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Vidy-Lausanne
Lausanne, Vidy : “La Panne“

Entretien avec Jean-Yves Ruf qui met en scène La panne.

Article mis en ligne le juin 2010
dernière modification le 13 juillet 2010

par Nancy BRUCHEZ

Du 28 mai au 20 juin, au Théâtre de Vidy Lausanne se joue La panne de Dürrenmatt dans une mise en scène de Jean-Yves Ruf.

L’homme a de multiples facettes : après une formation littéraire et musicale, il intègre l’école nationale supérieure du Théâtre National de Strasbourg. Il est à la fois comédien, metteur en scène et directeur de la Manufacture-Haute école de théâtre de Suisse romande. Entretien.

Jean-Yves Ruf

Comment avez-vous découvert La panne de Dürrenmatt et qu’est-ce qui vous a touché dans ce texte ?
Je l’ai découvert par hasard… Je connaissais Dürrenmatt, j’avais lu quelques textes, mais je ne connaissais pas vraiment ses nouvelles et ses romans J’étais en pleine répétition de Mesure pour mesure de Shakespeare. Or, j’ai l’habitude, quand je répète, de lire quelque chose de très différent pour me laver la tête, en quelque sorte. Je suis entré alors dans une librairie, un matin et j’ai acheté La panne. Je l’ai lu le soir même, d’une traite jusqu’à très tard dans la nuit. Ce qui m’a plu d’abord dans ce texte, c’est le thème de la justice. Ce thème est présent aussi dans Mesure pour mesure ! Ce n’était pas si éloigné de ce que j’étais en train de faire finalement. Ce qui m’a touché en lisant la nouvelle, c’est son côté onirique. Tout se passe comme dans un rêve : on cherche, on se perd. Il existe plusieurs versions de cette nouvelle : une version scénique et une version radiophonique.
Pour mon travail à Vidy, je suis parti de la version radiophonique. Ici le personnage tombe sur quatre vieux sages plus ou moins pervers, il découvre qu’il est meurtrier et il se pend. Il s’agit d’une panne intérieure, un moment où l’on s’arrête. Alfredo Traps tombe en panne, s’arrête dans un village. On lui indique une chambre libre et il se retrouve dans une soirée étrange en compagnie de son hôte, ancien juge, un ancien procureur, un ancien avocat et un ancien bourreau. De manière métaphorique, ces quatre vieux sont l’occasion d’une introspection pour Traps. Il y a toujours plusieurs niveaux de lecture chez Dürrenmatt, les textes sont polysémiques. On peut voir aussi ces quatre vieux comme des personnages qui font croire n’importe quoi à n’importe qui, car ils ont le pouvoir du verbe. Dans sa vie, Traps laisse de côté pas mal de choses qu’il ne veut pas voir ou mettre en perspective. Avec leur métier, les vieux l’aident à accoucher d’une vérité sur lui-même, sauf qu’ils n’ont pas prévu qu’il irait jusqu’à se pendre. Cela ne faisait pas partie de leur scénario.

« La panne » de Dürrenmatt

En lisant la nouvelle, aviez-vous déjà en tête l’adaptation théâtrale ?
Non. Pas du tout. Je ne savais même pas qu’elle existait ! De surcroît, je n’ai pas choisi la version théâtrale. Le côté onirique était perdu, je trouvais cela moins bon. Je ne savais pas non plus qu’il existait une version radiophonique. C’est René Zahnd qui me l’a signalée et qui la traduite. Elle est assez proche du roman, mais en version plus dialoguée, c’était donc parfait pour la scène. Dans la version radiophonique, Traps ne se pend pas. J’ai quand même voulu garder cette fin, car elle apporte du sens à toute la nouvelle. Chez Dürrenmatt, il y a un ton acéré, sans complaisance sur l’être humain.

La panne tourne également autour de la métaphore du repas. Alfredo Traps se met à table dans tous les sens du terme.
Oui, la dimension de la bouffe est importante. Là on répète, il faut voir tout ce que les comédiens mangent. Je ne peux pas les faire manger vraiment, sinon ils vont finir à l’hôpital ! Il faut trouver des astuces et des accessoires. On aura des coquilles d’huîtres, on fera de la vraie soupe, on fera flamber des rognons pour qu’il y ait des odeurs !

La pièce sera jouée à Vidy, tout d’abord à la Passerelle du 28 mai au 13 juin, puis dans la Salle Charles Apothéloz, du 15 au 20 juin. Cela demande-t-il des ajustements de mise en scène ?
Oui. Il y a deux décors différents. On joue aussi à Carouge où il y a encore moins de place qu’à la Passerelle. Dès le début, on a prévu cela. Finalement, ce n’est pas si mal que les comédiens adaptent leur jeu dès maintenant, car ensuite ils vont beaucoup tourner avec cette pièce. Autant qu’ils s’habituent tout de suite !

« La panne » de Dürrenmatt

De travailler avec de vieux briscards du théâtre comme Roland Sassi ou Maurice Aufair, est-ce un plus ?
C’est impressionnant ! Je ne l’aurais pas fait il y a dix ans. Qu’est-ce que je peux leur apprendre ? Rien, si l’on prend les choses comme ça ! Mais en fait, on travaille ensemble. On a tous envie de défendre ce texte. Ils ont beaucoup de métier, alors ils vont plus vite. Sur le découpage du texte, ils sont tout de suite dans le sujet. Mais en même temps, c’est étonnant de voir à quel point ils sont restés jeunes, ils ont toujours une envie folle de jouer. C’est une qualité de la Suisse Romande d’avoir des comédiens qui “descendent de la montagne“. En France, il y a des comédiens qui arrivent de province, mais il y a un tel moule à Paris qu’ils finissent tous par jouer à la parisienne. Ici il n’y a pas de moule. J’aime bien la pointe d’accent de Roland Vouilloz par exemple. On voit qu’il a gardé ça. Par ailleurs, Roland Vouilloz est un très bon comédien, puissant et très fin à la fois.

La notion du piège véhiculée par le nom même du personnage principal, Traps, occupe une bonne place dans la nouvelle de Dürrenmatt.
En effet, Alfredo Traps a tendu un piège à son patron et est lui-même pris au piège. Alfredo est comme nous, il a un nombre de soucis et de rituels quotidiens qui font qu’il se pose rarement pour se demander si sa vie a un sens, ou pour se questionner sur ce qu’il a fait ces dix dernières années. C’est rare qu’on fasse cela, parce que l’examen de conscience ou de parcours est potentiellement dangereux. Pour moi La panne c’est ça aussi. Traps arrive au milieu de sa vie, tout va bien, il a une nouvelle voiture et il arrive en face de ces quatre sages qui sont aussi pervers que sages. Ils ne font qu’une chose : le faire parler et l’amener à mettre en perspective des faits. Or on peut faire finalement ce qu’on veut avec la réalité, avec une suite de faits. On peut tout aussi bien croire le procureur que l’avocat. Cela en dit long sur la justice ! C’est un sujet cher à Dürrenmatt et souvent exploité dans ses écrits. Dans ce texte, il y a aussi toute une réflexion sur les générations et les niveaux sociaux. Traps rêve d’accéder à un certain statut social, précisément celui de ces bourgeois qui exercent une profession libérale. Au début, il est d’ailleurs assez fier d’être dans cette soirée. Mais les vieillards vont se moquer de lui l’air de rien. C’est l’image du père cultivé qui se moque du fils inculte et qui dès lors l’empêche de grandir.

Propos recueillis par Nancy Bruchez

« La panne », du 28 mai au 20 juin, Théâtre de Vidy-Lausanne (loc. 021/619.45.45)