. Ces gens qui faisaient de la musique se mettent à chercher l’amour. Puis quelqu’un se démarque de la foule. C’est la « Femme en blanc » (Nathalie Hünermund) qui sort complètement du rang, dansant et courant, en route vers le sommet de la montagne comme l’âme de Clorinde ou l’esprit de la Vierge, noire comme la femme du Cantique, qui chante dans un passage des Vêpres : « Je suis noire mais je suis belle, filles de Jérusalem ! C’est pourquoi le roi amoureux m’a menée sous sa tente. » Portée par l’élan sensuel du texte, cette superbe Marie se dénude pour franchir les dernières marches de la pyramide humaine sous le regard admiratif des choristes.
La musique est la reine de cette soirée et elle occupe souverainement toute la place que Luc Perceval lui ménage. Ne serait-ce que du point de vue acoustique, l’effet est extraordinaire : quant a-t-on jamais entendu plus clairement les sons, même murmurés, quand les forti ont-ils été aussi sonores, les tutti aussi retentissants ? Le spectateur est envahi par cette musique qui résonne de partout. Et puis bien sûr, il y a le coryphée flamand René Jacobs, âme de ce spectacle dont il a certainement tiré les ficelles. Son interprétation est tendue et vigoureuse, il jongle avec les ensembles, oppose les groupes musicaux et les unit, laisse respirer cette musique. Il est entouré de 10 magnifiques solistes menés par Stéphane Degout (Testo), Marina Christina Kiehr et Sunhae Im (Vêpres), Sylvia Schwartz (Clorinda) et Johannes Chums (Tancredi). Tous convainquent et à les entendre on se souvient que Jacobs a débuté comme contre-ténor, privilégiant les timbres de voix et la ligne de chant.
Ainsi prend fin ce cycle Monteverdi. On attend avec impatience le programme des prochains « Cadenza Barocktage », en janvier 2008. La barre a été placée très haut pour le futur.

Dominique Caillat