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Théâtre Le Poche-Genève
Genève : “Elvire Jouvet 40“

Elvire Jouvet 40 : Leçon de théâtre nécessaire, sur l’art du comédien et surtout sur le théâtre. A ne manquer sous aucun prétexte !

Article mis en ligne le avril 2010
dernière modification le 22 mai 2010

par Frank DAYEN

En incarnant Louis Jouvet, Jacques Roman ne donne pas de leçon mais transmet, plus pédagogue que professeur, un enseignement indispensable au théâtre : l’exigence. Un rôle à la mesure de ce monstre du théâtre romand, et qui réussit le tour de force de restituer une facette méconnue du “Patron“, autoritaire et quasi maniaque, avec humilité et émotion.

Leçon magistrale
Le décor est simple : côté jardin, une petite table, une chaise, un livre ; côté cour, deux fauteuils de théâtre, sur fond noir, intimiste et tons sombres, redoublé par un rideau noir qui s’avance progressivement vers nous au cours des 7 chapitres du spectacle. Pas de doute, nous nous trouvons dans la salle de répétition d’un théâtre, et l’enjeu n’aura rien à voir avec une quelconque exubérance du décor. Nul artifice ne viendra d’ailleurs troubler le jeu des comédiens ; cela ne sera pas une pièce moderne, mais une tragédie, peut-être.

« Elvire Jouvet 40 »
Photo Mario Del Curto

Le titre Elvire Jouvet 40
Les personnages prennent place : trois élèves du Conservatoire de Paris, une jeune femme, deux jeunes hommes, qui, en ce mois de février de l’année 1940, vont répéter pour nous la scène 6 de l’acte IV de Dom Juan. Répéter pour Lui aussi, répéter et répéter encore ce passage que le “Patron“ considère comme un des plus difficiles du répertoire classique. Pas étonnant, dès lors, qu’il ne va porter Dom Juan sur scène pour la première fois, lui, le metteur en scène réputé, le directeur de l’Athénée, le célèbre acteur de cinéma, le théoricien du théâtre, le Maître déjà confirmé, seulement 10 ans après cette répétition éprouvante, après son expérience (traumatisante ?) avec Claudia/Elvire en 1940. Lui, c’est donc le deuxième mot du titre, Louis Jouvet. Le voici d’ailleurs sur scène, raide, qui découpe ses mouvements autant qu’il pèse chacun de ses mots, comme s’il était lui-même sur scène, en représentation.
Pour interpréter son rôle, Jacques Roman. Lui non plus n’est plus à (re)présenter. Il doit à sa large expérience d’endosser le rôle du “Patron“, du Maître, de son maître à lui. A plus de 62 ans, après des dizaines de mises en scène, d’innombrables rôles sur scène ou au cinéma, des réflexions intenses sur le théâtre, des recueils de poésie et des journaux, aussi explicitement intimes que cryptés, et fort de son expérience d’enseignant de théâtre, le tour était enfin venu pour Jacques Roman de prendre la place de son maître. S’il ne s’agit pourtant pas d’imiter Jouvet, inimitable, et tâche sacrilège. Roman incarne le “Patron“ davantage comme un passeur de sentiments, de sentiments authentiques sur scène autant que dans la vie : re-présenter dans le sens de répéter ce que ses maîtres lui ont répété. Et Roman de reconnaître que jouer Jouvet est la marque du destin : sa carrière théâtrale avait débuté sous la direction d’une comédienne qui était élève de Jouvet en 1940. Eloge de la transmission…

