Arts-Scènes
Slogan du site

Cinéma Danse Expositions Musique Opéra Spectacles Théâtre

Au Théâtre de Carouge
Carouge : O’Neill selon Bouvier
Article mis en ligne le mars 2007
dernière modification le 18 octobre 2007

par Magali JANK

Créée en 2004 avec succès au Théâtre du Passage à Neuchâtel, Une lune pour les déshérités, l’avant-dernière pièce d’Eugène O’Neill mise en scène par Robert Bouvier, bouleverse profondément, de par le thème qu’elle aborde : l’extrême fragilité et la complexité de l’être humain face à ses sentiments. Un spectacle fort et émouvant à ne pas manquer du 24 au 30 mars. A l’affiche dans les rôles principaux, Jean-Quentin Châtelain et Anne Benoit.

Une lune pour les déshérités nous plonge au cœur des troubles d’une famille irlandaise déracinée, les Hogan, métayers dans le Connecticut, au début du XXe siècle. La pauvreté et l’aspiration à une vie meilleure sont certes à l’origine de la difficulté de vivre, mais ce sont surtout les doutes et les démons que cette dernière fait surgir, qui sont traités ici : des rapports familiaux difficiles (oscillant entre amour possessif et rudesse), la difficulté d’exprimer ses sentiments, avant tout par peur d’aimer et d’être aimé, la lutte contre ses propres failles et la recherche d’une certaine dignité.

Une nuit décisive
Au centre du récit, deux personnages amoureux l’un de l’autre, mais incapables de s’aimer. L’un, Jim Tyrone, comédien râté et propriétaire de la ferme des Hogan, noie son chagrin dans l’alcool, rongé par la culpabilité de n’avoir su répondre à l’amour de sa mère. L’autre, Josie Hogan se trouve laide et indigne d’être aimée de cet homme qui fréquente les femmes de la ville, alors que tout ce qu’elle désire, c’est vivre passionnément cet amour qui s’offre à elle. Tous deux se laissent prendre au piège du paraître, croyant mieux séduire l’autre. Les masques tomberont-ils ? C’est au cours d’une nuit au clair de lune, qui bouleversera leur existence, que les spectateurs trouveront la réponse…
Dans l’oeuvre de O’Neill, l’humour, la vie et la bonté sont éternellement présents au côté du tragique, comme si l’auteur cherchait à exorciser toutes les épreuves se succédant tout au long de sa vie. Né en 1888 à New-York, O’Neill vit une enfance difficile, marquée par les voyages, les difficultés financières et l’alcoolisme de son père. A cela s’ajoute la toxicomanie de sa mère qu’O’Neill découvre à l’âge de 16 ans. Après des années d’errance et une tentative de suicide, il est frappé par la tuberculose. S’ensuit une longue période de convalescence et la découverte de sa passion pour l’écriture. Il obtient plusieurs fois le Prix Pulitzer ainsi que le Prix Nobel en 1936. Dans Une lune pour les déshérités, le personnage de Jim n’est qu’une incarnation à peine voilée du frère d’Eugène O’Neill, Jamie, disparu par suicide en 1923. A travers l’écriture, O’Neill fait connaître à son frère le grand amour, possible remède à son mal-être.

3 questions à Robert Bouvier


La survie dans un milieu hostile ou la difficulté de trouver un travail, sont des thèmes qui font partie de l’univers de Robert Bouvier et qu’il a d’ailleurs déjà abordés dans Peepshow dans les Alpes de Markus Knoebeli ou dans Artemisia de Denis Rabaglia. On retrouve ces thèmes parmi d’autres dans Une lune pour les déshérités.

Pauvreté, alcoolisme, mensonges. Ce qui pourrait sembler une pièce « sombre » ne l’est pas en réalité…
En effet, le récit est tragique, mais en même temps très touchant, car très intime. C’est en effet une belle histoire d’amour, où il y a non seulement beaucoup de désir, mais aussi de courage. Les personnages se battent constamment contre leurs peurs, sans aucune complaisance pour la tristesse. La nuit passée ensemble par Jim et Josie est un moment de catharsis. Sous l’emprise de l’alcool, ils révèlent leur vrai visage, leur vie bascule. Et même si les personnages sont bouleversés à jamais, ils sont allés au bout d’une expérience très intense. L’amour est certes présent au sein du couple Jim-Josie, mais il l’est également au sein de cette communauté irlandaise, très unie et complice, face au rapport parfois difficile avec leurs voisins protestants de la côte Est. Les personnages ont le sens de la vie, regorgent d’une énergie folle, et ont des personnalités fortes, notamment le père Hogan, qui est prêt à tout pour rendre sa fille heureuse !

Comment les personnages survivent-ils ?
La pièce est traversée par une nostalgie de la pureté, de l’innocence qui apporterait paix et pardon. Cet apaisement, seule Josie, figure centrale de la pièce, semble pouvoir l’apporter. En effet, aux yeux de Jim, elle incarne une vierge sainte, l’amour absolu. La culpabilité de Jim envers sa mère semble apaisée. Lorsque Jim s’endort, la scène a quelque chose de sacré, de spirituellement très fort. D’un point de vue psychanalytique, la pièce est excessivement intéressante. Elle pose la question suivante : au final, comment s’abandonner à l’autre ? S’ils avaient pu être plus vrai l’un envers l’autre, peut-être auraient-ils passé une nuit romantique. Mais elle sera toute autre : elle sera une renaissance, une rédemption.

Parlez-nous des comédiens, plus particulièrement de Jean-Quentin Châtelain et Anne Benoit qui incarnent le couple central de la pièce ?
J’imaginais très bien ces deux comédiens incarner ces deux personnages et ils avaient déjà joué ensemble dans Médée, mise en scène par Jacques Lassalle. J’ai eu l’occasion de diriger Jean-Quentin Châtelain dans divers textes. Nous avons également construit ensemble des spectacles autour de Simon Leys, sorte de création collective. Nous avons été partenaires sur des projets aussi variés qu’un texte d’Eschyle, un texte contemporain ou un film d’Alain Tanner (Fourbi). Pour moi, il a vraiment l’épaisseur et la puissance nécessaire pour incarner le rôle de Jim. Quant à Anne Benoit, elle est saisissante en Josie. Ce sont deux comédiens qui réussissent à acquérir une autre dimension. Ce sont deux interprètes habités, qui me fascinent. J’avais envie de donner à des grands comédiens des grands rôles.

Propos recueillis par Magali Jank

Du 24 au 30 mars. Théâtre de Carouge. Res. 022 343 43 43

Voir le site du théâtre