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La Comédie de Genève
Genève, La Comédie : “Salomé“

Entretien avec la jeune comédienne Lolita Chammah, qui incarne avec fulgurance la Salomé de Wilde.

Article mis en ligne le février 2008
dernière modification le 4 février 2008

par Jérôme ZANETTA

Jusqu’au 10 février prochain, on peut encore se laisser fasciner par les fulgurances de la Salomé de Wilde incarnée par une jeune comédienne qui irradie ce rôle avec une intensité rare et une saisissante interprétation dans la mise en scène inspirée d’Anne Bisang. Nul doute qu’il faille désormais compter avec la présence scénique de Lolita Chammah. Entretien.

Présentez-vous au public romand qui n’a peut-être pas vu l’Ecole des Femmes de Colline Serreau où vous interprétiez une Agnès fort convaincante.
L.C. : Je suis une comédienne française de théâtre et de cinéma, j’ai vingt-quatre ans. Je viens d’un milieu artistique qui m’a très vite permis de tourner et de monter sur scène. J’ai suivi des études littéraires et philosophiques à la Faculté. J’ai eu la chance de faire des rencon-tres importantes comme celles de Laurence Ferreira-Barbosa au cinéma ou Colline Serreau au théâtre qui ont déterminé chez moi une envie d’aller de l’avant comme comédienne. J’ai rencontré l’année dernière Anne Bisang, lors de la tournée de l’Ecole des Femmes qui passait par la Comédie de Genève. Anne m’a alors proposé de lire la Salomé d’Oscar Wilde qu’elle projetait de monter et dont le rôle-titre me convenait parfaitement, pensait-elle. Cette lecture de Salomé a été un véritable choc, tant cette écriture m’a semblé exceptionnelle, ce rôle métaphysique et cette pièce riche de sens multiples. J’ai aussitôt accepté. Je vis actuellement une expérience très forte et très particulière. Je suis totalement animée par la figure de Salomé et je suis ravie de pouvoir ainsi porter ce rôle en moi pour répondre aux attentes d’Anne Bisang qui a immédiatement cru en moi pour incarner cette héroïne. Et puis, si je crois avoir compris quelle Salomé elle voulait que je sois, elle m’a aussi laissé parfaitement libre de proposer au rôle tout ce que je souhaitais. Elle m’a fait confiance et m’a laissé évoluer de manière assez rare pour une comédienne. Je sais donc être privilégiée en travaillant avec Anne Bisang et lui sais gré de la liberté qu’elle m’accorde.

Salomé d’Oscar Wilde
Avec Lolita Chammah. Photographe Isabelle Meister

Liberté qui est constitutive de la figure même de Salomé ?
Tout à fait, c’est une très jeune femme, une adolescente qui ne parle que de liberté, la jeunesse dans ce qu’elle a de plus absolu et de plus obsessionnel. Son comportement est toujours à la limite de la folie, tant il se veut inflexible et défiant toute autorité. Lorsqu’elle décide d’aimer le prophète Iokanaan, c’est une décision sans appel et qu’elle maintiendra quel qu’en soit le prix à payer. Attitude qui peut sembler aujourd’hui déconcertante dans un monde de compromis et de tiédeur étranger aux désirs absolus qui rivalisent dans cette pièce. Soit dit en passant, cette vision imposée par Wilde en pleine époque victorienne a fait couler beaucoup d’encre et lui a valu une censure quasi immédiate, on s’en doute.
Je le comprends d’autant mieux qu’à l’heure où je vous parle, je suis encore totalement fascinée par cette Salomé, la fougue de sa jeunesse, ce comportement pour ainsi dire fanatique, cette adolescence incandescente et ce désir total d’un être qui est comme une contraction du monde qui tiendrait dans une volonté farouche d’absolu et d’extraordinaire ! Or, je peux dire être en parfaite empathie avec ce rôle, même si je suis sortie de l’adolescence depuis un moment déjà…, j’ai la sensation avec un personnage comme Salomé d’effectuer comme un grand saut dans le vide, un vertige puissant que je ne suis pas prête d’oublier.