Les larmes de Jouvet : séduction ou reproche ?
La relation de Roman à Jouvet, à moins que ce ne soit le contraire, n’est pas la seule donnée troublante de la pièce. Plus que la relation, en abyme, qu’entretient Elvire avec Dom Juan, il y a surtout la relation entre Claudia (interprétée par Isabelle Caillat) et son professeur de théâtre. Le spectacle se plaît à brouiller ces différents niveaux. Au fur et à mesure des recommandations exigeantes de Louis Jouvet, on ne sait plus qui parle à qui : est-ce le personnage Jouvet qui s’adresse à son élève ? ou au public ? est-ce le comédien Roman qui interpelle le public ou les gens de théâtre ? est-ce le personnage Elvire qui tente de persuader Dom Juan ? Elvire qui parle à Jouvet ? ou Claudia qui s’adresse à Jouvet ? A moins que ce ne soit Jouvet, qui s’entend à travers Molière s’adresser à son élève ? Dans le contexte historique, qui introduit en voix off chaque jour de répétition dans ces années 1940, et dans le contexte particulier d’une élève juive qui sera dénoncée à la Gestapo la même année, cette dernière interprétation porte : Jouvet, qui, suite à l’arrestation de son élève, quitte la France pour une tournée en Amérique latine – alors que les Allemands l’ont nommé directeur des théâtres nationaux français ! -, ne voudrait-il pas exhorter Claudia à se sauver ? A moins que Claudia, personnage figé la plupart de la pièce, ne joue aussi la statue du Commandeur, venue reprocher à Dom Juan-Jouvet on ne sait quelque affaire du passé (sentimentale ? remords ? regret ?). Et que Jouvet revit à travers les larmes de Jacques Roman au premier plan. Troublantes émotions…

« Elvire Jouvet 40 »
Photo Mario Del Curto

La vérité du personnage n’aura pas lieu
Plus les certitudes se brouillent quant à l’attribution des rôles de chacun, plus le rideau noir se rapproche du public, découpant le plateau en tranches, réduisant l’espace du jeu à une portion de plus en plus congrue, comme si les personnages évoluaient en équilibre sur l’avant-scène, plus la vérité semble devoir éclater. Cependant, quand le spectateur croit pouvoir la saisir, quand la densité des signes est telle qu’elle devient réseau, lorsqu’enfin les raisons du harcèlement devenu insupportable du tyran Jouvet se font imminentes, le dernier acte déçoit cette attente. Il se rejoue à l’arrière de la scène. Le rideau a repris sa place initiale, tout au fond. Jouvet, pour la première fois assis, a finalement endossé le rôle du gestapiste (maintenant, est-ce lui le Commandeur venu chercher une âme ?), long manteau noir, borsalino corbeau tombant sur son front. Il est trop tard. La vérité n’éclatera pas, le spectateur ne percera pas Jouvet à jour, Claudia n’est pas parvenue à restituer le sentiment vrai d’Elvire. Dans sa tête, Jouvet conçoit-il son exigence comme un échec personnel ? Il faut exiger l’impossible, même si l’on ne parvient jamais à l’atteindre, avait-il d’emblée annoncé.

Une leçon tout de même ?
Au final, dans la fausse modestie de sa mise en scène, Miguel Fernandez-V. parvient à donner du mouvement à la pièce de Brigitte Jaques. Une tension toujours perceptible durant le spectacle, grâce au jeu des comédiens, toujours à l’écoute, en attente du mot qui leur permettrait d’enfin cerner le propos du “Patron“, ses motivations. Ils sont suspendus, comme le spectateur, à la merci de la moindre étincelle, du moindre éclat.
Exécution capitale, leçon de théâtre nécessaire, sur l’art du comédien et surtout sur le théâtre en tant que lieu, de parole comme de rassemblement, cet Elvire Jouvet 40 questionne et rend le spectateur à la fois plus intelligent et plus humble. Miguel Fernandez savait très bien ce que ce texte exigeait de son public. Ce qu’il réussit là touche une audience plus large (la preuve à Vidy, où Elvire Jouvet 40 a été d’abord montré), car il est parvenu à donner une leçon aussi grave que divertissante.

Frank Dayen

Théâtre du Poche à Genève, du 19 avril au 16 mai
(rés. www.lepoche.ch ou tél. 022 310 37 59)