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A la Comédie de Genève
Portrait : Ernst Toller
Article mis en ligne le 1er avril 2007
dernière modification le 7 juillet 2007

par Frank FREDENRICH

Ernst Toller est né en 1893 à Samotschin en Prusse orientale (aujourd’hui Szamocin en Pologne). Etudiant en droit, il est engagé volontaire en 1914, mais est réformé en 1917 pour raisons médicales après avoir combattu sur le front russe.

Il s’installe alors à Munich et participe activement à la vie politique bavaroise aux côtés du socialiste Kurt Eisner qui a pris la tête du gouvernement de la région après l’abdication du roi Louis III Wittelsbach (cousin du « wagnérien » Louis II). Peu de temps après l’assassinat de Kurt Eisner par un officier nationaliste, un gouvernement révolutionnaire fut formé au début du mois d’avril 1919 à Munich auquel participa Ernst Toller en compagnie d’écrivains tels que Gustav Landauer et Erich Mühsam et des dirigeants communistes et anarchistes.
Pendant cette brève expérience de la « République des conseils (soviets) de Bavière », Toller a, entre autres, participé à la formation d’une Garde rouge sensée défendre cet improbable mouvement qui regroupait aussi bien des idéalistes, des pacifistes, des sociaux-démocrates et des communistes proches de Lénine (voir à ce sujet le message que ce dernier fit parvenir à la République des Conseils, p.33). Après le renversement au début mai de cette tentative révolutionnaire par les miliciens nationalistes envoyés par le gouvernement (social-démocrate !) de Noske à Berlin, Ernst Toller fut condamné à 5 années de prison en juillet 1919 pour haute trahison. Peut-être sous l’influence d’Erich Mühsam qui avait participé avant la guerre au développement de la Neue Freie Volkbühne de Berlin (dont Max Reinhardt, puis Erwin Piscator furent par la suite les intendants), Ernst Toller consacra ses années d’emprisonnement en forteresse à écrire pour le théâtre. A sa sortie en 1924, il fit créer plusieurs pièces, soutenu en particulier par Piscator, non sans quelques tensions parfois. C’est ce même Piscator qui signa la réalisation de Hoppla wir leben ! en septembre 1927 avec une équipe qui comprenait notamment John Heartfield pour un film, Mary Wigman pour la chorégraphie et le musicien Ernst Busch.

Ernst Toller

Symptomatiquement, le programme de cette création comprenait un extrait de « Littérature et révolution » de Léon Trotski.
Auteur à succès souvent joué durant la République de Weimar, pour le moins aussi connu que Brecht au tournant des années 1930, Toller dût quitter l’Allemagne lors de l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933. Il resta tout d’abord à Zurich comme de nombreux émigrés anti-nazis, puis gagna Londres et enfin les Etats-Unis en 1936. Dès 1937, il se consacre à la dénonciation du soulèvement du général Franco en Espagne, récolte des fonds en faveur de la République espagnole et revient en Europe pour participer à un congrès antifasciste à Valence. De retour à New York, devant l’inanité de ses efforts et l’échec républicain, il se suicide en 1939.
Si son œuvre est rarement représentée en France, ce n’est pas le cas en Allemagne. De plus, son nom reste attaché à un célèbre prix littéraire attribué ces dernières années à Günther Grass et récemment à Biljana Srbljanovic. Au mois de janvier, on a pu voir au Théâtre National de Chaillot à Paris une version, incluant des textes de Toller, des Meistersinger de Wagner dans une réalisation de Frank Casdorf par la Volsbühne am Rosa-Luxemburg-Platz (voir Scènes Magazine de mars).

Frank Fredenrich

Toller - Prologue

Les hommes ont-ils tiré les leçons des sacrifices et des souffrances, du désespoir d’un peuple, ont-ils compris le sens et l’avertissement, les devoirs imposés par ces temps ?
Les républicains, qui livrent la république à ses ennemis.
Les bureaucrates, qui étouffent courage et liberté, audace et foi.
Les écrivains qui, après avoir créé une image romanesque du travailleur en lutte, renoncent, dès qu’ils se trouvent en face du véritable travailleur, avec sa force et sa faiblesse, sa grandeur et sa petitesse.
Les politiciens réalistes, sourds à la magie du mot, aveugles à la puissance de l’idée, muets devant la force de l’esprit.
Les fétichistes de l’économie, pour lesquels les forces morales du peuple et les grandes impulsion de l’homme, sa soif nostalgique de liberté, de justice et de beauté, ne sont que vices.
Non, ils n’ont rien appris – tout oublié et rien appris.
La barbarie triomphe, le nationalisme, la haine raciale abusent les yeux, les sens et les cœurs.
Le peuple attend son salut de faux sauveurs et non de son jugement, de son travail et de sa responsabilité propres. Il se réjouit des chaînes qu’il se forge lui-même et, pour les faux fastes d’un plat de lentilles, vend sa liberté et sacrifie sa raison.
Car le peuple est fatigué de la raison, fatigué de la pensée et de la réflexion –
« Qu’a donc fait la raison ces dernières années ? demande-t-il et de quelle aide lumières et jugement nous ont-ils été ? »
Et il croit ce que lui disent les contempteurs de l’esprit, qui enseignent que la raison paralyse la volonté, ronge les racines de l’âme et détruit les fondements de la société, que toute misère, sociale ou privée, est son œuvre.
C’est toujours la même absurde croyance en la venue d’un homme, d’un chef, d’un César, d’un messie qui fera des miracles, prendra sur lui la responsabilité des temps à venir, réglera la vie de tous, bannira la peur, supprimera la misère.
C’est toujours le même absurde désir de trouver le coupable qui endosse la responsabilité des temps passés, sur lequel on puisse se décharger de son propre renoncement, de ses propres fautes et de ses propres crimes.
Liberté, humanité, fraternité et justice, autant de phrases vénéneuses – qu’on es jette aux ordures !
Apprends les vertus du barbare, opprime le faible, élimine-le, brutalement et sans pitié, désapprends à sentir la souffrance d’autrui, n’oublie jamais que tu es né pour être un vengeur, venge-toi pour les offenses d’aujourd’hui, celles d’hier et celles que l’on peut te faire demain !
Où est la jeunesse d’Europe ?
Elle, qui avait reconnu que les lois du vieux monde sont en pièces, qui a vécu jour après jour, heure après heure, leur effondrement ?
Elle vivait et ne savait pas pourquoi. Elle avait soif de buts directeurs, de réaliser ses grands rêves hardis – on la consolait avec l’ivresse du vide.
Suit-elle vraiment les faux prophètes, croit-elle le mensonge et méprise-t-elle la vérité ?