Comment pourriez-vous définir Salomé, comme jeune femme dans son rapport aux hommes qui l’entourent ?
C’est évidemment un rapport, une tension qui est au centre de la pièce. Salomé sait qu’elle a un pouvoir de séduction sur les hommes et sur le monde. Elle ne veut pas s’enfermer dans un monde de concupiscence qu’elle ne supporte pas, à travers par exemple le regard insistant d’Hérode qu’elle tente de détourner. Il y a donc ce désir que les autres portent sur elle et le désir qu’elle suscite jusqu’à exprimer son propre désir obsessionnel et passionnel. Ce désir multiple qui se tisse entre les différents personnages est défini par le regard de chacun sur l’autre. Le monde passe par le regard. Salomé ne supporte plus le regard d’Hérode, mais l’utilise pour obtenir celui de Iokanaan. Mais ce regard n’est pas superficiel, au contraire il opère en profondeur et lorsqu’il émane de Salomé, il en fait une personne infiniment sensuelle et même sexuelle. Elle renonce donc à sa virginité dans cette expérience du corps, charnelle mais qui n’exclut jamais une dimension spirituelle. On peut presque parler d’une chair spirituelle révélée par l’acte même de la tête du prophète coupée pour satisfaire son désir. C’est là une force incontestable du texte de Wilde.

Vous dites donc que le corps est bien présent et au centre de cette pièce. Anne Bisang le sait quand elle convoque Cisco Aznar pour régler cette pièce comme une chorégraphie, autrement dit une danse des corps sur scène et plus qu’un clin d’œil à la danse des sept voiles exécutée par Salomé.
En effet, le travail de Cisco Aznar est remarquable, on le voit sur scène, mais il nous a aussi beaucoup apporté, à nous les comédiens et à moi en particulier dans mon rapport au corps. Il m’a permis de mieux incarner encore cette figure mythique et me fait ressentir chaque soir que mon être entier est impliqué, comme dans un acte total.

Et puis il y a la dimension presque musicale et rythmique de ce texte qui passe par certaines séquences chantées par les comédiens ?
Oui, c’est un aspect que j’affectionne beaucoup. Les mots ont eux-mêmes une épaisseur presque charnelle. La parole est d’ailleurs aussi au cen-tre de cette pièce, car rien de ce qui est dit ne reste sans incidence et ne manque de faire sens. C’est une pièce sur la parole. Hérode donne sa parole, Salomé prend la parole et en fait l’expérience ; elle prend conscience de tout le poids et de l’impact de la parole proférée, de la parole comme arme qui lui permet d’affronter tant Hérode que Iokanaan. Et c’est là que se manifeste le plus cette espèce de fanatisme, d’intégrisme de la parole chez les protagonistes de cette tragédie. La lutte que mène Salomé la conduit à une descente aux enfers qui ira jusqu’à la mort, prix de l’obsession de ces désirs exacerbés et de cette destruction programmée des êtres en présence.
Quant au rythme dont vous parliez, Anne Bisang demande à ses comédiens de trouver le juste milieu entre lenteur, suspension et fulgurance, immédiateté. Avec cette image toujours présente du début et de la fin de cette pièce qui se resserreraient comme un étau, dans une chute violente et inéluctable.

À vous entendre, il est du moins certain que votre foi dans le théâtre est profonde et intense. Pensez-vous que cet art possède aujourd’hui encore un impact fort sur notre société ?
Sans aucun doute. Le théâtre me semble essentiel et particulièrement lorsqu’il est fait par des artistes qui croient en sa force. C’est ce que je ressens dans l’aventure de Salomé dans laquelle Anne m’a entraînée en bonne intelligence. Et puis, la force de ce récit et de cette figure nous fait presque oublier que le théâtre en France, dans les circonstances actuelles est un art mineur et qui a tendance à être écarté des objectifs premiers de notre culture. Or, cette faculté qu’a le théâtre de représenter et de condenser le monde sur une scène, le temps d’une soirée, reste une formidable forme de résistance aux courants contraires qui tendent à nous faire oublier les valeurs fondamentales. Jouer Salomé en 2008 est par conséquent pour moi une façon de montrer une volonté de désirs intacte et de proposer à travers Wilde une figure moderne décidée à renverser la tendance.

Propos recueillis par Jérôme Zanetta